vendredi 28 septembre 2018

Génération désenchantée et harcèlement scolaire du côté d'Amsterdam

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Elodie Glerum – J'ai repéré l'écrivaine Elodie Glerum dans le cadre du concours littéraire de la ville de Gruyères, où elle s'est illustrée il y a quelques années. Depuis, elle a fait du chemin: un roman intitulé "Erasmus" aux Éditions d'Autre part, et maintenant "La Constellation des naufrages", aux éditions L'Age d'Homme. Une première occasion de la lire, enfin! Porté par une écriture moderne qui, certes soignée, ne recule jamais devant les mots canailles ou à la mode en phase avec ses personnages, ce dernier opus dessine à traits précis le désenchantement de jeunes presque-trentenaires, dans une ville qui, sans être jamais nommée, paraît être Amsterdam. Une ville où cette membre du collectif AJAR vit aujourd'hui.


Nous voici en présence de personnages qui avoisinent la trentaine, c'est-à-dire le moment où l'on s'installe, où l'on a un premier ou un deuxième emploi, où l'on passe cadre peut-être, où l'on devient peut-être parent – même si dans les faits, les personnages dessinés par l'écrivaine n'ont pas cette générosité. C'est aussi le moment où l'on a déjà renoncé à certains idéaux de jeunesse. La scène d'ouverture du roman, évoquant l'aviron pratiqué par Laurens, personnage clé du livre, est à ce titre révélatrice: un sport avec peu de débouchés, méconnu, dans lequel Laurens, si bon qu'il soit, est condamné à être obscur. Un sport nautique aussi, qui offre des possibilités de naufrage qui font écho aux naufrages de l'existence. Adieu la gloire, bonjour l'ensablement dans un emploi dans une banque: on échoue dans tous les sens du terme, mais c'est grassement rétribué, ce qui permet de faire illusion.

Peu à peu, c'est la vie amicale et sentimentale de Laurens qui est mise en scène, radiographiée avec force détails, au fil de chapitres qui ne reculent pas devant le flash-back: il y aura les défunts bien sûr, mais aussi les copines, observées avec un recul qui les rend fort ordinaires, et les amis du lycée. Importants, ceux-là! Les amis disparus trop vite, comme les copains de lycée, annoncent le cœur de l'intrigue de "La Constellation des naufragés".

En effet, alors que Laurens vit une existence sans remous avec Jacqueline, une thésarde impeccable, voilà qu'une vieille histoire de harcèlement scolaire refait surface, sous la forme d'un livre écrit par la mère d'un gars qui, poussé à bout, s'est suicidé au temps de son adolescence. Souci: Laurens et ses amis pourraient bien être les harceleurs. Bien sûr, l'auteure ne les accuse pas frontalement; mais ses personnages fonctionnent de manière telle qu'ils s'accusent eux-mêmes: comportements inappropriés, fuite en avant, stratagèmes, mouvements d'humeur impossibles à expliquer autrement que comme des aveux de culpabilité.

L'auteure, dès lors, explore avec succès la ficelle du secret inavouable, qui occupe soudain toute la place jusqu'à exploser à la figure de ceux qu'il concerne. Peu à peu, il en résulte des pages tendues comme des cordes à piano, démontrant en particulier la dérive de Laurens, premier concerné par cette affaire: on le voit perdre son crédit au travail, perdre sa copine, perdre ses amis (prise de distance, suicide). Cela, alors que l'alcool colonise ses veines. Surtout, le poids du secret rend évidents, jusqu'à l'extrême, les défauts du bonhomme. Il assume une certaine arrogance, un cynisme assumé: "Je préfère susciter la haine que l'indifférence", confirme-t-il.

Sexe, alcool, aisance matérielle, jeux vidéo, semestres Erasmus dilapidés en divertissements: on pourrait dire que les personnages de "La Constellation des naufrages" met en scène des gens qui ont tout pour être heureux. Pourtant, il n'en est rien: l'individualisme les étouffe. Autour d'une intrigue construite de manière classique autour d'un secret qui gonfle jusqu'à exploser à force d'être devenu trop lourd à porter, l'écrivaine dessine le portrait d'une génération aisée et blasée, incapable de trouver un sens à sa vie ou condamnée à se trouver des substituts: on pense là à Eddie, geek radical macérant dans sa crasse, ou à la relation amoureuse en demi-teinte qui unit Jacqueline et Laurens, bien loin des contes de fées.

C'est que les fées sont bien mortes dans l'univers décrit par l'écrivaine; le gros rock faussement rebelle et vraiment récupéré par le commerce, néerlandais ou international, cité avec une précision qui apparaît comme de l'érudition (à propos, l'écrivaine convoque aussi les "Lettres à Lucilius" de Sénèque, rappelant des vérités classiques qu'on a un peu oubliées), a pris leur place pour fabriquer des souvenirs et des émotions de pacotille chez les personnages de ce roman – des personnages qui, à trente ans à peine, prisonniers de certains choix et, cela affleure par moments, d'un conditionnement culturel empreint de calvinisme, paraissent paumés dans le grand bain de la vie.

Elodie Glerum, La Constellation des naufrages, Lausanne, L'Age d'Homme, 2018.

2 commentaires:

  1. Ton titre en référence à la sortie du dernier album de Mylène ?

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    1. En tout cas à une vieille chanson de Mylène Farmer, oui – mais ça colle bien, en l'occurrence: ce livre est aussi le portrait d'une certaine jeunesse.

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