dimanche 16 novembre 2025

Dimanche poétique 717: Emile Nelligan

Mazurka

Rien ne captive autant que ce particulier
Charme de la musique où ma langueur s'adore,
Quand je poursuis, aux soirs, le reflet que mordore
Maint lustre au tapis vert du salon familier.

Que j'aime entendre alors, plein de deuil singulier,
Monter du piano, comme d'une mandore
Le rythme somnolent où ma névrose odore
Son spasme funéraire et cherche à s'oublier !

Gouffre intellectuel, ouvre-toi, large et sombre,
Malgré que toute joie en ta tristesse sombre,
J'y peux trouver encor comme un reste d'oubli,

Si mon âme se perd dans les gammes étranges
De ce motif en deuil que Chopin a poli
Sur un rythme inquiet appris des noirs Archanges.

Emile Nelligan (1879-1941). Source: Bonjour Poésie.

samedi 15 novembre 2025

Cœur de pierre, cœur de chair: entre crimes et lumières

TRUEB

Vanessa Trüb – Cœur de pierre: tout un chacun a en tête cette image d'inhumanité héritée de l'Ancien Testament et passée dans le langage commun. C'est sur cet imaginaire que l'écrivaine Vanessa Trüb, également pasteure dans le canton suisse de Vaud, construit une intrigue policière aux couleurs sombres. Son titre? "De pierre et de chair". 

De la part de l'auteure, le titre de cette fiction est tout un programme, vu que le cœur de la victime dont il sera question tout au long de l'intrigue a bel et été remplacé par un caillou.

Secrets de famille

Si la romancière assume un moindre réalisme lorsqu'elle décrit le mode de fonctionnement de la police (on pense à la facilité à laquelle Nathan Redlink, l'enquêteur, cède au charme de la pasteure Viviane, qui peut pourtant presque passer pour une suspecte), elle s'attache à développer de manière crédible et approfondie un secret de famille étendu sur quatre générations. 

Ce secret de famille, elle le relate de manière intrigante et anonymisée, mettant en scène des personnages masqués aux actes terribles: il est question d'enfance et de jeunesse placée, de viols incestueux résultant en une généalogie chahutée, et d'une femme sociopathe. Ainsi se développe la structure duale, classique, de "De pierre et de chair", mettant en parallèle, dans des chapitres distincts, les agissements d'un criminel et les tâtonnements de la police. Le suspens est-il total? Pas tout à fait: en page 189, l'auteure met en lumière, juste un peu trop, le personnage anonyme par lequel tout est arrivé.

La vie d'une paroisse protestante

"De pierre et de chair" excelle lorsqu'il s'agit de donner à voir certaines situations et certains enjeux liés à l'église réformée du canton de Vaud, dans sa version villageoise. La pasteure Viviane apparaît comme la vectrice d'une lecture progressiste de la Bible et du message du Christ. En parlant de Dieu comme un "Père-Mère", en particulier, elle est le reflet de débats récents survenus au sujet du genre du Dieu des chrétiens. 

On trouve aussi, chez elle, ce goût des rituels à bases de bougies qui peuvent paraître dérisoires ou gentillets. Reste cependant que par-delà les formes et convenances, Viviane, belle femme, sait animer sa paroisse, et se révèle constamment fidèle à elle-même et à sa religion, sans compter ses pulsions: l'amour est son moteur. Elle tranche avec ses prédécesseurs, pasteurs rigides et, le lecteur le découvre peu à peu, parfaits tartufes.

Sombre crime

Il est sombre, le crime qui ouvre "De pierre et de chair", et ce qu'il révèle au fil de l'enquête menée par Nathan Redlink et son équipe est pour le moins glaçant. En plaçant son intrigue à la fin de l'automne, cependant, la romancière s'offre une belle opportunité de créer ponctuellement des plages de lumière annonciatrices de la fête de la Nativité: le rite des Feux de l'Avent, tout comme les biscuits de saison, entre autres, y contribuent.

"De pierre et de chair" se pare ainsi, au fil d'une intrigue aux pistes vraies ou fausses mais bien soignées, des couleurs de Noël. Ces couleurs font habilement réponse à un contexte des plus noirs, greffé dans un environnement villageois vaudois qui, derrière ses aspects paisibles, cache plus d'un terrible secret.

Vanessa Trüb, De pierre et de chair, Lausanne, Favre, 2025.


mardi 11 novembre 2025

Au temps des hérésies, quand Ogoz n'était pas encore une île

MAILLARD

Alain Maillard – C'est au treizième siècle que se déroule "Hérésie, mon amour" d'Alain Maillard. C'est le temps des hérésies et des débuts de l'Inquisition, mais aussi des Croisés. L'écrivain relie ces éléments historiques, y mêle un brin de fiction et compose une intrigue solide qui se noue du côté de Montsalvens, quelque part entre les villages suisses de Charmey et de Broc, où se trouvent encore des ruines qui auraient pu abriter certains épisodes déterminants de ce roman.

Les hérétiques? Ici, ce sont les vaudois, inspirés de la doctrine de Valdès, soucieuse d'un christianisme plus pur, avide de pauvreté et de contact direct avec Dieu via les Saintes Ecritures traduites en langue vernaculaire, sans passer par l'Eglise, perçue comme rigide et ayant perdu ses idéaux – un goût de Réforme avant l'heure! L'intervention d'un personnage qui a fait les Croisades, Odon d'Ogoz, permet à l'auteur d'évoquer tout un monde d'exégèses qui évolue en parallèle à un catholicisme centré sur lui-même et réfractaire à toute contradiction. 

Dès lors, "Hérésie, mon amour" est riche en questionnements religieux, animés par des personnages avides de débats sincères ou intéressés: si Rodolphe le Bougre, inquisiteur sévère s'il en est (il inquiète même sa hiérarchie), ne cherche qu'à piéger les vaudois qu'il doit juger en vue d'une condamnation au bûcher, Odon d'Ogoz, vieillard acquis à la pratique vaudoise, apparaît comme un homme large d'esprit, capable de puiser le meilleur dans les idéologies religieuses qu'il a pu côtoyer – même l'islam des Sarrasins. Les lettres qu'il écrit à Gauthier en témoignent, et l'auteur prend le soin de leur donner une musique particulière, doucement archaïque, qui prend le contrepoint d'une narration romanesque savoureuse.

Car oui: créer un roman uniquement sur des débats religieux aurait été fort aride. Mais l'auteur sait aussi raconter une véritable intrigue, passionnante, teintée d'épisodes sentimentaux forts. On pense bien sûr à la communion entre les âmes de Jehanne, belle femme d'âge mûr acquise à la foi des vaudois, charismatique, peut-être sorcière (l'auteur n'utilise pas ce terme, mais Jehanne agit largement comme telle) et à ce titre considérée comme une meneuse du groupe des vaudois, et d'Odon. L'auteur sait aussi se souvenir du duel légendaire qu'Odon d'Ogoz a mené contre un rival et qui a tué la femme qui constituait l'enjeu du duel: en conférant à cet épisode un contexte et de la chair, l'écrivain le rend pour ainsi dire véridique aux yeux du lecteur. Une authenticité distanciée: par cet aspect, l'auteur fait revivre le village de Pont-en-Ogoz, aujourd'hui englouti sous les eaux du lac de la Gruyère, dont seules dépassent les deux tours d'un château en ruine (voir la couverture du livre), juchées sur ce qui est aujourd'hui une île. 

Enfin, la rumeur de miracles survenus à Lausanne sous l'égide de la Vierge Marie (nous sommes avant la Réforme, pour mémoire) vient conférer à l'intrigue une note de fantastique pétrie de doute: l'un des personnages féminins du roman paraît certes miraculé, mais a-t-elle simulé pour échapper à un mariage dont elle ne voulait pas? Cette piste narrative, le lecteur la suit aussi avec intérêt. 

"Hérésie, mon amour", peut ainsi paraître court comme roman, mais qu'on ne s'y trompe pas: l'auteur a su construire une intrigue riche, accrocheuse grâce à des chapitres courts dont la musique est entrecoupée de manière bienvenue par le rythme particulier des lettres d'Odon. Bien documenté, ce roman réussit à recréer, entre aspects historiques réels, suppositions et éléments imaginés, toute une époque, avec ses mentalités et ses ambiances. Les décors même sont soignés, tant par les descriptions que par la manière dont l'auteur relate ce qu'ils évoquent dans le cœur et l'âme des personnages qu'il met en scène.

Alain Maillard, Hérésie, mon amour, Lausanne, Favre, 2025.

Le site des éditions Favre.

Lu par Philippe Poisson.

dimanche 9 novembre 2025

Dimanche poétique 716: Victor Segalen

Stèle provisoire

Ce n'est point dans ta peau de pierre, insensible, que ceci aimerait à pénétrer ; ce n'est point vers l'aube fade, informe et crépusculaire, que ceci, laissé libre, voudrait s'orienter ;

Ce n'est pas pour un lecteur littéraire, même en faveur d'un calligraphe, que ceci a tant de plaisir à être dit :

Mais pour Elle.

*

Vienne un jour Elle passe par ici. Droite et grande et face à toi, qu'elle lise de ses yeux mouvants et vivants, protégés de cils dont je sais l'ombre ;

Qu'elle mesure ces mots avec des lèvres tissées de chair (dont je n'ai pas perdu le goût), avec sa langue nourrie de baisers, avec ses dents dont voici toujours la trace,

Qu'elle tremble à fleur d'haleine, – moisson souple sous le vent tiède, – propageant des seins aux genoux le rythme propre de ses flancs – que je connais,

*

Alors, ce déduit, enjambant l'espace et dansant sur ses cadences ; ce poème, ce don et ce désir, –

Tout d'un coup s'écorchera de ta pierre morte, oh ! précaire et provisoire, – pour s'abandonner à sa vie,

Pour s'en aller vivre autour d'Elle.

Victor Segalen (1878-1919). Source: Bonjour Poésie.

samedi 8 novembre 2025

Bonnes nouvelles des planètes

THOMAS
Jean-François Thomas – Quinze textes de science-fiction pour un recueil peu banal: c'est le programme de "Magiciennes dentelées et autres récits" de Jean-François Thomas. Après plusieurs romans, dont "Le Cri du lézard", l'écrivain s'y essaie aux formes courtes de la littérature, avec beaucoup de qualités. Mentionnons d'emblée la plus forte d'entre elles: cette capacité à recréer en peu de pages des mondes lointains et à les rendre accessibles même à des lecteurs peu férus de science-fiction. Cela, avec une écriture généralement fluide et soucieuse de réalisme.

"Magiciennes dentelées et autres récits" est traversé par la question de l'habitabilité de mondes lointains, qu'on peut percevoir comme le miroir de la possibilité même d'habiter sur Terre. Aucune planète n'est jamais vraiment hostile pour l'auteur, mais elle n'est pas non plus forcément accueillante. Amené à découvrir cette ambivalence, le lecteur sera surpris par exemple par ce qui empoisonne la vie des colons terriens dans "Les tubercules de Trivia", ou par la duplicité astucieuse des habitants de Chakrouar III dans la nouvelle éponyme. Cette question de l'habitabilité se prolonge dans "Bon débarras", malicieuse évocation d'un personnage féru de bricolage: et si la science-fiction pouvait raconter le recyclage?

Situées sur Terre, les nouvelles "Magiciennes dentelées" et "Stupre et faction" marient les genres à leur manière. L'intrigue de "Magiciennes dentelées", construite sur un fond écologiste et structurée comme une intrigue policière, ne manque pas de surprendre le lecteur, attrapé par une explication scientifique. Quant à "Stupre et faction", son ambiance rétro et délicieusement sexy, inspirée sans doute de la tradition des "No Pants Day", résonne avec les aïeux français du polar: Maurice Leblanc et Gaston Leroux. On en viendrait à aimer le narrateur, redresseur de torts autoproclamé, aux prises avec un certain professeur Tumlassus... et l'on se souvient bien sûr, avec un sourire en coin, de l'artiste Spencer Tunick.

Il est utile de relever encore que, en plus de nouvelles classiques habilement développées qui assument leur lien avec la Suisse à l'occasion, entre autres à travers une onomastique cosmopolite qui n'oublie pas la nation à la croix blanche, l'écrivain place dans son recueil "Magiciennes dentelées et autres récits" une brassée inattendue de poèmes de science-fiction. L'alexandrin n'y est pas toujours parfait, mais sa seule impression suffit à créer une musique à l'oreille du lecteur de "J'ai croisé des vaisseaux". Humaniste enfin, le poème "Réfugiés" interpelle le lecteur une dernière fois dans le livre: que ferais-tu si des extraterrestres demandaient l'asile à la Terre? 

Voilà qui donne à réfléchir, une dernière fois, après tant de textes dont la tonalité se révèle inquiète à plus d'une reprise: s'il n'est plus possible de vivre tranquilles sur Terre, où dans l'univers sera-t-il possible de le faire, et à quel prix?

Jean-François Thomas, Magiciennes dentelées et autres récits, Vevey, Hélice Hélas, 2025.

Le site des éditions Hélice Hélas.


dimanche 2 novembre 2025

Dimanche poétique 715: Catherine Balaÿ

Soupape

J'ai envie d'sortir d'ma soupape
Y a un garçon qui m'attend
Partout je vais et je me tape
Et la paroi s'en va glissant

Un cri de guerre qui me frappe
Déterre la hache du tourbillon

Ma terre est vide, ton sang m'rattrape
Déterre la hache du tourbillon

Mon monde va s'éclairant

La vie me tourne, je me tâte
Avancer devient mon blason
Sa terre s'fait mienne
Sa vie m'échappe
Faut que je sorte de ma prison

J'y étais bien, vive les colacs
Mais trop petite pour l'ambition
D'une nana aimant cravate,
Sourire de lynx et diapason

L'enfant en moi rechigne à l'acte
mais la femme sort à coups de talon
Et franchit toues les étapes
Pour te gagner, beau trublion

L'enfant va s'éclipsant

Je te rejoins... pressons pressons
Le nourrisson devient chanson
Je te rejoins... allons allons
Pas de terreur: il est sur l'pont.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.

jeudi 30 octobre 2025

Mademoiselle, aimante et bien dans ses santiags

BALAY
Catherine Balaÿ – Entre nouvelle et poésie, le cœur de l'écrivaine stéphanoise Catherine Balaÿ balance, tout comme sa plume. Mêlant les deux genres, son recueil d'écrits "Mademoiselle ne sert à rien" a connu une première publication en 2012; il a été réédité en 2025, à 20 exemplaires, aux éditions stéphanoises Abribus: avis aux collectionneurs! Un avis d'autant plus important que le lecteur, avant même de le collectionner, ressortira vivifié de ce court ouvrage.

Que les textes soient en vers ou en prose, en effet, la romancière trouve toujours moyen d'accommoder, en travaillant ses écrits, le rythme de son propos. Cela passe bien sûr, on le remarque dès "Soupape", poème liminaire qui donne le ton du livre, sculpté en jouant de l'apostrophe avec adresse. Dans le même esprit, quelques apocopes et tours de langage finissent de conférer à "Mademoiselle ne sert à rien" une manière d'oralité tout à fait personnelle, empreinte de fraîcheur.

Les nouvelles sont marquées par une appétence certaine pour les jeux de mots et pour l'imaginaire qu'ils font naître. Une sœur au look gothique impressionnant donne ainsi le ton dans "L'aut'mordue de la mort", portrait littéraire joueur qui aime creuser l'imaginaire du noir, du blanc, voire du rouge. Cela, en évitant le jeu facile de la séduction gothique: le personnage portraituré n'a guère un physique agréable. Ce qui permet à l'auteure d'aborder une autre question, classique mais judicieuse: celle de la femme d'aujourd'hui, naviguant entre les stéréotypes et les jeux de rôles et d'injonctions sociales – de beauté, entre autres.

Pièce de bravoure du recueil, "Madame" évoque une théière, ni plus ni moins. Dès l'incipit, et même si les voies semblent diverger par la suite, force est de penser à la nouvelle "Le mannequin" qui ouvre le recueil "Instantanés" d'Alain Robbe-Grillet. Mais alors que le héraut du Nouveau Roman s'astreint à un style à l'extrême sobriété, l'auteure de "Mademoiselle ne sert à rien" choisit de faire chanter les mots sans retenue, de leur donner une saveur, dans une musique qui n'oublie pas la sensualité toute maternelle d'une théière grosse des thés qu'elle va verser, jaunes au fond de leur tasse, à ceux qui vont en goûter.

Au fil des textes, le lecteur découvrira encore un début dans la vie d'une femme, symbolisé par un déménagement mené par des hommes et qui, mine de rien, questionne la distribution des rôles sociaux en fonction des sexes de chacune et chacun – et, plus généralement, parfois, la simple quête d'une utilité sociale: Mademoiselle, en qualité de narratrice jeune femme plus ou moins bien dans ses santiags, sert-elle à quelque chose à l'orée de sa vie adulte? A aimer, à travailler, à faire du thé, à considérer l'islam qui affleure çà et là? Quant aux poèmes, ils expriment par la voie du cœur les états d'âme d'une femme aimante. Ce qui est aussi une noble manière de chercher du sens, exprimée avec des mots qui touchent avec tendresse, justesse et franchise.

Catherine Balaÿ, Mademoiselle ne sert à rien, Saint-Etienne, Abribus, 2012/2025.

Le blog des éditions Abribus.