samedi 29 février 2020

Qui sont les Témoins de Jéhovah? Une étude

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Philippe Barbey – Sans doute avez-vous eu affaire à ces gens qui vont deux par deux annoncer la bonne nouvelle, soit en sonnant aux portes, soit en se tenant debout, bien vêtus, aux côtés d'un stand plein de revues et de livres, dans l'espace public. Ce sont les Témoins de Jéhovah, qu'on adore détester. Pour ma part, j'ai voulu en savoir plus.


C'est pourquoi j'ai lu "Les Témoins de Jéhovah, pour un christianisme original", travail de recherche scientifique réalisé par le sociologue des religions Philippe Barbey.

L'unitarisme, une réflexion intéressante
L'intérêt majeur de cet ouvrage est de rappeler ce qui fait la spécificité des Témoins de Jéhovah du point de vue théologique et chrétien: le rejet du dogme de la Sainte Trinité – nommé "antitrinitarisme" ou "unitarisme", pour souligner l'unicité de Dieu, sans Fils ni Saint-Esprit à la fois d'égale nature et distincts. Un rejet dont l'auteur explique très bien les origines, en se plaçant dans une perspective historique en phase avec l'ambition des Témoins de Jéhovah de retrouver un christianisme originel (plutôt qu'original d'ailleurs), proche de la simplicité des premiers chrétiens.

Les arguments sont là: il n'est pas question de Sainte Trinité dans la Bible, que les Témoins de Jéhovah étudient à fond, et si ce dogme complexe a trouvé sa place dans le christianisme, selon l'auteur, c'est aussi parce qu'il a été imposé, également sur fond de concurrence avec les polythéismes en vogue au temps des Romains – l'auteur rappelle que les Egyptiens païens regroupaient volontiers leurs divinités par trois. Dès lors, l'auteur déroule une histoire de l'antitrinitarisme, avec Michel Servet, réformateur critique radical, balancé par Calvin, condamné à mort et exécuté à Genève, en point de mire.

Il va de soi qu'une telle perspective ne peut que donner à réfléchir à un catholique pratiquant, ne serait-ce qu'en creux: au fond, qu'est-ce que la Sainte Trinité? Et qu'y a-t-il vraiment dans la Bible? C'est là que l'auteur se penche sur l'histoire des Témoins de Jéhovah eux-mêmes, obédience née à la fin du dix-neuvième siècle sous l'impulsion de Charles Taze Russell sous le nom des "Étudiants de la Bible". Il est intéressant de relever que l'auteur consacre plus d'un paragraphe à expliquer les raisons de comportements spécifiques aux Témoins de Jéhovah, mais qui peuvent paraître étranges, voire choquants: refus de la transfusion sanguine, neutralité politique radicale, pacifisme à tout crin. Des positions qui valent la suspicion envers les adeptes – détaillée en fin de livre, la situation des Témoins de Jéhovah en Allemagne, en Italie et en URSS en témoigne. Un choix de pays parlant, puisque ce sont justement ceux où des régimes (nazisme, fascisme, communisme) les ont persécutés. 

Pourtant, c'est là que le bât blesse. D'abord parce que l'auteur n'évoque aucun pays où les Témoins de Jéhovah ont pu s'épanouir sans (trop de) crainte – ne seraient-ce que les Etats-Unis, où ce mouvement a vu le jour. Plus largement, cette approche descriptive est parfois ternie par certains points de vue orientés de l'auteur, qui peuvent relever davantage de la victimisation religieuse que de l'étude analytique et scientifique. Ainsi, l'auteur ne se demande à aucun moment si le prosélytisme dynamique voire intrusif des Témoins de Jéhovah ne peut pas paraître dérangeant envers une population qui n'est pas acquise à sa cause et s'attend, de la part des religions et de leurs adeptes, à une certaine discrétion. N'y aurait-il pas d'autres méthodes pour convertir?

Religion ou secte?
Dans la troisième partie de son livre, le sociologue interroge le rapport des Témoins de Jéhovah à la laïcité à la française. Certes, les Témoins de Jéhovah ont pu être considérés comme une secte. Questionnement légitime face à un mouvement méconnu! On se souvient cependant que la fin du vingtième siècle a vu émerger toutes sortes de dérives liées au New Age ou à des initiatives privées souvent davantage soucieuses du compte en banque de leur gourou que du salut post-mortem de leurs adeptes. Dès lors, le profane se demande si les Témoins de Jéhovah sont quelque chose de ce genre.

L'auteur paraît avoir une opinion arrêtée, certes argumentée: les Témoins de Jéhovah sont une religion chrétienne issue de la Réforme et non une secte. Sur le papier, OK: on l'a vu, l'unitarisme se défend du point de vue théologique et théorique. Cela dit, et on le regrette, il évite soigneusement, dans tout son livre, de poser les questions qui fâchent au sujet des Témoins de Jéhovah, et suggèrent une dérive sectaire: une pratique qui envahit la vie privée et oblige à vendre des livres et revues, une iconographie spécifique sujette à caution, un appât du gain peu en phase avec le message de modestie proclamé, la difficulté à apostasier, la question d'Armageddon. 

Il ne sera pas question non plus, dans "Les Témoins de Jéhovah", d'affaires de pédophilie ou d'emprise de la part d'Anciens parfois enclins à abuser de leur respectable statut. Or, pour dire si nous avons affaire à une religion sincère, à une secte ou à quelque chose entre les deux (et, l'auteur l'indique, les Témoins de Jéhovah visaient un statut de religion en France en 2003, date de publication du livre), toutes ces questions sont essentielles.

Entre érudition et impression de parti pris
On le comprend, l'impression laissée par une telle lecture ne peut qu'être mêlée. Certes, l'érudition dont l'auteur fait preuve pour dessiner les racines judéo-chrétiennes de l'unitarisme force l'admiration: nombreuses sont les citations d'autres auteurs, ainsi que de la Bible elle-même, source première de doctrine pour les Témoins de Jéhovah. A ce titre, la première partie du livre est clairement la plus éclairante, celle qui interpelle le plus. Cet ouvrage a par ailleurs le mérite d'être l'un des rares à traiter à fond des Témoins de Jéhovah, que tout le monde croit connaître. A ce titre, il demeure important.

Pour la suite, cependant, découvrant un récit en forme de storytelling qui vante le dynamisme des Témoins de Jéhovah et occulte les questions gênantes, le lecteur conserve le sentiment tenace d'une étude orientée, insuffisamment critique, qui n'a pas toujours la distance scientifique nécessaire. Par conséquent, on peut se demander si, sous couvert scientifique, l'auteur lui-même n'est pas Témoin de Jéhovah et ne prêche pas, sans mauvais jeux de mots, pour sa propre paroisse.

Philippe Barbey, Les Témoins de Jéhovah, pour un christianisme original, Paris, L'Harmattan, 2003.

Le site de Philippe Barbey, celui des éditions L'Harmattan.

dimanche 23 février 2020

Dimanche poétique 436: Christina Friedli


Courage

La vie est dure mais ouvrons-nous à l'existence...

Soyons comme une petite et courageuse graine
qui à ce stade n'a pas conscience d'elle-même 
Pourtant elle germe de son enveloppe sécurisante
dans l'obscurité de la terre froide et angoissante
Mue par une formidable énergie de réalisation,
elle combat les résistances entravant sa direction
en contournant pierres, racines d'une foi inébranlable
car son rêve d'épanouissement qu'elle porte infatigable,
la pousse vers la clarté afin qu'elle puisse de tout coeur,
fleurir librement dans la lumière de son soleil intérieur!

Christina Friedli (1966- ), Entre ciel et terre, Paris, Collection Saint-Germain-des-Prés, 1998.

vendredi 21 février 2020

Mortelles et inhumaines pannes de courant

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Philippe Testa – "L'Obscur", c'est un futur sans doute pas si lointain, mais certainement angoissant. Tout commence par des pannes de courant... Sur cette base, Philippe Testa construit un roman d'anticipation dont la langue a des allures futuristes. L'intrigue, c'est juste la vie d'un homme comme tant d'autres, représentée comme banale dans le contexte mis en scène. Après tout, ce qui le mobilise, c'est juste une panne de jus un peu plus longue que d'habitude... Autant dire que "L'Obscur", c'est l'anticipation à la portée de chacun, la normalité de demain: pas besoin d'être un héros. Cela pourrait même arriver au lecteur!


Disons la langue d'abord, car c'est cela qui frappe d'emblée. L'auteur instille une musique qui naît d'un langage familier nourri d'anglicismes et de germanismes, voire de créations verbales vues comme des potentialités langagières. On pense ici à la manière dont Anthony Burgess glisse des néologismes à base russe dans son roman "Orange mécanique"; à cela près que l'anglais évoque tout de suite quelques chose aux lecteurs d'aujourd'hui, frottés de langue anglaise à des degrés divers. Pas besoin de lexique, donc, contrairement au roman d'Anthony Burgess – Philippe Testa s'avère plus commun certes, mais plus direct aussi, du coup.

Et peu à peu, il y a ces pannes de courant, toujours plus inquiétantes. En utilisant cet élément comme fil rouge décisif du roman, l'auteur pose une question: est-ce qu'une société qui quitte les énergies fossiles pour se ruer dans le tout-électrique est vraiment viable? Y aura-t-il assez d'électricité pour nourrir tous les appareils de demain, entre autres ceux qui asservissent l'humain à coups d'informations trafiquées? Il est permis de penser aussi que les manques chroniques de courant sont le symbole de lacunes plus importantes: l'auteur montre une société humaine si peu humaine, dont le délicat vernis de civilisation est prêt à craquer.

Ces pannes trouvent leur contexte dans un monde futuriste qui amplifie les problèmes du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Vous avez eu un coup de Ciara ou de Lothar devant chez vous cet hiver? L'auteur met en scène des tempêtes insupportables, régulièrement mortelles, et l'on pense aux aléas du changement climatique. Des colonies sur Mars? C'est un classique de la science-fiction et des œuvres artistiques d'anticipation (on pense à "Au revoir", pièce de théâtre d'Antoine Jaccoud, ou au film "Seul sur Mars" de Ridley Scott), et il se retrouve dans "L'Obscur". Des inégalités sociales? Celles-ci sont accentuées avec la généralisation des Gate Communities, ces villes privées où l'on protégé par des milices privées. L'auteur perce aussi à jour l'hypocrisie lénifiante des ressources humaines – qui réinvente le vocabulaire, entre autres.

Tout se noue lors d'une panne de courant un peu plus longue et grave que les autres, qui oblige les humains à apprendre à vivre autrement. "L'Obscur" se fait dès lors crépusculaire, et pessimiste quant à l'humanité, une humanité qui retourne à un mode de vie animal où les interdits humains tombent face à l'extrême. Cannibalisme? L'auteur l'annonce en relatant l'expérience extrême d'une femme colon sur Mars, placée dans la situation de manger ses semblables. Est-on meilleur sur Terre, sur cette planète à la longue tradition de civilisation? Non: le narrateur finit par manger et faire manger de la viande humaine pour survivre dans un monde hostile, et en brochettes grillées s'il vous plaît! L'auteur excelle à montrer, à cette aune, la perte d'humanité progressive: peut-on manger une personne qui s'est suicidée, faut-il chasser de l'humain pour se nourrir?

Et s'il fallait une confirmation écrite de ce processus de retour de l'humain au stade animal, il est possible de le trouver dans cette phrase lourde de sens: "Nous passons un moment à ronger les graines, comme des petits animaux." On n'est donc pas tellement plus humain parce que l'on se contente de graines, et l'auteur donne à voir, à ce moment, une étape du retour progressif de l'humain à un état sauvage, décapé de tout vernis de civilisation. La rédemption pourrait-elle passer par les femmes, volontiers considérées comme un élément civilisateur de l'humanité? Le personnage de Pia, apparemment déterminé lorsque l'extrême l'y pousse, peut le laisser entendre. Mais le lecteur n'en connaîtra pas la fin: a-t-elle rejoint un groupe de chasseurs pour lequel elle est intéressante (comme reproductrice peut-être – l'animalité, encore... – contre la promesse de rester vivante! Face à la nature, les hommes sont moins dommages...) ou a-t-elle péri après avoir quitté le narrateur? L'auteur laisse la porte ouverte; tout au plus indique-t-il qu'à un certain moment, Pia a choisi sa voie individuelle.

Quant à la mort, elle s'impose en deuxième partie du roman, omniprésente, dès la panne de courant: plus de vivres, système social en panne, chasse à l'homme, suicides, morts de faim. Celle-ci s'avère elle aussi peu sélective, face à des êtres humains présentés comme parfaitement interchangeables – le narrateur était-il même le plus habilité à survivre, façon Darwin? Symbole de la mort, il y a cette superbe et glaçante image des barres d'immeubles vues comme un cimetière de tombes anonymes qui fait penser aux cimetières des soldats défunts du côté de la Normandie. Question, du coup: les grandes barres d'immeubles ne sont-elles pas le lieu de vie de morts vivants? La frontière est mince.

Et "L'Obscur", c'est aussi Lausanne: l'auteur de "L'Obscur" met en scène une vision hallucinée de la Lausanne de demain, où vivent des personnages apparemment sans histoire ni mémoire, déshumanisés (on pense à l'épisode du décès du frère du narrateur, entre bureaucratie aveugle et tentative d'empathie), mais qui souffrent à leur manière dans un univers impossible. Un univers que l'auteur rapproche du nôtre pour suggérer ce qui nous attend si on continue comme ça sur certains aspects.

Philippe Testa, L'Obscur, Vevey, Hélice Hélas, 2019.

Le site des éditions Hélice Hélas.

mercredi 19 février 2020

A vos plumes, à vos claviers: concours d'écriture autour de Jane Eyre

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Dépoussiérer "Jane Eyre", revisiter le premier roman de Charlotte Brontë à la mode contemporaine vous branche? Les éditions Kadaline, basées en Suisse et pilotées par la romancière Marilyn Stellini, vous invitent à vous ruer sur vos claviers pour participer à un concours de romans.

Je vous transmets in extenso la teneur de l'appel à romans - illustration incluse, voir à droite du présent billet, car elle est informative:

Le lauréat ou la lauréate se verra proposer un contrat d'édition – à compte d'éditeur, cela va sans dire – et aura une année pour terminer de rédiger la réécriture moderne de l'un des plus beaux romans de la littérature anglaise.

Les contraintes sont les suivantes:

- adaptation moderne, donc transposition à notre époque
- suivre le schéma narratif originel de l'oeuvre de Charlotte Brontë
- s'engager à rédiger le roman en + ou - 12 mois après signature du contrat

Vous souhaitez participer?

Vous avez jusqu'au 31 mars pour faire parvenir à l'adresse marilyn@kadaline.ch le premier chapitre ainsi que le synopsis détaillé de l'intégralité du roman.

Les résultats du concours seront publiés le 30 avril sur la page Facebook des éditions.

A vos plumes, à vos claviers!

mardi 18 février 2020

Christine Angot sur le parvis de la cathédrale de Strasbourg

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Arnaud Modat – "La démence sera mon dernier slow" n'est ni le dernier livre que je lirai d'Arnaud Modat, ni son premier texte: nous nous sommes côtoyés sur des forums d'écriture il y a quelques années, ce qui m'a permis de constater que le bonhomme a une voix. Les amateurs de recueils de nouvelles complètement décalés goûteront, de lui, "La Fée Amphète", chez Quadrature à Louvain, et "Arrêt non demandé", chez Alma à Paris. Il y a toujours quelque chose de personnel dans les textes de cet écrivain bien calé dans le genre de la nouvelle, si ravagés qu'ils soient; et "La démence sera mon dernier slow" ne fait pas exception à la règle.


Il est permis de penser qu'Arnaud Modat écrit comme un fou, comme un malade en d'autres mots. Malade? C'est une constante du recueil "La démence sera mon dernier slow". L'auteur propose là des nouvelles liées par une constante, celle de la maladie, vécue ou reconnue. Le narrateur est en effet un adolescent ou un jeune adulte, asthmatique, en rupture avec ses parents et vivant difficilement sa relation avec son petit frère, courageux aussi puisque dès la première nouvelle, il vient au secours d'une jeune femme épileptique qui fait sa crise sur le parvis de la cathédrale de Strasbourg. Le "je" se pointe aussi sur un fauteuil roulant dans "Death on two legs", qui interroge l'état du paraplégique.

Reste que tout ne fonctionnerait pas à la perfection sans un soupçon de folie. Il y a la folie des images bien sûr, par exemple avec ce narrateur qui se présente comme un asthmatique et considère sa poitrine comme un camion défoncé: belle image pour dire tout le malaise de cette adolescence vécue au masculin et où l'on s'interroge sur son physique, mine de rien. Il y a la folie des situations aussi, par exemple lorsque, en fin de recueil, Christine Angot débarque alors que l'on est sur le point d'exécuter le narrateur en plein Strasbourg, après lui avoir servi un verre sur une table spécialement apprêtée... scène surréaliste s'il en est!

"La démence sera mon dernier slow" est traversé par quelques interludes dialogués portés par un sens consommé du non-sens. On se souvient en particulier du rançonneur qui téléphone avec un mari dont il a kidnappé la femme et coupé un orteil. Problème: le mari n'en a rien à fiche... Le deuxième interlude n'est rien d'autre que la recréation de quelques amabilités familiales à l'heure du repas, reconstituées sur le mode bien cinglant: tant qu'à faire d'écrire en dialogues pour recréer un théâtre domestique, l'auteur a compris qu'il faut que les répliques claquent à fond.

L'écrivain a le chic pour créer, dans ses nouvelles, des ambiances de malade, improbables, nourries par un jeu barjot d'associations libres – qui permet entre autres à Linda de Souza de s'inviter au détour d'une page. Barjot, l'auteur l'est aussi lorsqu'il s'agit de nommer un enfant (Masturbin et non pas Mathurin, mouarf!) et de lui inventer une éducation. Et on l'a compris: lorsqu'on parle d'ambiance de malade, c'est aussi parce que plus d'un personnage est malade dans "La démence sera mon dernier slow". Et l'auteur se permet d'en rire, sur le mode de l'humour noir bien tassé.

Tout s'achève par la mort du narrateur par balles, dans une reconstruction grand-guignolesque qui incite le lecteur à penser aux attentats de Strasbourg – c'était en 2018 – et à d'autres! Mettant en scène un jeune livreur qui boit un verre puis se voit condamné à mort par balles, "Continuer ou non à se laver les dents" suggère qu'en France, pour une raison ou pour une autre, on peut mourir pour une crevaison à vélo (ô le symbole bobo!) et/ou une consommation prise "en terrasse". Comme d'autres avant lui, du côté du Bataclan et du boulevard Voltaire.

Léger, "La démence sera mon dernier slow"? Oui, pour le lecteur inattentif, bêtement festif. Mais par sa pratique de l'humour noir, par la mise en scène de personnages qui encaissent leur vie de famille ou leur quotidien gris, et aussi par des répliques et sorties qui claquent et résonnent avec l'actualité, l'écrivain suscite un rire difficile, naissant de ces ressentis complexes qu'il fait naître: telle est, comme qui dirait, la politesse du désespoir. "Ce sera sans doute un peu sale mais ça ne sera pas du tout triste", s'exclame le livre en couverture. Ben c'est vrai.

Arnaud Modat, La démence sera mon dernier slow, Paris, Paul & Mike, 2020.

Le site des éditions Paul & Mike.

lundi 17 février 2020

Des livres partout, jusque chez les vedettes du milieu culturel

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Nicolas Carreau – Quelle idée d'aller visiter les bibliothèques des gens? Et des personnalités connues, qui plus est? C'est celle qu'a eue le journaliste radio Nicolas Carreau. Son livre "Et vous, vous les rangez comment, vos livres?" relate, en courts chapitres construits comme des dialogues, une rencontre entre un chroniqueur curieux et une vedette issue du monde des arts au sens large. Ce livre relate des rencontres ayant eu lieu dans le cadre d'une émission intitulée "La Voix est livre".


Visiter des bibliothèques, c'est toucher à l'intime – le lecteur le sait dès le début, et le découvre concrètement lorsqu'il est confronté aux coquetteries des personnes que le journaliste interroge: il y a le désordre, les livres inavouables, le classement qui n'en est pas un, les livres dans les toilettes ou les escaliers. Reste qu'il y a quelques constantes qu'on retrouve d'une bibliothèque à l'autre: les éditions de la Pléiade, les Gallimard aux dos beiges ou les Grasset en jaune, ou alors la science-fiction: plus d'un bibliophile évoque "Dune" de Frank Herbert ou les romans de Philip K. Dick. Au passage, on écorne "Ulysse" de James Joyce, classique réputé illisible, et Proust, qui a inspiré plus d'une personnalité. Et avec Bernard Werber entre autres, on réhabilite Alexandre Dumas.

Le lecteur s'amuse davantage lorsqu'il découvre des spécialités. L'exploration de la bibliothèque de Bruno Fuligni, par exemple, est un voyage dans l'histoire de la police judiciaire: il sera question de bertillonnage et d'un policier tueur en série. Le lecteur découvre aussi les raisons qui ont fait qu'incongrument, "Mein Kampf" a atterri dans la bibliothèque d'Anne Sinclair. On cite aussi Catherine Nay (Anne Sinclair toujours), Paul d'Ivoi (chez Dave, qui lit en français, connaît sa littérature néerlandaise et sait surprendre), voire le pasticheur Pascal Fioretto (chez le dessinateur Jul, qui en rit encore). Il y a aussi les beaux-livres, ceux qu'on exhibe généralement, et que certains, actifs dans les arts visuels, feuillettent pour s'inspirer.

Les entretiens sont menés dans un esprit pétillant et habile, incitant les personnalités interviewées à ouvrir les portes des lieux les plus insoupçonnés de leurs bibliothèques: caves, salles de bains, chambres à coucher. Chacune avoue avoir un ordre bien particulier, ou admet que c'est un peu le bordel: la bibliothèque est ainsi perçue comme un bel indicateur du rapport de chacune et de chacun à l'ordre. Ce qui pose la question de l'usage fait de la bibliothèque: avoir de l'ordre, pour plus d'une personne interrogée, c'est avoir ses ouvrages les plus utilisés sous la main. Quitte à ce qu'ils s'éloignent après usage.

En lisant "Et vous, vous les rangez comment, vos livres?", le lecteur s'aperçoit par ailleurs que les artistes vus à la télé ou au cinéma lisent les mêmes livres que lui, ce qui les rend proches. Cette proximité est encore accentuée par la volonté de l'auteur de restituer un tant soit peu la tonalité de voix de chacune des personnes interviewées: l'ambiance n'est pas la même chez Valérie Damidot, chez Sanseverino ou chez Vincent Delerm. Tantôt on se vouvoie, tantôt on se tutoie, et il arrive qu'on se prenne à partie, passionnément. Les rencontres relatées sont courtes et rapides, et constituent des portraits originaux.

Pour conclure, on relève que l'intervieweur, Nicolas Carreau, prend soin de décrire ce qu'il voit à l'attention du lecteur ou de l'auditeur qui n'est pas sur place – et peut donc imaginer. Sur un ton plein d'humour piquant, cet ouvrage flatte le lecteur en le prenant par les sentiments. Il séduit en montrant qu'en définitive, les personnalités du monde des arts ont les mêmes livres que lui, et qu'elles les lisent aussi. Et qu'elles ont parfois, elles aussi, des livres jusqu'au plafond.

Nicolas Carreau, Et vous, vous les rangez comment, vos livres?, Paris, La Librairie Vuibert, 2020. Préface de François Morel (qui a eu droit lui aussi à une visite de sa bibliothèque).


dimanche 16 février 2020

Dimanche poétique 435: Daniel Fattore


Âme mise à l’envers cœur qu’une flèche perça
Où résonne tel chant ce braisillant Padam
Amené d’un regard d’un sourire allegro
Ou rallumé d’un mot flammèche d’absolu
Amour élan vers toi brûlure de rêver

Daniel Fattore (1974- ). Tiré de: collectif, Touché par l'amour, tout homme devient poète, Sorens, Kadaline, 2020.

Publié tout dernièrement, "Touché par l'amour, tout homme devient poète" est un mini-beau-livre publié par les jeunes éditions Kadaline, à offrir à soi-même ou à l'être aimé, rassemblant les proses et poèmes amoureux de 32 écrivains de Suisse romande, illustré d'autant d'œuvres d'art classiques. Pas besoin de la Saint-Valentin pour y penser: quand on est amoureux, c'est tous les jours.

samedi 15 février 2020

Paul Gadriel, un observateur qui a l'œil

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Paul Gadriel – Il est sympathique, le début du roman "Tout le plaisir est pour moi" de Paul Gadriel: voici un narrateur, contrebassiste d'occasion, mis en présence d'un musicien de rue qui a, ma foi, un certain succès. C'était dans les années 1970. Et voilà le lecteur embarqué, comme le narrateur dans la Renault du musicien, dans un livre à la forme difficile à déterminer, entre nouvelle et roman, qui place ses intrigues dans ces cinquante dernières années que nous avons vécues.


Le premier épisode, la première séquence de "Tout le plaisir est pour moi" place donc un "je" en présence d'un musicien de rue qui va l'embarquer dans son manège. Le narrateur est un jeune homme qui sortira mûri de cette expérience, ayant appris ce que vaut, ou pas, la parole d'un compagnon de rencontre. Désireux de prendre son destin en main, n'en est-il pas la victime malgré tout? C'est sur un air de jazz mené par on ne sait qui que navigue le début du livre, magnifiquement nommé "Comment rater aimablement sa vie".

Le lecteur se trouve dès lors ballotté dans des séquences qui se caractérisent par leur tempérament aventureux et volontiers interlope, qui transforment à coup sûr un narrateur capable de prendre du recul. Ainsi en est-il des compagnons de rencontre pas très intègres de Panama, oscillant entre argent sale et trafic de drogue (on a affaire ici à un grossiste en cocaïne, rien de moins!), ainsi que le personnel de l'ambassade de France sur place, qui se moque des noms parfois involontairement graveleux des diplomates non français – pour le coup, l'auteur s'offre le luxe de déconner un brin.

Situés en France ou ailleurs, ces moments d'aventures sont un bon prétexte pour dessiner un narrateur qui pourrait bien être toujours le même tout au long du livre à en croire sa voix, mais sans certitude: après tout, il endosse toutes sortes de costumes originaux, parolier, antiquaire, mosaïste... Ce "je" à mille vies, on le voit aussi obsédé par ses pulsions sexuelles face à une concierge parisienne et à une baronne belge retirée sur la Côte d'Azur – où ce roman ramène plus d'une fois le lecteur, soit dit en passant, avec une précision qui laisse entendre que l'auteur a un tropisme pour cette magnifique région.

Ces aventures laissent offre une place en vue à quelques personnages flamboyants. Le portrait littéraire de Daboult, ce haut fonctionnaire défenseur original de la francophonie ("Le grand homme, par un crétin crépusculaire", deuxième chapitre) en est un bel exemple: se positionnant en observateur, le narrateur en donne une description affûtée, jusque dans les contradictions du bonhomme, accentuées par la distanciation du regard. C'est parfois long, mais on a toujours envie de sourire, jusqu'au dernier chapitre du livre, où "je" devient l'ami d'une personne victime des attentats de Barcelone – c'était le 11 mars 2004. Le ton se fait grave alors, et met en avant une rencontre qui aurait pu avoir lieu mais n'est pas advenue. Cela éclaire dès lors tous les événements de "Tout le plaisir est pour moi" d'une lumière nouvelle: les intrigues successives de ce livre ne sont-elles rien d'autre que la narration de rendez-vous manqués? L'impression est d'autant plus forte que tout le monde se souvient de ces attentats et les garde au cœur, alors que d'autres événements historiques évoqués paraîtront plus lointains.

Quoi de plus? On rencontre encore dans "Tout le plaisir est pour moi" un ancien directeur artistique de l'Opéra de Paris, amateur de jeunes hommes, et quelques autres personnages d'une originalité certaine, comme on en rencontre parfois hors roman. Pour dire leur destinée, l'auteur creuse ces personnages de manière profonde et les restitue au gré de paragraphes parfois longs et compacts. Telle est cependant la meilleure manière de faire vivre tout cet univers du "je" multiple dans lequel s'embarque l'auteur... entraînant son lecteur avec lui, tout en rendant hommage à quelques illustres inconnus, cités au début des chapitres.

Paul Gadriel, Tout le plaisir est pour moi, Paris, Seuil, 2008.

Le site des éditions du Seuil.

vendredi 14 février 2020

Poésie autour d'un père parti

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Jean-Michel Maulpoix – Le deuil est un thème classique en poésie et en littérature, et plus d'un écrivain s'y est frotté. Les lecteurs de ce blog se souviennent du récent recueil de poésies "Frère d'âme" de Catherine Gaillard-Sarron. Et voilà que me parvient "Le jour venu", recueil de proses poétiques où Jean-Michel Maulpoix évoque la mort de son père et la phase de deuil qui a suivi. "Le jour venu" fait suite à "L'hirondelle rouge", son précédent recueil, et le prolonge.


Tout commence par une question qui est comme une révolte: "Cela pourrait-il avoir lieu sans douleur, comme on s'endort dans un fauteuil face à un paysage, tandis que décline la lumière du soir, au bout d'une insidieuse fatigue ayant fait dans le corps tout le chemin?". Cette première phrase porte quelques éléments qui reviendront dans le recueil, à commencer par ce fauteuil qu'on reconnaît dans la toute dernière prose poétique du recueil, avec même une couverture qui apparaît aussi tout au début. L'auteur boucle ainsi la boucle, suggérant que le deuil est un cycle.

Dès les premières pages, on relève avec bonheur le sens de l'image de l'auteur, décrivant le grand âge en rapprochant la peau des vieillards aux rides d'une pomme. Le deuil, c'est aussi l'occasion de se souvenir du père défunt, mais aussi d'observer les autres aînés, au supermarché par exemple, et d'y retrouver celui qui est parti. Le deuil obsède, révolte, on parle d'enfers, l'auteur place des points d'interrogation et des points d'exclamation partout en ce début de livre.

Mais la boîte en bois de la deuxième partie, est-elle un cercueil, ou rien d'autre qu'un écrin pour les souvenirs? Un peu des deux. Et l'auteur touche au cœur en se montrant concret: "Mais il n'aurait alors pas été possible de dénouer le ruban rouge et de rouvrir la boîte, de chercher leur image dans l'odeur de lavande, parmi d'autres images de leur couple ou de leurs enfants, de leurs différents âges, des Noëls, des œufs de Pâques et des anniversaires, de retrouver les bons sourires avec toutes leurs dents, le tailleur, le gilet, le lézard d'argent, la cravate en cuir d'Espagne ou la pipe en écume à tête de lion..." – un point de suspension pour dire qu'on en oublie. La bière se ferme sur la boîte des souvenirs.

Et en page 23, l'auteur cite Baudelaire. Une petite graine pour indiquer la fin du cycle poétique proposé par l'écrivain, qui suggère que la poésie aide à surmonter l'épreuve du deuil. C'est dans la partie "Les ruses du désir" que l'on bascule: l'auteur n'hésite pas à interpeller son lecteur, à glisser des incises frappantes en fin de proses ("Triste comme un collectionneur de timbres."), à questionner l'envie de vivre. Ici viennent les mots, la langue, pensés comme un moyen possible de surmonter le deuil. On trouve Rimbaud plus tard, et Mallarmé, que l'auteur cite: "je fais chaque matin la toilette des fleurs avant la mienne.", confirmant le thème montant des fleurs dans son recueil, rappelant quelque chose de beau dont il faut être reconnaissant – installé dans le cadre vaste de la nature.

"Permettez-moi, je vous en prie, de prendre une dernière photographie...": la première phrase de la prose poétique qui conclut le recueil confirme une dernière fois que "Le jour venu" est un dense recueil d'instantanés autour du deuil de l'être cher, du père. Des instantanés d'une page chacun, aux points de vue variés, tantôt introspection, tantôt dialogue imaginaire, tantôt interpellation et questionnement lancinant, sur la base d'images simples et familières qui résonnent chez le lecteur.

Jean-Michel Maulpoix, Le jour venu, Paris, Mercure de France, 2020.

Le site de Jean-Michel Maulpoix, celui des éditions Mercure de France.

mardi 11 février 2020

Entre flou et nostalgie, un regard sur le Léman

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Florence Grivel et Julien Burri – En un recueil bref, "Lacunes" allie trente et un poèmes de Julien Burri et une brassée d'aquarelles de Florence Grivel. L'image et le texte se répondent ainsi pour une évocation poétique et nostalgique du lac Léman.


Les poèmes de Julien Burri, ce sont de courts éclats de vie taillés avec précision, visuels même, évoquant le lac et les hommes qui l'entourent, qui s'y baignent.  L'un de ces textes évoque la notion très suisse de "costume de bain", indiquant que porter costume, c'est une façon d'être beau et de ne pas paraître pauvre. Un autre poème, c'est l'opposition entre le lac et la mer, et là, les souvenirs affluent, faisant s'entrechoquer la Grande Motte et le Léman.

Ainsi s'élève un monde intimiste, fait de mots simples, qui évoque un passé personnel, pétri de souvenirs d'enfance, qui suscite la nostalgie – pour le dire, le poète aime l'imparfait. Si le poète prend parfois le temps de développer une vision en une dizaine de vers libres, ses poèmes ont aussi souvent la fulgurance du haïku. Fulgurance démultipliée par le choix de dire les choses en mots concrets. Et le flou des images du passé s'entrechoque avec des éléments aussi précis que le prix du pédalo, avec ou sans toboggan.

Flou et précision s'allient aussi dans les aquarelles de Florence Grivel. On pourrait les croire informes, mais non: il suffit de prendre un moment, pas bien long même, sur regarder chacune de ces aquarelles avec attention. Avec enchantement, on y voit alors apparaître le lac, les montagnes qu'on observe depuis la rive nord du Léman, ou alors la nature ou les eaux irisées du lac. On n'est pas dans la ligne claire pour autant, bien entendu, mais plutôt dans un flou qui éveille l'imaginaire, franchement, à coups de couleurs chaudes ou à base de violets. Brouillant les marges de façon plus sûre qu'un papier blanc pur, le papier grisé sur lequel les aquarelles sont reproduites contribue encore au flou évocateur qu'elles portent.

Ce flou artistique répond au flou qui entoure les flashes que constituent les poèmes de Julien Burri, et leur confère un environnement propice à faire galoper, mine de rien, l'imagination du lecteur. Ainsi, alors que les aquarelles se font floues, les poèmes se font dessins pour dire, en une soixantaine de pages, ce cher Léman, d'hiver ou propice aux baignades – avec la jalousie, peut-être, d'eaux plus étendues et plus salées, plus vives en somme, découvertes dans l'enfance.

Florence Grivel et Julien Burri, Lacunes, Lausanne, BSN Press, 2019.

Le site des éditions BSN Press.



lundi 10 février 2020

Oksana Robski: qui a tué Serge?

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Oksana Robski – Imaginez une pauvre petite fille riche, majeure et vaccinée quand même, vivant dans les beaux quartiers de Moscou. Imaginez qu'elle apprend coup sur coup que son mari la trompe et qu'il vient d'être assassiné par balles. Tel est le point de départ de "Caviar, vodka et poupées russes", roman de l'écrivaine russe à succès Oksana Robski. En préambule, précisons que le titre français n'a pas grand-chose à voir avec la version russe originale et, en jouant sur les clichés, apparaît légèrement racoleur.


À la façon des sentiments mêlés d'une femme apprenant en peu de temps qu'elle est à la fois veuve et cocue, "Caviar, vodka et poupées russes" mélange allègrement les genres. On pourrait croire à une chick-lit version russe, mais avec de quoi se défendre dans le sac à main. On peut voir dans ce roman une histoire d'économie, puisque la narratrice monte sa boîte. On pense aussi au genre policier, puisque la même narratrice, certes en proie à des sentiments partagés, a quand même envie de savoir comment est advenue la fin de son mari, Serge. A travers ce voyage à travers les genres, cependant, la romancière met en place une narration qui éclaire sous un jour cru jusqu'à en devenir drolatique le mode de vie d'une classe sociale friquée qui a perdu tout contact avec les réalités quotidiennes des gens moins bien dotés.

On se retrouve donc avec une personnalité qui, en matière de consommation, n'a pas grand-chose à envier à Rebecca Bloomwood, l'accro du shopping. La narratrice n'hésite pas à relater ses séances de shopping, vécues comme sans y penser. Ce shopping va jusqu'au personnel de maison, avec ces femmes de ménage qu'elle congédie facilement, à moins que l'une d'elles n'ait un talent de masseuse. Et plus largement, la narratrice et ses amies ont tendance à considérer les hommes comme leur propriété, surtout s'ils ne sont pas aussi fortunés qu'elles. Qu'on pense au moniteur de fitness d'une de ces personnes, qui laisse l'impression d'être un chien à sa maîtresse plus qu'un amoureux de niveau égal. Chien? Justement, voilà un running gag révélateur: l'une des amies de la narratrice est obsédée par la teinture des poils de son caniche: "Le mari de Kira est parti avec une autre. Je suis étonnée qu'elle n'ait pas repeint Blondie en noir."

Le succès mis à part, la narratrice de "Caviar, vodka et poupées russes" a tout d'un personnage de Paul-Loup Sulitzer puisque par désœuvrement, elle monte son entreprise, spécialisée dans la vente de lactosérum – ce qu'on appelle généralement du petit-lait. Un produit improbable! Reste que là, par exemple en évoquant les bonnes crêpes qu'on peut faire avec ce liquide, l'auteure suggère quelque chose de cette indécrottable Russie profonde, où tout le monde est friand de blinis. Reste que ce processus permet de montrer l'incurie de la jeune entrepreneure, d'abord excitée par son projet, puis rebutée par l'administration et le travail que ça donne, par un personnel peu fidèle et par une mafia qui vient se servir sans vergogne. 

Reste qu'entre police et contacts informels, la narratrice semble finir par identifier le coupable du meurtre de son mari – elle a vite fait connaissance avec son amante, Svetlana, puisqu'elle accepte de payer pour l'éducation de l'enfant qu'ils (Serge et Svetlana, donc) ont eu ensemble. Dans un contexte présenté comme assez fou où l'on ne peut compter que sur soi-même, l'issue du versant policier du roman s'avère fatale, fausse peut-être aussi.

Porté par un rythme alerte, "Caviar, vodka et poupées russes" montre sur un ton doux-amer une tranche de vie d'une riche anonyme aux répliques délirantes. Avec un art certain de la punchline ("Certaines Mercedes ressemblent à des requins"), la romancière montre une femme qui évolue à sa manière dans un monde de mondanités déconnecté et outrancièrement consumériste, où les grandes marques comptent – ces marques sont volontiers citées, ce qui ajoute un côté clinquant à la narration. A cela viennent s'ajouter les traditions, les amis et la famille: après tout, qui a tué Serge?

Oksana Robski, Caviar, vodka et poupées russes, Paris, Calmann-Lévy, 2008. Traduction de Sophie Kajdan.

Le site des éditions Calmann-Lévy.



dimanche 9 février 2020

Dimanche poétique 434: Elisa Mercoeur


Rêverie

Qu'importe qu'en un jour on dépense une vie,
Si l'on doit en aimant épuiser tout son coeur, 
Et doucement penché sur la coupe remplie, 
Si l'on doit y goûter le nectar du bonheur.

Est-il besoin toujours qu'on achève l'année ?
Le souffle d'aujourd'hui flétrit la fleur d'hier ;
Je ne veux pas de rose inodore et fanée ; 
C'est assez d'un printemps, je ne veux pas d'hiver.

Une heure vaut un siècle alors qu'elle est passée ;
Mais l'ombre n'est jamais une soeur du matin.
Je veux me reposer avant d'être lassée ;
Je ne veux qu'essayer quelques pas du chemin.

Elisa Mercoeur (1809-1835). Source: Poesie.Webnet.

samedi 8 février 2020

L'expérience au service de l'extase

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Béatrice Devaux Stilli – "Plaisirs de vie, la sexualité après 50 ans": voilà tout un programme, qui est aussi le titre d'un ouvrage de Béatrice Devaux Stilli, praticienne en sexothérapie. L'auteure en décrit les enjeux et les particularités à l'âge de la "deuxième mi-temps" – pour reprendre le mot de l'écrivain Hugues Serraf.


L'auteure évoque certes ce qui a pu évoluer dans la vie sexuelle d'une personne, seule ou en couple hétérosexuel ou homosexuel: une certaine habitude, une certaine lenteur aussi, une santé qui n'est plus la même qu'auparavant; mais également une meilleure connaissance de soi et de ce que l'on recherche. L'auteure le répète à l'envi en début d'ouvrage: le sexe est une extase, même après 50 ans. Et l'humain est fait pour l'extase... 

Dès lors, l'auteure encourage son lectorat à dépasser certains blocages. On les devine: la religion bien sûr, mais aussi les attentes que la société fixe envers les hommes et les femmes: performance, beauté, jeunesse, mais aussi exigence de l'orgasme – autant de conditionnements avec lesquels il convient de prendre quelque distance. Féministe assumée, l'auteure évoque aussi certaines difficultés et contraintes particulières aux femmes, rappelant entre autres l'excision. Enfin, elle rappelle aussi que certains obstacles sont en soi-même.

Mais les pages de "Plaisirs de vie" sont aussi là pour donner des pistes pour avoir du plaisir. La communication, bien sûr, est vue comme importante. Il y a aussi l'envie d'essayer des plaisirs nouveaux, de nouvelles positions; l'auteure reste cependant prudente dès lors qu'il s'agit de démarches particulières telles que le libertinage. Rappelant que l'Occident n'a guère ritualisé la sexualité, elle évoque le tantra et les chakras, qu'elle connaît bien, et en indique les aspects bénéfiques.

A cela viennent s'ajouter quelques "exercices", qui auraient gagné à être mieux mis en valeur par la mise en page. Ils invitent à se redécouvrir, à aimer son corps, à réinventer le langage de la tendresse. Le propos attire aussi la sympathie du lecteur, de la lectrice grâce à quelques histoires tirées de l'expérience professionnelle et personnelle de l'auteure. Et enfin, il apparaît que s'il est question de sexualité après 50 ans dans ce livre, plus d'une page parlera aussi à un lectorat plus jeune.

Béatrice Devaux Stilli, Plaisirs de vie, la sexualité après 50 ans, Gollion, La Source Vive/Infolio, 2019.

Le site des éditions InFolio.

vendredi 7 février 2020

Pierre-Jean Rémy, un soupçon de Balthus

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Pierre-Jean Rémy – Une confidence pour commencer: nous avions notre anniversaire le même jour, Pierre-Jean Rémy et moi. Il était un peu plus âgé, certes: il est parti pour un monde meilleur en 2010. Dans ce qui me paraît presque une autre vie, j'ai eu le plaisir de lire, de lui, les deux aventureux "Orient-Express", ainsi que "Etat de grâce", chroniqué le 14 avril 2001 pour le journal "La Liberté". J'ai donc vécu ma lecture toute récente de "Le plus grand peintre vivant est mort" comme un retour à un auteur attachant et longtemps délaissé. Cela, avec le souvenir de l'artiste-peintre Balthus, qui a fini ses jours non loin de chez moi, à Rossinière, et dont l'œuvre m'a toujours paru troublante et admirable.


En effet, Mattheus, artiste-peintre et personnage principal de "Le plus grand peintre vivant est mort", s'inspire librement de Balthus. L'écrivain prend soin de décrire les tableaux de Mettheus. Et comme par hasard, ce sont les images des œuvres de Balthus qui viennent à l'esprit du lecteur, mettant en scène des jeunes filles dans des attitudes équivoques: c'est Balthus, ou ça pourrait l'être. Ce qui interroge sur le rôle du modèle et le regard de l'artiste. Les lieux ont aussi quelque chose de transparent: le Chalet Blanc du roman apparaît comme une réplique du Grand Chalet qu'occupait Balthus à Rossinière. Enfin, s'il fallait encore une preuve, la jaquette présente un autoportrait de Balthus. Preuve? Oui, sauf que le narrateur du roman attribue ce tableau à quelqu'un d'autre, une femme... Mattheus, donc Balthus auraient-ils sous-traité leur travail?

Le prologue de "Le plus grand peintre vivant est mort" a quelque chose d'extraordinaire et d'évidemment juste dans son caractère visuel: d'emblée, le lecteur est plongé dans un tableau, celui des funérailles de Mattheus, ce "plus grand peintre vivant". Il est impossible de ne pas penser au tableau de Gustave Courbet et à son "Enterrement à Ornans" en voyant ces funérailles aux airs de dîner de têtes, d'autant moins que Courbet et Ornans sont cités. Oui, une foule s'expose là, d'où des histoires vont émerger. Une note d'onomastique? Mattheus, c'est un Wolkinski, avec un soupçon de noblesse malgré une naissance pour le moins libre. Ce qui rime avec Klossowski de Rola, le nom véritable de Balthus. Mais Wolkinski fait immanquablement penser à Wolinski, et le correcteur lui-même s'y est trompé dans l'édition que j'ai lue. Une allusion à un dessinateur de presse pour rappeler que tout cela ne devrait pas être pris trop au sérieux? Ce serait un chouette trait d'ironie.

Voyons plus avant: le narrateur est un journaliste désireux d'écrire la biographie de Mattheus. Dès lors, les anecdotes affluent, en ordre plus ou moins régulier. Solennel et mondain, le début peut apparaître assez touffu: l'auteur parachute beaucoup de noms, laissant au lecteur l'impression d'être perdu dans la foule d'un cocktail de haut vol. Ce jeu sur les noms, ce name-dropping flamboyant, toutefois, est important: c'est là que se brouille la frontière entre fiction et histoire. En effet, l'auteur prend soin de faire se côtoyer les personnages majeurs de la Belle Epoque et des années folles, quelques figures mineures et méconnues et quelques figures fictives qui sont le moteur du roman autour de Mattheus: un poète allemand, quelques amantes, des protecteurs – et le pénible Michael Kesnar, rival du narrateur puisqu'il projette aussi d'écrire une biographie de Mattheus. Enfin, il y a quelques autres personnages pas toujours finauds qui se retrouvent au bistrot pour échanger des anecdotes sur Mattheus.

Peu à peu cependant, en particulier dans la deuxième partie du roman, la plus ample et la plus directe, le propos se structure et prend la forme d'un récit biographique dense et troublant. Attentif à l'œuvre de Mattheus, l'auteur s'intéresse aussi à ses rapports avec les femmes de son entourage, ainsi qu'aux hommes. Il met aussi en scène le frère du peintre, qui fonctionne différemment et n'aura pas le même succès – mais paraît garder un regard lucide sur Mattheus La vie de Mattheus, dont l'auteur dresse un portrait littéraire précis et pointilliste, s'avère aussi voyageuse, entre autres vers l'Italie et la Chine, cette Chine porteuse d'histoires que Pierre-Jean Rémy, diplomate qui a vu du pays, a évoquée dans "Le Sac du Palais d'été".

Balthus ou Mattheus? On aimerait dire l'un et l'autre, tant l'auteur se plaît à jouer un jeu de masques entre la biographie d'un personnage réel et celle d'un homme de fiction. Allant jusqu'à changer le nom de son modèle, faisant usage d'une langue soignée de haut vol, l'auteur suggère que vue par des tiers, la vie d'un homme pourtant bien réel, artiste ou non, devient toujours une fiction, nourrie par l'accumulation des regards croisés, concordants ou contradictoires jusqu'à constituer un portrait aux amples dimensions.

Pierre-Jean Rémy, Le plus grand peintre vivant est mort, Paris, Seuil, 2007.

Le site des éditions du Seuil.

lundi 3 février 2020

A la poursuite du traité de Versailles

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Thibaut de Saint Pol – "A mon cœur défendant" est un livre polyphonique qui plonge dans les affres de la Seconde guerre mondiale et résonne jusqu'aux années 2009. Troisième roman de Thibaut de Saint-Pol, il se fonde habilement sur une particularité historique: la disparition de l'original du traité de Versailles, ce document qui a mis l'Allemagne à genoux au terme de la Première guerre mondiale. Cette disparition semble mystérieuse à nos yeux, aujourd'hui encore; c'est dans cette brèche que l'imaginaire du romancier s'est engouffré.


Rien de tel qu'un soupçon de personnification pour lancer un roman. Ainsi, c'est avec le personnage de Madeleine que tout commence, cette secrétaire prise dans la tourmente qui a suivi la défaite de 1940: un haut fonctionnaire du Quai d'Orsay la prie d'emporter un paquet contenant le fameux traité de Versailles jusqu'en zone libre. Il ne faut pas qu'il tombe entre les mains d'Adolf Hitler, qui se ferait un plaisir de le brûler pour affirmer symboliquement qu'il ne vaut plus rien.

Nolens volens, Madeleine accepte sa mission et se sent peu à peu investie d'une mission. Cette mission, c'est le fil rouge de "A mon cœur défendant": l'auteur excelle à mettre à l'épreuve la volonté de la jeune femme, et donc à faire évoluer sa vision sur le papier. Puisant dans le flot de péripéties possibles naissant d'un pays soudain désorganisé, l'auteur peut sans peine organiser un jeu d'obstacles sur fond d'inquiétude et de suspicion généralisées. Madeleine peut-elle se fier à ceux qui la véhiculent vers le sud de la ligne de démarcation? Qui est ce blond qui la sauve d'une rixe? Et pourquoi passe-t-elle plus d'un an en prison? Au fil des années de guerre, le regard de Madeleine sur sa mission change: ce bout de papier est-il si important? Cela, en regard d'un enfant juif dont elle a brièvement eu la charge et que, imprégnée de sa mission, elle a laissé aux griffes des nazis.

Les nazis? Parlons-en: ce sont certes de cruels vainqueurs, mais ce sont aussi des êtres humains, motivés par des pulsions humaines: ils sont plusieurs, un militaire prénommé Heinrich et un SS en tout cas, à courir après le précieux traité. Complaire au Führer est certes important; cela dit, le militaire le fait aussi par esprit classique de revanche et par loyauté envers la traditionnelle Wehrmacht, défaite et humiliée en 1918; mais dégoûté par les méthodes inutilement violentes de son rival SS, il va s'interroger sur l'intérêt de cette course au document. En donnant à lire des extraits du journal de Heinrich, l'auteur plonge le lecteur dans l'intimité de ce personnage, militaire à la solde du régime que l'on sait, mais aussi père de famille aimant son fils même s'il ne le voit guère.

Et puisqu'il faut faire le pont jusqu'à notre siècle, c'est le petit-fils de Heinrich, Théo, professeur d'histoire en Allemagne (il a sa propre vision du passé, bien ébauchée sur le ton de l'introspection), que l'on va voir mener l'enquête jusque dans le sud de la France – justement auprès de Madeleine devenue âgée. Les derniers secrets trouvent là leur aveu – et sauront surprendre le lecteur sans casser la vérité historique, dont l'auteur respecte la ligne. "A mon cœur défendant" apparaît dès lors comme un roman bien ficelé quoiqu'un peu trop rapide parfois (tant de choses sur 205 pages, y compris une intrigue amoureuse!), où les zones d'ombre de l'histoire sont éclairées de manière crédible par la fiction et l'imaginaire du romancier.

Thibaut de Saint Pol, A mon cœur défendant, Paris, Plon, 2010.


Le site des éditions Plon.

dimanche 2 février 2020

Dimanche poétique 433: René-François Sully Prudhomme


Le temps perdu

Si peu d'oeuvres pour tant de fatigue et d'ennui !
De stériles soucis notre journée est pleine :
Leur meute sans pitié nous chasse à perdre haleine,
Nous pousse, nous dévore, et l'heure utile a fui...

"Demain ! J'irai demain voir ce pauvre chez lui,
"Demain je reprendrai ce livre ouvert à peine,
"Demain je te dirai, mon âme, où je te mène,
"Demain je serai juste et fort... pas aujourd'hui."

Aujourd'hui, que de soins, de pas et de visites !
Oh ! L'implacable essaim des devoirs parasites
Qui pullulent autour de nos tasses de thé !

Ainsi chôment le coeur, la pensée et le livre,
Et, pendant qu'on se tue à différer de vivre,
Le vrai devoir dans l'ombre attend la volonté.

René-François Sully Prudhomme (1839-1907). Source: Poésie.Webnet.

samedi 1 février 2020

Un George Dandin d'aujourd'hui

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Michel Niquille – L'écrivain fribourgeois Michel Niquille s'est concentré sur le canton de Fribourg pour ses deux premiers courts ouvrages, et "Coucherie au Guintzet", son troisième opus, ne fait pas exception à la règle. Après le boulevard de Pérolles et le Moléson, voilà que l'écrivain cale son action du côté du Guintzet, c'est-à-dire sur les hauteurs de la ville de Fribourg. C'est près de chez moi, donc forcément, ça me frappe. D'autant plus que "Coucherie au Guintzet" offre une intrigue noire brève mais adroite.


Voyons: tout tourne autour de Jean-Pierre Tombez, agent d'assurance pas très net qui a épousé une femme qu'il a cru d'un niveau social supérieur au sien. Voilà un personnage qui a tout du George Dandin de Molière, revu sur une tonalité moderne et fribourgeoise. Agent d'assurance, il n'est rien d'autre qu'un bonhomme qui a voulu trouver femme dans un milieu social supérieur au sien et n'y trouver finalement que des déboires. Cette hypergamie au masculin traverse l'ensemble des 44 pages de "Coucherie au Guintzet".

Jean-Pierre Tombez porte bien son nom: agent d'assurances roué et fortuné (il roule en BMW – les marques de voiture sont un marqueur social, et l'auteur l'indique à l'envi), c'est aussi un bonhomme curieusement naïf qu'un rien peut faire tomber. Une jeune fille de 17 ans nommée Alexandra par exemple... L'auteur n'hésite pas à la décrire comme une allumeuse, ni à la faire agir comme telle: il sera question de trafic de drogue, voire de détournement de mineure, puisque Jean-Pierre Tombez tombe sous le charme de cette personne.

"Coucherie au Guintzet" touche dès lors à la notion d'arrivisme, au masculin comme au féminin, en exposant plusieurs modèles. Il y a bien entendu la carrière professionnelle de Jean-Pierre Tombez, assureur peu scrupuleux lorsqu'il s'agit de signer des contrats – l'auteur souligne d'un trait vif, à chaque occasion, le côté margoulin du personnage. Sa femme, caractérisée par l'expression "ça en jette!", n'est pas meilleure: elle souhaite aussi "monter l'échelle sociale" tout en faisant oublier que la famille Farrot porte beau, mais n'a aucune fortune matérielle à apporter à d'éventuels partis – et monter le cheval Tombez lui semble une bonne opportunité. Quant à Alexandra Danahue, post-adolescente placée au coeur du roman, elle cherche à gratter l'argent là où il est. Autant dire que tout le monde veut faire "Tombez" Jean-Pierre après en avoir profité à fond.

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Alexandra Danahue? En la présentant comme une allumeuse, l'écrivain s'aventure sur un terrain glissant. Il le maîtrise parfaitement en montrant Alexandra en action, faisant usage de ses charmes sans vergogne: c'est une orpheline droguée – pas nette, et l'auteur le dit de façon à la fois exacte et rapide. On la voit proposer des caresses et même une fellation à un Jean-Pierre Tombez sous emprise, puis tenter de lui extorquer dix mille francs. A l'heure où le féminisme avance le thème de l'emprise comme argument aggravant en cas de viol (on pense à l'affaire Gabriel Matzneff, voire à Bill Clinton), l'écrivain montre que plus d'un homme peut aussi se laisser entraîner par des femmes manipulatrices ou vénales.


"Coucherie au Guintzet" est un roman court, mais qui ne s'interdit pas des instants solidement décrits, comme le mariage de Jean-Pierre Tombez, moment où il comprend que sa belle-famille n'a pas un sou vaillant malgré les apparences. C'est aussi le jour où sa belle-mère meurt, ce qui trouvera son explication dans l'épilogue. "Coucherie au Guintzet" est aussi un roman qui, campé dans les années 1970 du canton de Fribourg (à vue d'oeil), suggère une police et une justice aux méthodes de cow-boys, prompte à inculper le prévenu qui l'arrange – puisqu'il y a quand même quelques morts dans le roman, survenues dans un contexte élastique.

En somme, ça va très vite, dans les contextes supposés connus du lecteur que sont le manège du Guintzet et le bar de l'Embassy (l'annonce est tout un programme, à vous de voir!), lieux qui évoqueront des souvenirs aux aînés qui vivent à Fribourg. En traits rapides, sur un ton vigoureux parfois teinté d'ironie, l'écrivain Michel Niquille dresse le portrait d'un bonhomme mangé par les ambitions, et de celles qui se greffent à lui parce qu'elles en veulent encore plus. C'est que dans "Coucherie au Guintzet", tout le monde court après le fric... mais pour paraphraser Jacques Chirac, dans ce livre, le cheval qui court ne dit jamais merci aux femmes jockeys qui le fouettent.

Michel Niquille, Coucherie au Guintzet, Bulle, Editions de la Trême, 2019.