mardi 30 mars 2021

Isabelle Gagnon, deux jumeaux et un flingue pour se venger

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Isabelle Gagnon – Voilà deux jumeaux, Alix et Paul, liés par leur gémellité mais aussi par un secret de famille qu'il faut liquider. Ils sont français, Paul s'est exilé au Québec alors qu'Alix vit avec Marie, sa copine, à Paris. Attirée par le vide, Alix traverse la Grande Gouille pour faire face au Monstre avec Paul. Tuer avec ce flingue qu'elle a acquis? Simplement savoir? Le lecteur le découvre au fil des pages du court roman "Du sang sur les lèvres" d'Isabelle Gagnon.

"Du sang sur les lèvres" est porté par une interrogation lancinante, celle qui fait tourner les pages: qui est ce "Monstre", ce Mark Foster? Pour commencer, c'est par touches que la romancière éclaire ce personnage clé de la jeunesse d'Alix et Paul. Le regard évolue aussi: au début, Mark Foster, travailleur proposant ses services aux parents d'Alix et Paul, paraît presque sympathique avec ses airs de hippie. Et c'est presque en fin de roman que le lecteur découvre ce qui vaut à Mark Foster son terrible surnom. Et aussi l'envie de revanche de deux enfants épris d'absolu familial... et devenus grands depuis. 

"Du sang sur les lèvres" est traversé par la relation brindezingue entre deux jumeaux, un frère et une sœur. Qui est le plus fort des deux, qui domine? Constamment attirée par le vide, Alix se présente dans le prologue du roman, descriptif d'un moment d'enfance, comme celle qui domine le tandem, obsédée par l'idée de prendre soin de son frère, mettant à jour ce qu'elle considère comme sa fragilité intrinsèque, malgré sa force physique.

Plus tard, et c'est là que le lecteur la vit, la relation a des airs plus complexes, chacun ayant ses faiblesses que l'auteure explore de façon brève mais juste. A chacun son addiction, par exemple: si Paul aime aller aux filles, Alix picole sec. Il en résulte une relation fraternelle bizarre mais solide. Aux yeux des rares tiers, elle paraît en outre trompeuse au gré d'un jeu d'identités troublant: on croit souvent que Paul et Alix, faux jumeaux mais vrais complices, sont amants. Mensonge encore, face à la société: Paul et Alix deviennent Pierre et Clothilde – les noms des parents, presque sacrés pour Alix – face à certaines relations auxquelles il est bon de mentir. 

C'est qu'un secret de famille doit se régler dans le secret, semble-t-il. Ainsi, la romancière place son intrigue dans la localité de Pohénégamook, au Québec, à deux pas du Maine, fief de Stephen King, de l'autre côté de la frontière. Ce coin du Canada permet à l'action de se dénouer loin des regards indiscrets, dans une ultime scène à la fois logique et fatale.

Vengeance il y aura donc, radicale, et ça fait du bien même s'il faut le payer de sa vie, ou vivre avec le poids des morts. Rapide et tranchant, "Du sang sur les lèvres" relate, dans un cadre sauvage où l'on aime chasser et pêcher, l'histoire d'un gars revenu à l'état sauvage, Paul, qu'Alix, certes parée d'un rôle de protectrice qu'elle veut bien endosser, ne parviendra plus à civiliser à nouveau. 

Isabelle Gagnon, Du sang sur ses lèvres, Marseille, Le mot et le reste, 2021. Première édition: Montréal, Héliotrope, 2015.

Le site des éditions Le mot et le reste, celui des éditions Héliotrope

Lu par Fanny HaquetteLes Passions de Chinouk, Passion Polar, Ray PedoussautRichard.

lundi 29 mars 2021

Fanny Wang, apprendre à vivre en dansant

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Fanny Wang – "Danse entre ciel et terre" a tout du roman de formation: c'est l'histoire d'une jeunesse qui s'élève, entre adversités et coups de vent dans le dos. Et que de péripéties pour enfin trouver sa voie, alors que jeunesse se fait.

Jeunesse? C'est celle de Soo, jeune Coréenne adoptée dans un pays que l'auteure recrée entièrement, tout en suggérant, sans exclusive, qu'il ressemble au pays romand, avec une ville nommée Lanosse (est-ce Lausanne?) en point de mire. Sans exclusive en effet: on y rencontre une femme chamane, Bikhoue, et quelques ambiances venues d'Amérique du Nord. Enfin, il est permis de croire que Fanny Wang, native de Séoul, adoptée en Suisse, a mis un peu d'elle-même dans cet univers, dans ses atmosphères et dans les personnages qui y évoluent, Soo en tête.

D'emblée, le lecteur mis en présence de la toute jeune Soo récemment arrivée dans son pays d'adoption se retrouve dans un monde où le jeu des cinq sens domine. Un jeu naturel, évident, que l'auteure restitue avec un grand naturel: ce sera déterminant pour le parcours de Soo, un personnage guidé par l'envie de danser, fascinée par la musique qui est présente dans sa famille d'adoption, ouverte aux arts et même à des choses hétérodoxes.

Roman de formation, ai-je dit en effet. Cet aspect est souligné d'abord par l'univers de Bikhoue. Enfant, Soo en tire des leçons de vie qu'elle partage encore avec ses parents adoptifs et qui seront l'une des racines marquantes de sa personnalité: l'extraordinaire est accessible à qui veut bien le voir. Il y a aussi les premières amours, plus secrètes bien sûr, qui occupent une place prépondérante dans "Danse entre ciel et terre": l'auteure installe en particulier deux hommes dans la vie de Soo, Kyo et Matteo, qui incarnent deux archétypes romanesques masculins: le prédateur (Kyo) et le protecteur (Matteo). 

S'il est bien conforme au type du manipulateur qui alterne les coups et les déclarations d'amour éperdues, le personnage de Kyo est sans doute le plus intéressant des deux, dans la mesure où il crée la danse terriblement ambivalente de la violence et de l'amour et révèle l'envie qu'a Soo, jeune fille désormais, d'aimer quand même, de surmonter la toxicité d'une relation. Désespérée, cette envie? Matteo, l'ami et confident toujours là (c'est lui que Soo appelle quand ça ne va pas) fait dès lors figure d'élément modérateur.

L'amour renvoie du reste à la question de l'intimité, symbolisée par le leitmotiv de ce sein gauche de Soo, "sein-pavot" dévoré par un requin alors qu'elle nageait. Leitmotiv intermittent, suggérant en pointillé des pudeurs difficiles à comprendre sans cela, y compris envers les parents, ainsi que des visions intermittentes. 

Enfin, il y a l'école de danse, réputée. C'est pour l'auteure le lieu rêvé pour représenter un personnage féminin à la recherche de sa place dans la société, selon un schéma clair: trouver le juste équilibre entre un académisme rigoureux et l'envie d'exprimer quelque chose de personnel. C'est pourtant bien entre ces deux voies que Soo apprend à marcher, habile comme une funambule, sur l'étroite et pourtant riche route qui est vraiment la sienne, sans concession. Celle qui, loin des écoles dès lors qu'elles ont tout donné, est nourrie par la danse moderne et la transe chamanique, percussive, tellurique.

Fanny Wang, Danse entre ciel et terre, Montreux, Romann, 2021.

Le site des éditions Romann, celui de Fanny Wang.

Lu par Francis Richard.

dimanche 28 mars 2021

Dimanche poétique 492: Antoine Jaccoud


L'invitation

Ce devait être notre
première soirée échangiste
et tout est parti de travers.
D'abord le chien qui a vomi
ensuite Madame Mühletaler
celle que je devais bricoler
qui perd son papa
– un téléphone
au moment de quitter la maison,
des dessous chers dans son sac de voyage.
Bref des catastrophes en chaîne
à vous dégoûter de la vie
et de ses petits plaisirs.
Alors avec ma femme
on a bouffé les olives
on a bu le Prosecco
et puis on est allé se coucher
sans même toucher
aux accessoires.

Antoine Jaccoud (1957- ), Adelboden, Lausanne, HumuS, 2014.

mercredi 24 mars 2021

Un cadavre qui bouge encore dans le cagibi

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François Martini – Tout le monde a un cadavre dans son cagibi. Suffit de le trouver et de le considérer comme tel. Avec son bref roman "Un cadavre dans le cagibi", François Martini défie les lois du genre policier en leur offrant une élasticité inouïe. La notion même de cadavre, cruciale s'il en est, est interrogée... 

On pourrait se dire que "Un cadavre dans le cagibi" concentre l'art de compliquer une intrigue d'apparence limpide: Tara Tranxène a tué son mari Georges et a caché son cadavre dans le cagibi de l'appartement, situé dans la barre Debussy de La Courneuve, déconstruite de manière spectaculaire en 1986. Et l'agent Paul Flick, très beau, mène la non-enquête. Ou la méta-enquête...

Dès lors que le cadavre paraît bouger encore, en effet, "Un cadavre dans le cagibi" glisse son lecteur sur une piste: celle de la remise en question systématique, ravageuse et hilarante, des codes du roman policier. 

En l'occurrence, le cadavre est un fantôme, ce qui complique l'intrigue, plaçant Paul Flick en porte à faux: embarqué dans des considérations fantastiques ordinairement étrangères au roman policier, il aura de la peine à faire rapport de son enquête face à une hiérarchie policière froidement rationnelle. Et des fantômes, il y en aura d'autres.

Côté personnages, l'auteur s'éclate dans un monde à la San-Antonio. On l'a dit, l'enquêteur est très beau; de plus, il est encore plus endurant que San-A au lit, laissant comblée la suspecte principale, elle-même d'une beauté outrancière. Les jeux de mots concernant les noms des personnages sont eux-mêmes un gag: c'est carrément le festival des aptonymes. Tous paraissent du reste humblement conscients d'être des personnages de roman et non des êtres de chair, comme le prétendent beaucoup trop de leurs semblables.

Mon imageL'auteur met aussi en scène Sarah Tranxène, la fille de Tara, une fillette de quatre ans. Comment faire pour qu'elle passe à la casserole sans qu'il y ait pédophilie? Il suffit de trouver un moyen de dégommer les contraintes temporelles. En l'espèce, l'auteur imagine une descente aux enfers qui part de l'appartement où s'est produit le crime vers le royaume de Satan. Que l'agent et Sarah descendent les escaliers ensemble et la fille devient une vamp de vingt ans... 

On l'a compris: "Un cadavre dans le cagibi" est un roman policier tout en sorties de route, systématiquement et délicieusement absurde, qui démontre qu'il suffit d'injecter un chouïa de fantastique bien allumé dans un polar pour que tout d'un coup, on s'explose comme la barre Debussy en 1986. Sauf que pour le lecteur, c'est de rire.

"Un cadavre dans le cagibi" est un roman court, une "amusante pochade" selon l'auteur lui-même; on aurait même aimé en avoir deux ou trois tranches de plus, comme après une pizza délicieuse mais trop petite. En guise de supplément, l'auteur offre donc "La Quadrature", une nouvelle qui raconte les amourettes d'un cercle et d'un carré dessinés sur une feuille de papier à dessin. L'amour parfait est-il une nouvelle quadrature du cercle, défiant les lois de la seule raison? Une fois de plus, je ne briserai pas l'intimité de la géométrie. Tout au plus signalerai-je que cette nouvelle est également présente dans un autre livre de François Martini, "Le Temps".

François Martini, Un cadavre dans le cagibi, Malakoff, chez l'auteur, 2007.

Le site de François Martini.

EDIT: l'auteur m'indique qu'il tient le texte de "Un cadavre dans le cagibi" à la disposition de toute lectrice ou de tout lecteur intéressé, sur simple demande à son adresse e-mail: francois.martini -AT- gmail.com.

dimanche 21 mars 2021

Dimanche poétique 491: Charles Cros


Tableau

Enclavé dans les rails, engraissé de scories, 
Leur petit potager plaît à mes rêveries. 
Le père est aiguilleur à la gare de Lyon. 
Il fait honnêtement et sans rébellion
Son dur métier. Sa femme, hélas ! qui serait blonde,
Sans le sombre glacis du charbon, le seconde.
Leur enfant, ange rose éclos dans cet enfer
Fait des petits châteaux avec du mâchefer.
A quinze ans il vendra des journaux, des cigares
Peut-être le bonheur n'est-il que dans les gares !

Charles Cros (1842-1888). Source: Poésie.Webnet.

mercredi 17 mars 2021

L'amour et la politique vus comme deux avatars de la boxe thaïe

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Florian Eglin – "Ring": voilà un titre qui est tout un programme. C'est celui que l'écrivain Florian Eglin donne à sa dernière œuvre, qui se présente comme un microroman et vient de paraître aux éditions BSN Press.

Une courte mise en contexte s'impose en préambule: "Ring" est la version définitive d'une histoire parue en feuilleton dans la Tribune de Genève sous le titre "Hôtel de Ville" au printemps 2020. Le lecteur le ressent en particulier par l'actualité évoquée, ainsi que par l'ancrage du propos: si celui-ci est universel, certains éléments parleront davantage à un lectorat de Genève.

Tout tourne autour de Noah, jeune adulte d'origine arménienne désireux de se lancer en politique sous une bannière conservatrice, avec ses qualités et ses défauts à la cuirasse. Il connaîtra le succès des urnes et passera pour un prodige, à la façon d'un Pierre Maudet naguère peut-être, mais à quel prix? 

Le titre est un programme, ai-je dit. Le lecteur sera en effet surpris par les nombreux face-à-face qui émaillent ce court récit qui, souvent dans la confrontation plus ou moins brutale ou feutrée, décline les conflits humains. Cela passe par Julia Koch, la présidente du Parti socialiste local qui joue de ses charmes pour mettre le jeune conservateur dans sa poche (mais interdiction de céder, hein, ce serait du viol!), ou par telle interview télévisée où le journaliste pousse Noah dans ses derniers retranchements. 

Cela, sans parler de la relation amoureuse que Noah entretient avec Lashana. Encore un face-à-face, encore des conflits parfois, mais le plus complexe puisqu'il a une dimension supplémentaire: Lashana et Noah pratiquent la boxe thaïe dans le même club, et s'affrontent même parfois. Leitmotiv de "Ring", la boxe thaïe devient dès lors la métaphore des duels tendres ou verts vécus au quotidien, qu'ils soient verbaux ou physiques.

Ces duels apparaissent aussi à un niveau supérieur, par exemple lorsque l'auteur évoque une société clivée par une pandémie de HAZ qui n'est rien d'autre qu'un calque transparent du covid-19: le débat entre complotistes et orthodoxes est évoqué, dans un esprit de mise en perspective, avec quelques noms tels qu'Ema Krusi ou, me semble-t-il, Jean-Dominique Michel, anthropologue et blogueur pour la Tribune de Genève. Sans oublier Klaus Schwab, patron du Forum de Davos et ordonnateur d'une improbable partie de bouzkachi... 

Et si c'est au travers du personnage de Lashana que ces questionnements émergent, ce n'est pas un hasard: l'auteur a le chic pour donner de la puissance à cette Rwandaise à l'esprit farouchement libre, capable de poser les questions qui dérangent. 

D'ailleurs, rien ne semble rapprocher Noah de Lashana au-delà d'un loisir commun. Pourtant, tous deux portent le fardeau d'un passé mêlé à un génocide, que chacun gère à sa manière. Dès lors, vaut-il la peine de prendre encore des coups sur le ring, que ce soit sur celui de la boxe thaïe ou celui que ménagent les requins du milieu conservateur genevois? Ou vaut-il mieux s'envoler sur les ailes de l'amour – cette manière de face à face où, comme pour la boxe thaïe, on n'arrive à rien sans cœur?

La ville de Genève apparaît à travers mille allusions dans "Ring", qui cite plus d'un établissement public chargé d'histoire, à commencer par celui que hanta Lénine dans ses jeunes années. Même le père Glôzu, cafetier légendaire récemment décédé, parvient à balader son fantôme dans les lignes de ce court roman. Il y a aussi la mention de tel ou tel quartier, ou de l'un ou l'autre ancêtre marquant.

"Ring" est un roman riche, capable de dessiner en peu de lignes des rapports humains tendus et violents sous des dehors feutrés, dont certains aspects auraient même mérité d'être développés davantage. Profondément actuel par le contexte, intemporel voire universel par la description de rapports humains qui sont souvent faits de duels et de confrontations, il est porté par une écriture efficace et directe, qui flirte parfois avec la familiarité de l'oral pour davantage de pugnacité.

Florian Eglin, Ring, Lausanne, BSN Press, 2021.

Lu par Francis Richard.

lundi 15 mars 2021

Julien Burgonde, du tonnerre de Zeus au clonage humain

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Julien Burgonde – Et si Phidias, le sculpteur grec auquel on doit l'Acropole, revenait parmi les vivants, vingt-cinq siècles plus tard? Telle est l'idée de départ du vaste roman "Le retour de Phidias" de l'écrivain Julien Burgonde, cancérologue et chercheur qui écrit ses œuvres de fiction sous pseudonyme – des œuvres qui brassent les thèmes de la vie et de la mort, de la musique classique et de l'histoire. Autant d'éléments qu'on retrouve dans "Le retour de Phidias". Mais il n'y a pas que ça...

Il est piquant de relever, cependant, que "Le retour de Phidias", paru tout récemment, résonne comme par hasard avec l'actualité. En fin de semaine dernière, en effet, le Premier ministre anglais Boris Johnson rappelait que les "marbres Elgin", pièces détachées du Parthénon actuellement exposées au British Museum, appartiennent de façon légitime à la Grande-Bretagne et qu'une restitution à la Grèce est exclue. 

Justement, c'est bien autour de ces marbres que l'intrigue se noue: dans le roman, l'Etat grec a trouvé des documents qu'on croyait perdus, renforçant ses droits sur ces précieuses sculptures de Phidias. Comment faire pour ne pas perdre la face? Cloner Phidias à partir de sa dépouille vieille de vingt-cinq siècles paraît une option intéressante... et si folle qu'elle soit, c'est elle qui va porter ce roman.

Folle, elle est également porteuse de réflexion sur les questions liées au clonage, et en particulier au clonage humain. En une glaçante douceur, l'auteur pose peu à peu les questions que pose la création d'un être humain hors parentalité normale, à partir de simples gènes plus ou moins bien conservés. Pour donner un visage à ces questions – et même plusieurs –, il met en scène les gens du conseil d'administration du musée, désespérément à la recherche d'une manière de sortir par le haut d'un différend international. 

Quelqu'un suggère le clonage de Phidias en vue d'en faire un esclave moderne qui sculpte docilement le marbre: c'est Mélissa, la conservatrice des antiquités grecques et romaines du British Museum, métisse venue de la Barbade. Tout au long du roman, l'auteur interroge l'éthique liée au clonage humain. Cela, en y injectant un truc puissant qui fascine et fausse tout: l'amour...

C'est que Mélissa, mère porteuse volontaire du nouveau Phidias, va tomber amoureuse de celui-ci. Relation trouble bien sûr, incestueuse quelque part puisque Mélissa est à la fois mère et amante, mais sincère. Le lecteur peut être choqué; mais il peut aussi comprendre que l'univers du "Retour de Phidias" est marqué par la vie des dieux antiques, qui ne s'embarrassaient pas de telles questions. Cette mythologie bourrée de légendes vient irriguer "Le retour de Phidias", suggérant que le monde des mortels et celui des dieux est finalement poreux. 

Cela passe par la superstition: par une belle inspiration, l'auteur recrée un Phidias qui semble constamment vivre dans un système dicté par le panthéon grec, qui offre une explication mythique à toute chose sur Terre. C'est précieux: en particulier, lors d'une fuite qui a tout d'une moderne odyssée, Phidias admire les monuments de l'Europe actuelle (Vézelay, la cathédrale d'Amiens, Florence, le David de Michel-Ange...). Cela aurait pu n'être qu'une balade touristique revisitant des choses vues et revues; mais le filtre de lecture mythologique de Phidias permet d'offrir sur les splendeurs de l'Europe un regard inédit, habilement reconstruit, qui évite l'ennui. 

Cette mythologie va jusqu'à donner une couleur fantastique à l'épilogue du "Retour de Phidias", qui relate la fin des principaux personnages du roman. Comment ne pas y voir la revanche des dieux qu'on a voulu défier, en particulier en faisant revenir un mortel des Enfers? Tel que pensé par le Conseil d'administration du British Museum, le clonage d'un humain célèbre apparaît dès lors comme un exemple du péché d'hybris. 

En résonance ample avec "Mais où est passée la Vénus de Milo?" de José Seydoux, enfin, l'auteur du "Retour de Phidias" évoque quelques-uns des vastes enjeux de la restitution des œuvres d'art par les musées occidentaux. Erudit s'il en est, prenant le risque de quelques longueurs où l'auteur se fait plaisir (on pense à la visite du musée Barbier-Mueller de Genève), "Le retour de Phidias" plaira aux amoureux de la culture grecque antique qui y trouveront plus d'une pépite. Comme il n'y a pas que la Grèce antique dans la vie, cependant, l'auteur s'amuse aussi à envoyer de nombreuses références à la culture occidentale, en particulier à la littérature française et à la musique classique. 

Julien Burgonde, Le retour de Phidias, Lausanne, Plaisir de lire, 2021.

Le site des éditions Plaisir de lire.

Lu par DamierFrancis Richard.

dimanche 14 mars 2021

Dimanche poétique 490: Louise Labé


Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés

Ô beaux yeux bruns, ô regards détournés
Ô chauds soupirs, ô larmes épandues,
Ô noires nuits vainement attendues
Ô jours luisants vainement retournés !

Ô tristes plaints, ô désirs obstinés,
Ô temps perdu, ô peines dépendues,
Ô mille morts en mille rets tendues,
Ô pires maux contre moi destinés !

Ô ris, ô front, cheveux, bras, mains et doigts !
Ô luth plaintif, viole, archet et voix !
Tant de flambeaux pour ardre une femelle !

De toi me plains, que tant de feux portant,
En tant d'endroits d'iceux mon coeur tâtant,
N'en est sur toi volé quelque étincelle.

Louise Labé (1524-1566). Source: Poésie.Webnet.

dimanche 7 mars 2021

Dimanche poétique 489: Charles Guérin


Ton coeur est fatigué des voyages...

Ton coeur est fatigué des voyages ? Tu cherches 
Pour asile un toit bas et de chaume couvert, 
Un verger frais baigné d'un crépuscule vert 
Où du linge gonflé de vent pende à des perches ?

Alors ne va pas plus avant : Voici l'enclos. 
Cette porte d'osier qui repousse des feuilles, 
Ouvre-la, s'il est vrai, poète, que tu veuilles 
Connaître après l'amer chemin, le doux repos.

Arrête-toi devant l'étable obscure. Ecoute. 
L'agneau bêle, le boeuf mugit et l'âne brait. 
Approche du cellier humide où, bruit secret,
Le laitage à travers les éclisses s'égoutte.

C'est le soir. La maison rêve ; regarde-la, 
Vois le feu qu'on y fait à l'heure accoutumée 
Se trahir dans l'azur par une humble fumée. 
Mais tu cherchais la paix de l'âme ? Entre : Elle est là.

Charles Guérin (1873-1907). Source: Poésie.Webnet.

samedi 6 mars 2021

"El Hadj", une symphonie pointilliste

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Mamadou Mahmoud N'Dongo – C'est devenu une marque de fabrique chez l'écrivain Mamadou Mahmoud N'Dongo: l'auteur affectionne les chapitres extrêmement courts. On le relève dès son deuxième roman, le rapide "El Hadj", qui revisite l'ambiance des récits de mafia dans une manière pointilliste.

Quelle est l'histoire, du reste? Elle peut paraître classique, c'est juste celle d'El Hadj qui, placé au cœur de l'histoire, aimerait prendre ses distances avec le milieu criminel de banlieue dont il est un élément. Pas si facile! L'auteur dessine autour de lui les pressions qui poussent malgré lui à rester, à accepter une dernière mission. 

El Hadj se retrouve en effet tendu entre le cœur et la raison: sa copine veut qu'il se range, le milieu veut le garder. Voilà une tension commune, déjà vue dans plus d'une tragédie classique, revisitée dans l'esprit des loyautés du monde des banlieues parisiennes où l'on est toujours aux limites de la légalité, et pas toujours du bon côté.

Quelle structure pour faire vivre El Hadj? Sacré conte de Noël: l'auteur choisit de faire commencer son roman par une belle nuit de la Nativité, où l'on se débarrasse du cadavre, dûment découpé en morceaux. Il est permis de considérer ce Noël comme une porte d'entrée ménagée par l'auteur à l'attention d'un de ses personnages, converti au christianisme et péniblement convaincu.

Ce christianisme fait écho à un contexte où l'ambiance dominante est quand même musulmane, ce que le lecteur devine rien qu'au titre de l'ouvrage et au nom de son personnage principal. Un nom qui pose son homme: "El Hadj", c'est celui qui a fait le pèlerinage à La Mecque. Cela lui permet de persister dans un contexte où les rapports de force sont la norme.

Mêlant christianisme et islam, ce substrat religieux entre en résonance de façon choquante avec la couverture des personnages du roman: le cinéma porno. Pointilliste pour éviter toute forme de voyeurisme, l'auteur en révèle quelques aspects tirés des coulisses, à l'instar de tel hardeur qui bande d'une façon inquiétante. "El Hadj" apparaît dès lors comme un roman qui place les grands monothéismes face à leurs hypocrisies.

Mais parlons musique: tout cela est porté par une écriture millimétrée. Il y a bien sûr la brièveté des chapitres, savamment calculée. Aucun mot n'y est de trop, et les passages d'un chapitre à l'autre entretiennent le suspens. Et chaque chapitre s'avère centré, à fond comme autant de zooms, sur un élément précis de l'action. Même dans les dialogues, il n'y a pas un mot de trop. Quant aux parties du roman, leur titre emprunte au champ lexical de la musique. 

Et pour dire la guerre des clans qui sous-tend "El Hadj", les mots sont ceux du monde des truands de la couronne qui entoure Paris. Cela, sans excès ni folklore: soucieux de recréer un univers en le rendant accessible à ceux qui n'en sont pas, l'auteur joue avec succès la carte de la discrétion et du verbe ciblé. Ainsi, de part et d'autre, on se comprend, tout au long d'une éclatante symphonie des banlieues en cinq mouvements et un prélude.

Mamadou Mahmoud N'Dongo, El Hadj, Paris, Le Serpent à plumes, 2008.


jeudi 4 mars 2021

Samuel Doux, funérailles et fantômes

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Samuel Doux – "Depuis l'enfance mes souvenirs tombent comme des murs sans fondations et disparaissent." C'est ainsi que débute "Dieu n'est même pas mort", le premier roman de l'écrivain Samuel Doux. Celui-ci prend prétexte du décès d'une grand-mère, celle d'Elias Oberer, pour relater l'histoire de toute une famille juive européenne, forcément marquée par l'Histoire, sur quatre générations qui couvrent pour ainsi dire un siècle. Et tout finit à Poitiers...

C'est là qu'Elias Oberer se retrouve, contraint malgré lui d'organiser les funérailles de sa grand-mère, suicidée. Elias Oberer a quelques chose de Samuel Doux, dans la mesure où tous deux sont scénaristes. 

Le lecteur découvre en Elias Oberer un personnage pas très famille, antihéros chargé de faire face à une situation qui concerne et gêne tout un chacun. Le fil rouge de "Dieu n'est même pas mort" est dès lors constitué de tous ses vieux fantômes: ces souvenir qui sont comme des murs disparus, ils vont resurgir soudain. Et ils entreront en résonance avec les soucis concrets des préparatifs. Une bague d'argent sertie de diamants, introuvable, sert de fil rouge – par son caractère dérisoire en dépit de son prix supposé, l'objet peut aussi faire figure de McGuffin.

D'autant plus que personne n'aurait très envie d'avoir un souvenir de la défunte. L'auteur dessine ici le portrait d'une femme toxique, lourde, prompte à rabaisser, ayant du mal avec la notion de bonheur. Cela, même si face aux voisins, elle apparaît parfaitement aimable. Côté famille, c'est à sa troisième tentative qu'elle réussit son suicide. Et la méthode rappelle, et c'est glaçant, celle, trop bien connue, des nazis assassins.

Ces nazis ne sont qu'une étape, certes terrible, sur le parcours de la famille dont Elias Oberer est issu. A peine juif, si ce n'est de culture, celui-ci se retrouve cependant héritier d'une histoire familiale qui a connu les pogroms en Pologne, la fuite à l'étranger, le choix de la France, le national-socialisme. En structurant son roman de façon polyphonique, l'auteur donne la parole à plusieurs personnages, ancêtres qui ont vécu ces épisodes dans leur chair. 

On relève incidemment que, de façon presque classique, comme pour jouer des stéréotypes afin de dire que les juifs décrits dans "Dieu n'est même pas mort" sont typiques, l'auteur indique que tout le monde dans la famille a travaillé dans le commerce des tissus – on pense aux "Schmattes" de "Un monde sur mesure", roman certes plus tardif de Nathalie Skowronek. Le point de vue sur le métier montre lui aussi une évolution des personnages, des forains indépendants et habiles jusqu'au représentant sûr de lui mais au service d'une entreprise.

Elias Oberer voit remonter ses racines juives au fil des pages, et ça secoue – les voix de ses ancêtres résonnent, et même s'il ne les entend pas, elles semblent l'impacter, d'autant plus que l'auteur s'arrange pour que les épisodes du passé paraissent se répéter au présent. Mais ce qui secoue aussi, plus amplement, ce sont les rencontres successives que fait le personnage à Poitiers, une petite ville que ce Parisien ne retrouve qu'à regret. Rencontres improbables: une famille bulgare miséreuse qui habite de façon clandestinement dans le même hôtel que lui, un patron de kebab avec lequel il parle football, le gars des pompes funèbres, une serveuse qu'il aura trouvée charmante. Rencontres fugaces, sans lendemain, moments d'humanité pourtant.

Ce roman polyphonique ne surjoue pas les voix en changeant de narrateur: la polyphonie sert avant tout à additionner les points de vue au travers des années pour recréer de façon serrée le destin torturé d'une lignée. Il en résulte une forte impression d'unité, renforcée par une écriture en longs paragraphes qui transcrit les dialogues à l'avenant, en italique: plus d'une fois, ce sont les voix du passé qui résonnent, et l'auteur a jugé pertinent, à juste titre, de les mettre en forme de façon atypique. Ainsi vont les familles...

Samuel Doux, Dieu n'est même pas mort, Paris, Julliard, 2012.

Lu par AnitaFannyVéronique D..

Le site des éditions Julliard.

mardi 2 mars 2021

Avec Vincent Edin dans les méandres obscurs de la philanthropie

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Vincent Edin – La philanthropie, le journaliste Vincent Edin a connu. Il est passé par là, ce qui lui a permis de découvrir de l'intérieur ce domaine d'apparence aimable. "Quant la charité se fout de l'hôpital" est une synthèse à la fois rapide, concentrée et percutante de ses zones d'ombre.

Le malaise saisit le lecteur dès le prologue, qui évoque le lancement de l'opération Pièces Jaunes par Brigitte Macron, il y a peu, en présence de Didier Deschamps. Rappelons-le: l'opération a pour but de soutenir financièrement le secteur hospitalier public. L'auteur met en regard cet acte de quasi-mendicité avec celui de multimilliardaires qui ne paient pas suffisamment d'impôts. Ce faisant, il oppose la charité, basée sur le don, et la solidarité, fondée sur l'impôt.

Je me permets une brève digression terminologique: il est permis, avec Raoul Follereau, de distinguer la charité, qui est une vertu chrétienne, de l'aumône, qui serait cette vertu sans l'amour sincère. Inutile, la digression? Pas forcément. Certes, l'auteur a sans doute voulu faire un jeu de mots porteur pour faire un bon titre. Mais c'est aussi porteur de sens... 

L'auteur, en effet, souligne les racines chrétiennes de la charité à l'américaine en donnant quelques exemples historiques d'acteurs qui se rachètent une conduite en donnant pour les bonnes causes: on est bon côté pile, on triche côté face. 

Cette charité a ses limites, que l'auteur explique: elles sont limitées dans le temps et dans l'espace, et sont souvent portées par un storytelling voyant et avantageux pour le (riche) donateur. On est fort loin d'un saint François de Sales qui disait: "Le bruit ne fait pas de bien, et le bien ne fait pas de bruit."! Ainsi, mieux vaut donner pour Notre-Dame de Paris que pour une discrète hotline pour recevoir les plaintes des femmes battues: il est plus facile et voyant d'afficher les noms des sponsors sur un mur de Notre-Dame que sous le numéro de téléphone de la hotline.

A cela, l'auteur oppose l'impôt, conçu comme porteur de solidarité surtout s'il est progressif, qui n'a pas les inconvénients précités du don: il s'applique l'ensemble des contribuables, et les fonds ainsi recueillis servent à des degrés divers à tout le monde dans la juridiction correspondante. Par exemple par le biais de l'hôpital, d'une criante actualité en ces temps de pandémie. 

Et voilà où l'auteur veut en venir: en cherchant outrageusement à échapper à l'impôt, y compris par les dons défiscalisés, les ultra riches enlèvent d'importants moyens à l'Etat. En regard, les dons qu'ils consentent sont peu de chose et enrichissent surtout les donateurs. 

Dans un premier temps, l'auteur choisit des exemples connus de tous, aux Etats-Unis, pays modèle en la matière: sans surprise, il sera question de personnages tels que Jeff Bezos, Mark Zuckerberg ou Bill Gates. Dans un second temps, il observe ce qui se passe en France, nuançant au passage, et c'est peu de le dire, l'idée que le pays serait un enfer fiscal pour les Bernard Arnault et François Pinault – entre autres, mais bien au-delà du "petit" millionnaire.

Enfin, l'auteur a aussi un mot pour celles et ceux qui vivent du don et sont, à ce titre, enclins à soutenir un système finalement inégalitaire qui pousse l'Etat à toujours plus d'efficience (la critique du New Public Management, p. 72, me paraît un poil courte, soit dit en passant... mais c'est un vaste sujet!). Là encore, l'auteur considère qu'un auteur plus justement payé par tous, même et surtout par les plus riches, permettrait de compenser largement le recul de la dynamique du don, largement critiquée. 

Sur un tic social injuste sous ses apparences vertueuses, "Quand la charité se fout de l'hôpital" se présente ainsi comme une base de réflexion rapide, extrêmement synthétique, agréable à lire grâce à un ton volontiers pugnace.

Vincent Edin, Quand la charité se fout de l'hôpital, Paris, Rue de l'Echiquier, 2021.

Le site des éditions Rue de l'Echiquier. Lu en partenariat avec Masse Critique Babelio.