Jean-Yves Jouannais – Entre la nouvelle et la chronique historique, "L'usage des ruines" hésite. Il est pourtant savoureux de se plonger avec l'écrivain et critique d'art Jean-Yves Jouannais dans les méandres de l'histoire, qu'il explore avec érudition au travers de personnages d'hier ou d'aujourd'hui, dont il trace des "portraits obsidionaux". Ceux-ci sont célébrissimes comme Jules César ou Scipion Emilien, ou presque anonymes comme Michael Cinei, pompier new-yorkais actif dans le sillage du 11-Septembre, attentat qui a produit les ruines majeures du vingt et unième siècle commençant.
Dépeint en quatre ou cinq pages rapides et précises, chaque personnage cité dans "L'usage des ruines" a associé son nom à des bâtiments détruits. Ces rapports s'avèrent d'une originalité insoupçonnée, surprenante même et révélatrice du tempérament humain, pas toujours rationnel. Ce tempérament, c'est celui des individus directement au contact des ruines, en qualité d'observateurs ou d'acteurs.
Il arrive ainsi qu'un architecte soit trop soigneux, par exemple Peter Aloyisus Tromp, militaire esthète du dix-huitième siècle, préfère se rendre avec ses troupes plutôt que de prendre le risque d'endommager la forteresse plaquée de marbre qu'il a fait construire. Ce qui ne garantit pas l'intégrité de son chef-d'œuvre de poliorcétique... voilà un cas qui aurait pu amuser le Christian Morel des "Décisions absurdes"...
La question apparemment incongrue de la beauté des ruines d'un bâtiment, prévue par l'architecte lui-même au moment de sa conception, est aussi abordée. Ainsi apparaît Albert Speer, ministre du troisième Reich, dont les Alliés ont fait disparaître à Berlin une "université nazie" pensée dans ce sens sous un tas de décombres aujourd'hui nommé "Teufelsberg". Portée par l'architecte allemand Gottfried Semper – architecte du bâtiment principal de l'Ecole polytechnique fédérale de Zurich, soit dit en passant – cette notion toute romantique de la "belle ruine" (Ruinenwerttheorie) résonne avec les considérations de Victor Hugo sur le manoir de Heidelberg: "Quand on fait une ruine, il la faut bien faire". Et si les ruines n'étaient rien d'autre que de la construction par d'autres moyens?
Faisant œuvre d'écrivain, l'auteur ne manque pas d'évoquer ceux qui ont écrit jadis, mêlant leur stylet ou leur plume aux ruines de leur temps. Suivant l'hypothèse de Jean T'Serclaes, comte de Tilly, il ose par exemple une hypothèse audacieuse: Jules César n'aurait-il conquis la Gaule que pour écrire sa "Guerre des Gaules"? C'est ce qui ferait de lui un dandy distingué... Et il fait résonner le destin de l'homme à la couronne de laurier avec celui d'actes de destruction guerrière qui ont donné un seul mot en français, sans doute oublié aujourd'hui, suggérant la destruction radicale d'une ville: magdebourgiser, hambourgiser, conventryser...
Sièges et guerres se succèdent dans les portraits que propose l'écrivain, qui s'étendent des balbutiements antiques de l'Histoire jusqu'à aujourd'hui. Son art se mêle ainsi à celui des armées, ce qui se traduit par un style efficace et sans fioritures, pleinement discipliné au sens le plus fort et admirable du terme: c'est bien écrit, et ça accroche. Et ça évoque de façon fouillée, en priorité mais sans exclusive, ce vieux continent qu'on appelle l'Europe et qui, peut-être plus que d'autres, croule sous ses vieilles pierres.
Reste une astuce, résultant d'une facétie entre auteurs: il se trouve que Jean-Yves Jouannais a signé un livre de l'écrivain espagnol Enrique Vila-Matas, et vice versa, dans un esprit d'échange. Dès lors, en mémoire de l'écrivain W. G. Sebald, l'idée naît entre Enrique Vila-Matas et Jean-Yves Jouannais d'un livre dont ce dernier serait le personnage, mais aussi l'enfant qui part à la guerre. Le voilà, pleinement actuel dix ans après sa parution, né de deux idées qui se sont télescopées non pour ruiner, mais pour féconder et construire.
Jean-Yves Jouannais, L'usage des ruines, Paris, Verticales, 2012.
Le site des éditions Verticales.
Lu par Hugues.
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