Benjamin Knobil – Ils sont trois, les personnages principaux du premier roman du dramaturge Benjamin Knobil, "Le train des gueules cassées". Ils n'ont rien à voir entre eux apparemment... Voire! Traversant le vingtième siècle de 1914 à 2018, l'écrivain retrace l'histoire d'une époque pétrie de violences, voire de génocides, dont la mémoire doit être sans cesse rappelée et qui ont laissé des traces même chez de parfaits anonymes.
Ces trois personnages partagent un point commun: ils apparaissent comme des cabossés de la vie. Il y a Yvan, l'archiviste qui traite de vieux films, qui voit le monde à travers les images de guerre qu'il visionne et qui l'obsèdent comme s'il avait vécu un conflit majeur dans sa chair, ce qui se traduit par le choix d'un lexique volontiers guerrier. On pense aux "fourmis aux têtes de masque à gaz" qui hantent son appartement, évoquées dès le début du roman.
Il y a aussi Katsumi, hôtesse à bord de TGV, qui rend service à une restauratrice de son quartier en lui apportant des glaïeuls. Elle se sent parfois disparaître, et vit une vie où les regards et remarques masculins peuvent sembler lourds au quotidien, même s'ils sont plus amusés que malveillants: ses collègues Khalil et Jean-François assurent le spectacle, et on ne peut guère leur en vouloir malgré leur maladresse. Le lecteur se réjouit de ces interventions un poil surjouées, si théâtrales.
Et il y a Hector, trisomique loquace et largement autonome, qui joue en quelque sorte le rôle du fou du roi, révélateur amusé et innocent (vraiment?) des arcanes du monde qu'il observe, tantôt depuis son travail de factotum qui fait de lui le collègue d'Yvan, tantôt depuis le foyer où il régale tout le monde avec ses délicieuses spécialités culinaires. Pour lui conférer une parole à la musique particulière, l'auteur choisit de raréfier la ponctuation pour laisser couler les mots.
Dans cet ample roman, tout le monde tente de résoudre son énigme de vie: un père perdu pour Hector, des films qui résonnent étrangement pour Yvan, et des liens familiaux perdus pour Katsumi. Peu à peu, l'auteur fait émerger l'image d'un train fantasmagorique, écho aux TGV dans lesquels Katsumi travaille, qui véhicule à son bord toutes les gueules cassées du vingtième siècle. A ce titre, ce véhicule devient un mode de voyage mémoriel erratique à travers le temps – sous le patronage d'un personnage qui, comme par hasard, s'appelle H. G. Wells, auteur de "La machine à explorer le temps".
Mais "Le train des gueules cassées" a aussi l'âme physiquement voyageuse: il oscille entre Paris et Moscou, mais aussi entre les têtes de ligne des trains où travaille Katsumi. L'ambiance est certes grave, les thématiques abordées par l'auteur le sont: il évoque les génocides d'ici et d'ailleurs, souvent perpétrés par les Européens. Et aussi les déportations et les exils non souhaités.
Reste qu'il sait convoquer l'humour de manière judicieuse afin de créer des espaces de lumière au fil des pages. Il suffit de penser au gag récurrent de l'interpellation lancée par Hector à des policiers jugés (c'est un peu convenu, convenons-en...) violents et fatigués qui l'ont moqué: "Au lit! Au lit! Kot kot!" Devenue virale, la vidéo qui en est tirée enflamme les réseaux sociaux et les populations. Elle résonne avec les pellicules de nitrate énigmatiques que manipule Yvan: à la manière d'un buzz incontrôlé, celles-ci aussi peuvent prendre feu spontanément, mais de manière physique cette fois.
Pétri d'ombres et de lumières en un contraste constant, situé à la croisée entre le roman historique et la science-fiction, l'ample et flamboyant roman "Le train des gueules cassées" relie lentement, à l'aide de ses trois personnages principaux et narrateurs, mais aussi d'une belle brochette de personnages secondaires bien campés, les fils notamment familiaux de quelques vies que l'histoire a brisés. Pour l'homme de théâtre Benjamin Knobil, c'est une entrée réussie dans le genre du roman!
Benjamin Knobil, Le train des gueules cassées, Chêne-Bourg, BSN Press, 2025.
Le site de Benjamin Knobil, des éditions BSN Press.
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