Fattorius
Lectures, poésies, bonnes choses, etc. Ancienne adresse: http://fattorius.over-blog.com.
dimanche 10 novembre 2024
Dimanche poétique 665: Charles Cros
vendredi 8 novembre 2024
Natalie Zina Walschots et les externalités indésirables des super-héros
Natalie Zina Walschots – Déconstruire le monde des super-héros: quelle bonne idée! C'est celle qui sous-tend "Sbires", le premier roman de l'écrivaine et journaliste canadienne Natalie Zina Walschots. Et c'est par la petite porte qu'elle invite son lectorat à revisiter cet univers familier dans un esprit parodique: Anna Tromedlov, dite "Le Palindrome" (vous l'avez?), dite "L'Auditrice", est un "sbire", second couteau intermittent et précaire au service des super-méchants qui servent d'antagonistes aux Superman et autres balèzes.
Bah oui: sbire, c'est un métier comme un autre, exercé par des femmes et des hommes, et c'est ainsi que le voit la romancière. En début d'ouvrage, Anna est à la merci d'appels d'agences d'intérim, en attente du saint Graal d'un contrat à durée indéterminée. Son super-pouvoir, c'est jongler avec les tableaux Excel. Elle a quelques collègues de galère telles que June à l'odorat surdéveloppé, elle accepte une mission, elle se fait piéger... et la convalescence l'amène à faire ses propres calculs. Et si, compte tenu des externalités indésirables, les super-héros étaient plus dangereux qu'utiles?
La romancière réussit un renversement de situation intéressant, donnant aux méchants désignés le rôle de sauveurs face à des super-héros qui cassent tout et tuent, accidentellement ou non, pourvu que ce soit pour la bonne cause du moment. Ce renversement des fronts finit par se concentrer sur un super-héros imaginé pour l'occasion, peu profilé mais presque invincible, surnommé Supercollisionneur.
S'il joue avec les codes du genre narratif des histoires à super-héros, "Sbires" se pose aussi comme un roman critique et désenchanté sur le monde du travail vu comme une manière comme une autre d'exploiter l'humain et même le surhumain: la précarité est la norme chez les sbires comme chez les acolytes (les associés des super-héros), et les Viandes, auxquels l'auteure attribue un genre grammatical hésitant, paraissent encore moins humains qu'un ouvrier à la chaîne dûment taylorisé. Chefs inaccessibles, promotions difficiles à obtenir malgré un vrai talent, lieux de travail peu engageants, risques existentiels: bosser pour un super-héros ou un super-vilain n'a rien d'enchanteur.
Et ce roman, est-ce de la kryptonite comme le promet Benjamin Patinaud, le préfacier de l'édition française? Euh, pas tout à fait. En présence d'un tel programme, en effet, le lecteur aurait pu s'attendre à une narration plus fulgurante et rapide, rythmée par exemple à l'aide de chapitres plus brefs. Il n'est par ailleurs pas toujours évident de rendre avec des phrases, qu'on lit une à une, l'instantanéité percutante d'une case de bande dessinée riche en informations que le lecteur prend, laisse ou garde inconsciemment en mémoire pour la suite.
Donc, si certaines scènes sont bien trouvées (par exemple celle où il faut trimballer le pré-cadavre de Supercollisionneur pour actionner les systèmes de sécurité basés sur ses données biométriques), elles tombent un peu à plat à force de détails. On se trouve cependant à sourire à certains gags récurrents et bien observés, comme l'idée du café plus ou moins bon, plus ou moins sucré et plus ou moins trafiqué – le café étant devenu par excellence la boisson des chevilles ouvrières du capitalisme.
Enfin, on peut être surpris que ce roman ait trouvé sa place dans les ventes américaines de littérature LGBT+: si la plasticité de personnages plus ou moins transhumains permet, en matière d'orientations affectives et sexuelles, une fluidité qui n'irait pas forcément de soi dans un monde romanesque plus réaliste et conventionnel, celle-ci n'apparaît pas comme l'un des moteurs de l'intrigue.
On sort dès lors essoufflé d'un si long ouvrage, qui étire ses péripéties et violences sur des pages souvent trop détaillées. Au-delà de l'originalité de l'idée de départ, aurait-il mieux valu se concentrer sur quelques thèmes de société plus ciblés, ou alors y aller à fond dans la rigolade et dans la parodie pour que les pages tournent plus vite? Le débat est ouvert (et les commentaires sous ce billet aussi, tiens...).
Natalie Zina Walschots, Sbires, Vauvert, Au Diable Vauvert, 2024. Traduction de l'anglais (Canada) par Gaëlle Rey. Préface de Benjamin Patinaud.
Le site des éditions Au Diable Vauvert.
Lu dans le cadre de Masse Critique Babelio:
dimanche 3 novembre 2024
Dimanche poétique 664: Henri-Frédéric Amiel
jeudi 31 octobre 2024
Claude Luezior, une poésie qui se fait voyageuse
Claude Luezior – Voyager avec un poème, ou même plusieurs? Voilà à quoi le poète Claude Luezior invite ses lecteurs l'espace de son dernier recueil, "L'itinéraire". Son regard se révèle changeant d'un poème à l'autre, et invite à pousser, à travers ses vers libres, la porte d'une échoppe comme s'il s'agissait d'aller découvrir une vérité cachée, mais si peu pour peu qu'on fasse l'effort d'aller un peu plus loin.
L'ouverture sur le monde est évidente: l'auteur réunit dans "L'itinéraire" des textes qui évoquent Fribourg, mais aussi des villes d'Europe voire du monde, en Inde ou ailleurs, voire n'importe où sur Terre. Le regard est changeant et assume un côté malicieux, par exemple lorsqu'il s'agit d'évoquer un chat dans une mercerie ("Ne pas déranger!") ou de dire un pharmacien ("Médecines?") ou un agent immobilier âpre au gain ("Agence immobilière").
L'auteur joue parfois la couleur locale orientaliste, en particulier dans "Souvenirs de souks", mais trouble aussi le jeu a priori bien réglé des origines dans "Pas si chinois?", interrogeant doucement quelques stéréotypes au passage.
C'est avec le sourire aussi que le poète joue la carte du pittoresque dans "L'itinéraire". S'il s'avère le plus souvent finaud, c'est dans les poèmes évocateurs de partage qu'il s'avère le plus franc, le plus incisif aussi. Mieux vaut rire des défis d'aujourd'hui en effet, liés au numérique ("Arrêt sur images", décliné en verts courts et tranchants)!
Ce qui n'empêche pas la richesse qu'offre le réel, tant au niveau des rencontres que de ce que l'on partage à table. En une poignée de vers brefs et goûtus, l'auteur le rappelle dans "Bistrots et brasseries", appétissante esquisse de ces lieux où, depuis toujours, se font les rencontres partagées entre humains et victuailles.
Tour du monde, tour des boutiques: tel est l'ambitieux voyage proposé par "L'itinéraire". Celui-ci se fera dans une certaine légèreté, assumée, qui n'exclut pas les questionnements graves comme l'argent à l'aune d'un billet doux ou le rapport à la révolution numérique. Mais qu'on ne s'en inquiète pas: vagabond s'il en est, "L'itinéraire" offre un sourire badin à chacune de ses étapes.
Claude Luezior, L'itinéraire, Paris, Librairie-Galerie Racine, 2024.
Le site de Claude Luezior, celui de la Librairie-Galerie Racine.
Lu par Barbara Auzou.
mardi 29 octobre 2024
Une épopée sous le regard des aigles
Michaël Perruchoud – Enfin! "Épimose" est ce fameux "western d'Asie centrale" auquel l'écrivain Michaël Perruchoud a consacré pas moins d'un millier de pages il y a deux ou trois lustres. Il commence à paraître aux éditions Cousu Mouche, segmenté en trois volumes. Le premier a paru au début de ce mois et il s'intitule "Errances". La suite est d'ores et déjà annoncée.
Le début a de quoi intriguer, avec son point de vue très rapproché sur des soldats qui manient la pelle. Qui sont-ils, où sommes-nous? Peu à peu, cependant, l'univers du roman se dessine, la lumière se fait. Et l'essentiel est là: un certain Daïko Sragal, roi obèse d'un royaume montagnard imaginaire, conquis à la force du poignet, dirige une cour et un petit pays, porté par une paranoïa toute stalinienne. Un émissaire anglais vient lui rendre visite...
"Errances" relate les débuts de Daïko Sragal, fils de commerçants devenu proxénète avant d'avoir envie de voir plus grand. S'il paraît abruti voire ridicule dans certaines situations (il faut l'aider pour qu'il puisse monter à cheval), c'est aussi un homme qui a du flair, cultivé, pétri de lectures qu'il interprète à sa manière, méprisant ses professeurs.
En parallèle, ce sont plusieurs groupes de populations nomades et peu amènes qui évoluent à travers l'Asie centrale au sens large, de la Turquie jusqu'aux confins ouïgours, qui se côtoient et se confrontent tout au long de ce roman. L'intrigue est en effet essentiellement pétrie de conflits et d'escarmouches, dans un monde d'hommes où les femmes semblent plus tolérées que bienvenues, mais jouent le jeu.
Âpre, "Errances" l'est assurément. En poète, l'auteur ne manque aucune occasion de dire, par les mots et par les images, la difficulté qu'il y a à vivre en fuyard ou en brigand dans un environnement montagneux où les lacs peuvent être salés, où les pentes sont inhospitalières aux hommes comme aux chevaux. Sans oublier les femmes: la maternité semble elle-même difficile à vivre, entre impératif d'avancer malgré tout, dans des marches qui poussent les personnages à leurs extrémités.
Cela, dans un monde où la mystique est omniprésente, favorisant chez certains personnages un fatalisme fondé sur des superstitions et des proverbes tout faits. Dieu, qui qu'il soit, est omniprésent dans ce que les personnages ne comprennent pas, et la foi empêche parfois la discussion qui permet d'avancer, ce que l'auteur illustre à plus d'une reprise. Qui sont les aigles qui, mystérieusement, planent sur les personnages de ce roman? Sont-ils un bon ou un mauvais présage? Et qu'est-ce qu'Épimose, après tout?
L'auteur sait dessiner de manière distinctive ses nombreux personnages. Tous ont leurs qualités et leurs défauts, voire leurs traits pittoresques à l'instar de Skolka, petit gars qui aime le sang et se cache dans un manteau militaire trop grand pour lui. Porté par le souffle épique et le lyrisme imagé qui traverse l'œuvre, le lecteur, quant à lui, se délecte de la manière dont l'humanité mise en scène par l'écrivain évolue face à l'adversité dans un monde hostile pour accéder à un idéal, même flou, sachant que ce qui est hostile dans "Errances", ce n'est pas toujours la nature, si rude qu'elle soit...
Michaël Perruchoud, Épimose, première époque: Errances, Genève, Cousu Mouche, 2024.
Le site des éditions Cousu Mouche.
dimanche 27 octobre 2024
Dimanche poétique 663: Esther Granek
samedi 26 octobre 2024
Du jus de tomate pour un roman très olé... olé!
Slick Jones – Non, l'auteur de "Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté" n'est pas un batteur de jazz américain. Slick Jones est sans doute le pseudonyme d'un auteur suisse romand. Il offre avec son petit livre une intrigue policière espagnole en mode pulp fiction, sexuelle et sans filtre, parfaite pour meubler un samedi soir dont certains disent que c'est "l'instant sesque".
"Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté" est porté par une intrigue policière un peu courte sur pattes mais accrocheuse et divertissante, autour d'un détective bien campé, Pedro Cabrera, présenté en une courte préface. Porté sur la chose à la manière d'un San-Antonio espagnol, c'est aussi un consommateur de jus de tomate qui résout ses énigmes en dormant – et, partant, commence chaque enquête par une bonne petite sieste même pas crapuleuse.
Il est permis de voir dans le jus de tomate un symbole du sang versé, typique des polars qui se respectent. Mais l'auteur sait surprendre: si son roman est exempt de cadavres humains, l'intrigue, bien olé-olé, tourne autour d'un toréador riche et arrogant qui se demande qui en veut à sa fiancée. Ce qui permet de développer unilatéralement quelques arguments émotionnels opposés à la corrida. Ceux-ci sont-ils ceux de l'enquêteur ou ceux de l'écrivain qui s'exprime à travers lui? La question est ouverte.
Présenté comme "un haletant thriller très sexuel", ce roman ne manque pas de proposer quelques scènes chaudes et un peu creepy (ah, le coup de la cabine téléphonique!), mais non dépourvues de malice, pour faire bon poids. Le sexe y est amusé ou désabusé: on pense certes aux relations pas du tout professionnelles qui complètent les rapports de travail entre Pedro Cabrera, le détective, et sa secrétaire. Côté humour, ce roman verra le sexe du détective rétrécir, et le lecteur prendra connaissance de l'effet dévastateur des asperges sur certains fluides corporels.
"Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté" se révèle un divertissement agréablement caliente, porté par une plume qui ne s'est fixé aucune limite de type politiquement correct. De quoi s'amuser entre deux lectures plus graves, pourquoi pas? Certes, l'ouvrage est expressément réservé aux adultes (c'est même écrit dessus); ceux-ci ne bouderont pas leur plaisir dans ce pastiche de roman de gare à deux balles huit francs cinquante.
Slick Jones, Pedro Cabrera très à l'aise dans l'arène d'Upékuté, Lausanne, Lubric-à-Brac, 2017.
Le site des éditions Lubric-à-Brac.