mardi 20 mai 2025

Eric Sardaigne et la face cachée des personnages

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Eric Sardaigne – La face sombre d'un humain apparemment bien sous tous rapports peut-elle vraiment être si terrible que ce qu'en raconte Eric Sardaigne dans son deuxième roman, "Des Roses pour m'apaiser"? Il faut le croire: ce roman brouille quelque peu les codes du polar, quitte à paraître glaçant.

De façon générale, en effet, on admet que les policiers sont les gardiens de l'ordre. Mais que peut-il se passer si eux-mêmes deviennent des criminels capables de tuer de sang-froid? Et, accessoirement, de mettre leur morale au placard tout en affichant, face à la société, une apparence bien sous tous rapports? Fidélité de couple incluse? 

Tout cela, l'écrivain stéphanois Eric Sardaigne l'incarne au travers d'une poignée de personnages: le commissaire Damblard, son collègue Delcreux, sa femme Marie-Jo, le barman Théo et quelques autres. Un peu de perversion de la part des uns et des autres et le feu prend, immanquablement: "Des Roses pour m'apaiser" aligne la narration de crimes parfaits, perpétrés par des personnages en position d'orienter les enquêtes.

S'il fonctionne de façon impeccable et donne immanquablement le frisson qu'on attend d'un thriller, "Des Roses pour m'apaiser" aurait mérité d'être un peu plus percutantes par endroits afin de gagner encore en tension, en particulier dans certains scènes vectrices d'introspection. Cela, même si celles-ci sont certes utiles pour comprendre les personnages et leurs motivations les plus intimes.

Le lecteur reconnaît cependant à coup sûr le réalisme saisissant des descriptions de scènes de torture et de cadavres, évocatrices de ce que l'humain peut faire d'abominable à ses semblables. On sent l'ancien professionnel du secteur de la santé qu'est Eric Sardaigne, pour le coup! On garde en mémoire tel ou tel cadavre habilement disséqué ou mort dans des souffrances voulues par l'assassin, ou alors au sort que la sensuelle Marie-Jo réserve à son amant, le commissaire Damblard: on est très, très loin des jeux sadomasochistes consentis entre connaisseurs, si épicés qu'ils puissent être. 

Tout le monde dans ce roman a une bonne raison de tuer. Tout le monde, aussi, aurait pu confier ses griefs à la police. Et tout le monde, y compris les représentants de celle-ci, préfère faire justice lui-même. Qui restera debout à la fin? L'auteur voit dans ce roman une issue heureuse. Elle semble l'être, certes; mais pour le lecteur, n'est-elle pas aussi suprêmement amorale? Le débat est ouvert! Quant au parfum des roses évoquées dans le titre, puis en fin de roman, il n'est pas dépourvu d'une note de fond étrange et inquiétante. Il suffit de voir sur quoi elles poussent...

Eric Sardaigne, Des Roses pour m'apaiser, Saint-Etienne, Editions Abatos, 2023.

Le site des éditions Abatos.

dimanche 18 mai 2025

Dimanche poétique 691: Carole Dailly

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Chagrin langé de brume blanche

Tout autour la lumière

Ne pas souffler sur le brume blanche,
surtout

Enveloppé, le sommeil
Déployée, sa douceur pour tout
Ce qui demande à naître et naît,

Les yeux trop nus
pour la grande lumière

Est restée jusqu'au silence,
et bien après,
Sourire penché sur l'épaule

Carole Dailly (1970- ), Le geste de la douceur, Châteauroux-les-Alpes, Gros Textes, 2021.




mercredi 14 mai 2025

Kitten Napier: mais qu'ont-ils tous à vouloir le Groenland?

Donnie Hawkins – Qu'est-ce qu'ils ont tous, tout soudain, à vouloir aller au Groenland? Déjà Donald Trump, maintenant Kitten Napier, vierge depuis peu, et Fergus Jonson, mormon notoirement homosexuel. Laissons à Donald Trump sa quête des métaux rares: celle-ci est peut-être aussi incertaine que celle, mythique, relatée dans "Kitten se gèle les miches", dernier opus de Donnie Hawkins, traduit de l'anglais par Paul Emploi: retrouver les plaques d'or sur lesquelles ont été gravés les enseignements des prophètes américains. Autrement dit: le manuscrit originel du "Livre de Mormon".

L'entièreté de l'intrigue se déroule donc au Groenland, où deux jeunes missionnaires mormons peu suivis, Peter LaRue et Salomon Willie, attendent Kitten et Fergus. Leur quête des plaques d'or se fera avec des chiens de traîneau et amènera les personnages chez un géographe misanthrope, puis dans un lieu qu'on imagine semblable à Stonehenge, hanté d'hommes-poissons. C'est là que tout va se jouer...

Superhéroïne hypersexuée et personnage principal récurrent de la série, Kitten souffle littéralement le chaud et le froid dans "Kitten se gèle les miches". L'auteur se plaît à caricaturer l'effet qu'elle fait aux deux mormons qui l'attendent sur l'île, tendus émus même par une image d'elle a priori anodine. L'humour de ce livre, potache, naît dès lors de l'imaginaire lié aux sous-vêtements du temple, propres aux mormons: ils s'avèrent peu pratiques pour se "palucher" à de nombreuses reprises, comme finissent par dire les deux compères, Peter LaRue et Salomon Willie.

L'aspect "chaudasse" de Kitten, vierge de fraîche date (voir "Montrueuse Kitten"), sert aussi l'intrigue de manière littérale: on la voit évoluer sous une épaisse couche de neige en la faisant fondre à mesure qu'elle avance. Belle trouvaille de l'écrivain, qui va, pour créer une métaphore simple à appréhender, jusqu'à comparer cette manière d'avancer à celle de Pac-Man. Et pour faire bon poids, bien sûr, Kitten avance nue dans la neige. On n'est pas à ça près: une fois de plus, l'auteur exploite avec humour les potentialités offertes par une nudité porteuse de fantasmes et d'imaginaire.

Les adversaires sont des hommes-poissons qui ont leurs raisons d'agir, et de tuer – ou pas: ils sont à la recherche de quelqu'un de pur, homme ou femme, mais vierge. L'auteur fait appel à H. P. Lovecraft pour leur créer un imaginaire inspiré de l'univers de Cthulhu. Dans un souci de clarté, cependant, l'auteur leur donne un parler qui peut être compris, par intermittence, par le lectorat. Et il faut une forme de courage pour les affronter: les chiens de traîneau ne l'ont pas, et préfèrent fuir, sous couvert de quelques prétextes spécistes (et spécieux) de désobéissance civile. On relève au passage que l'auteur, avec ces chiens de traîneau, évite le poncif des animaux admirables et sans reproche: en fait, ils ne sont pas meilleurs que les humains.

De la grande littérature à la chanson française, "Kitten se gèle les miches" cache un substrat culturel bien fourni sous ses allures de roman de gare écrit avec un gros grain de folie. Le lecteur retrouve dans ce nouvel opus l'ambiance totalement décomplexée qui constitue la marque de fabrique de la collection "Damned", qui en est à 27 livres avec "Kitten se gèle les miches". Celui-ci m'aura fait la journée; petite vitesse... pour une lecture qu'on recommandera à Donald Trump, ne serait-ce que pour lui indiquer ce qu'il pourrait trouver au Groenland si, avide de territoires au riche sous-sol, il y met le pied un jour.

Donnie Hawkins, Kitten se gèle les miches, Lausanne, Nouvelles Editions Humus, 2025. Traduit de l'américain par Paul Emploi.

Le site des Nouvelles Editions Humus.

La vraie couverture viendra prochainement... ou pas.

mardi 13 mai 2025

Potamia, deuxième voyage avec Louis de Saussure

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Louis de Saussure – On se souvient du premier tome de la trilogie des "Trois voyages à Potamia", "On parle d'abord du vent", paru en fin d'année dernière. En ouvrant son deuxième volume, "Ensuite on raconte ceux qu'on aime", le lecteur de cette série d'ouvrages signée Louis de Saussure se retrouve en terrain connu, tant au point de vue du style qu'en ce qui concerne l'univers et les personnages décrits. 

A la façon d'un adieu au premier tome, le motif du vent fait ainsi une dernière apparition dans "Ensuite on raconte ceux qu'on aime", avec l'idée que les hommes, contrairement aux femmes, ne craignent pas le vent et se font même fort de le dompter: c'est l'art des navigateurs. 

Mais le temps avance: "Ensuite on raconte ceux qu'on aime" relate le deuxième voyage de Yannis à Potamia, village sis sur l'île de Naxos, à l'occasion du quarantième jour suivant le décès de sa mère, Agapi. Cette image du temps qui avance est suggérée par l'évolution de la qualité de sa mesure: alors que l'ancien prêtre de l'île tenait à sonner les heures lui-même quitte à ne pas être très régulier, le nouveau prêtre a fait installer un système de sonnerie automatique.

Ces deux systèmes de mesure du temps symbolisent du reste aussi, dans ce roman, une Grèce tendue entre l'histoire et l'actualité, entre le temps de la débrouille approximative mais créative et celui des standards tous azimuts voulus par des autorités venues d'ailleurs. On pense à Bruxelles, bien sûr, mais au long du roman, d'autres occupants, plus anciens mais pas forcément plus amènes, sont passés par là et ont pu vouloir imposer leur mode de vie.

L'auteur, en effet, continue à creuser la destinée de la famille de Yannis, qui s'inscrit dans l'histoire longue. Il y aura ainsi quelques nazis et des héros pour les narguer, quitte à le payer de leur vie, mais aussi des ottomans, et des peuples séparés de force: à chacun sa place, sous des prétextes ethniques ou religieux. C'est dans ces contextes délicats, conflictuels, que se dessinent les histoires d'amour qui naissent au fil des pages.

Il convient enfin de relever que c'est aussi par l'écriture que "Ensuite on raconte ceux qu'on aime" s'inscrit dans la continuité du premier tome de la trilogie. Cette écriture soignée, marquée par un je-ne-sais-quoi qui n'appartient qu'à elle, sait séduire le lecteur amoureux de belle ouvrage. Celle-ci est mise au service de la narration de la vie d'une île qui vit à son rythme, intemporelle, depuis toujours.

Louis de Saussure, Trois voyages à Potamia, Lausanne, Les Editions Romann, 2025.

Le site des éditions Romann.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 11 mai 2025

Dimanche poétique 690: Patrick André Bonvin

Les mots

Il me reste peu de temps
Je cherche les mots
Je cherche les phrases
Le texte
Mon texte
Du texte
Le récit
Un récit

Le vide
Le manque
L'absence
L'obsession

Il me reste peu de temps
Je cherche des mots

Je cherche mes phrases
Mon texte
Ton texte
Le texte qui te parle
Le texte qui parle

Et tu me manques déjà

Patrick André Bonvin (1968- ), Juste le dire, Saint-Denis, Edilivre, 2018.

samedi 10 mai 2025

Au service secret de la Confédération helvétique

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Mark Zellweger – Le lecteur qui entame sa lecture de "Pour tout l'or de Srinagar" de Mark Zellweger ne manquera pas d'être impressionné par le réalisme du contexte géopolitique décrit. Tout prend racine en 1947: l'Inde est indépendante, le Pakistan aussi mais séparé, et un conflit sanglant éclate entre les deux pays, avec les minorités des uns et des autres pour enjeu. Mais c'est au moment où Donald Trump entame son premier mandat de président des Etats-Unis que l'auteur fait vraiment démarrer son intrigue.

Le lecteur est amené à découvrir quelques points chauds de la planète, en Afrique noire ou en Méditerranée. Bien vite, le Cachemire apparaît comme un enjeu majeur des conflits que l'auteur décrit au fil des pages. Et qu'en est-il de ces migrants qu'on découvre radioactifs lorsqu'on les intercepte en Méditerranée?

Ces situations dangereuses ont pour adversaire le Sword, service occulte dépendant de la Confédération suisse, agissant en sous-main dans l'ombre de la diplomatie, capable s'il le faut de tuer. Ses membres sont les acteurs de ce roman, à commencer par son responsable Mark Walpen. Le lecteur les verra s'activer auprès des gouvernements d'ici et d'ailleurs.

Des membres qu'il n'est pas forcément simple, et c'est dommage, de vraiment cerner, au-delà de l'exosquelette de Paul de Séverac. L'impression du lecteur qui commence à lire avec "Pour tout l'or de Srinagar" sera dès lors, peut-être, qu'il a loupé quelques épisodes. Cela, non sans raison: ce roman est le cinquième d'une saga, et il est probable que l'auteur soit parti du principe que ses personnages sont devenus familiers à son lectorat.

Cela étant, "Pour tout l'or de Srinagar" mêle avec une adresse certaine la réalité telle qu'on la découvre au journal télévisé et les points de vue de ceux qui vivent au jour le jour une actualité souvent conflictuelle, parfois criminelle. Que ce soit pour retrouver dans un livre les enjeux des soulèvements actuels entre le Cachemire et l'Afghanistan ou simplement pour apprécier un roman qui bat au rythme du monde et des armes nucléaires que l'on se dispute, "Pour l'or de Srinagar" trouvera un bon public au fil des pages.

Mark Zellweger, Pour tout l'or de Srinagar, Editions Eaux Troubles, 2011.

Le site des éditions Eaux troubles, celui de Mark Zellweger.



mercredi 7 mai 2025

Bal pour une ascension sociale découronnée

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Irène Némirovsky – Elle est cruelle, l'histoire que relate "Le Bal", court roman (on parlerait aujourd'hui de "novella") de l'écrivaine russe d'expression française Irène Némirovsky. Et amorale, si l'on en considère l'issue: pourquoi le bal organisé par les Kampf a-t-il tourné au fiasco?

Rembobinons: "Le Bal" relate l'organisation d'un bal par les parents Kampf (un mot allemand qui signifie "combat": le conflit familial est annoncé!), devenus soudain riches à l'issue d'un placement financier particulièrement heureux. L'enjeu est de taille: il faut s'imposer dans le grand monde, l'impressionner même, et montrer qu'on en est. 

En quelques mots et phrases qui suffisent à faire mouche, la romancière réussit à saisir parfaitement le gigantisme d'une telle opération: deux cents invitations, une débauche de moyens (menu de chasse, caviar, foie gras, orchestre...), et même quelques ruses pour masquer le fait que les Kampf, famille en partie juive et laborieuse comme l'était celle de l'écrivaine, n'ont pas tous les codes. 

Cela passe aussi, et c'est là que l'intrigue se noue, par l'attitude des parents, Rosine et Alfred, à l'égard de leur fille Antoinette: devenus riches, ils ont sous-traité son éducation à une gouvernante anglaise qui la tient de manière stricte, ainsi qu'à une professeur de piano très rigide. A travers ces choix, les parents imposent à leur fille ce qu'ils imaginent être une bonne éducation, austère, corsetée et surtout infantilisante, tout en signifiant qu'ils ont d'autres priorités, d'ordre social, dont le bal est le symbole.

Ce choix s'avère problématique au moment de l'intrigue: à 14 ans, Antoinette, consciente que son corps change, que ses bras, aujourd'hui tels des flûtes, pourraient devenir "les plus beaux bras du monde, qui sait?", n'est plus un enfant... et elle entend bien n'être plus traitée comme telle. Ses parents ne veulent pas d'elle au bal? Elle doit être couchée à neuf heures, et on la relèguera pour une nuit dans un débarras aménagé à la hâte? Elle saura trouver sa revanche, fracassante. 

Cette revanche, il est permis d'y voir une manière freudienne de tuer non seulement le père, mais aussi la mère, puisque tout va se jouer, finalement, entre une Antoinette consolatrice mais sûre d'elle et une Rosine à terre. Rien ne sera dit des modalités de la revanche, rien n'aura changé, chacune aura sa vérité. Mais l'auteure conclut en rappelant que si Antoinette est sur la pente ascendante, Rosine est déjà, en quelque sorte et de même qu'Alfred, qui a déjà quitté la scène, un modèle obsolète. Ce qu'elle essaie de masquer: l'auteure l'annonce déjà plus haut dans le récit, montrant en particulier Rosine, vaguement consciente de son déclin, cheveux teints, en train de se maquiller en pensant à ses propres années de jeunesse.

Récit d'un basculement dans l'âge adulte, celui où l'on n'a plus peur de ses parents, "Le Bal" est aussi une critique féroce d'un ménage de parvenus, désireux de surjouer un style grand-bourgeois (débauche de moyens pour le bal, bijoux à profusion pour Rosine, qui a commencé comme dactylo) pour faire oublier son extraction modeste et une ascension sociale due à un simple coup de génie boursier.

Posée en adversaire face à des parents oppressifs, Antoinette apparaît comme le parangon de la jeune génération qui, déjà, pousse ceux-ci vers la sortie. Cela, avant même qu'ils n'aient existé socialement, fût-ce une soirée, puisque "leur" bal s'avère un fiasco qui n'attirera que la professeur de piano d'Antoinette. 

C'est ainsi avec une ironie féroce que l'écrivaine Irène Némirovsky dessine, implacable, le passage de témoin d'une génération à une autre, sans que la génération précédente n'ait eu le temps de jouir d'une ascension sociale soudain découronnée, ni en somme de jouer toute sa partition – comme ces musiciens qui, commandités pour le bal, n'ont pas joué grand-chose de toute la soirée.

Irène Némirovsky, Le Bal, Paris, Grasset & Fasquelle, 1930/Les Cahiers rouges, 2002/2016.

Le site des éditions Grasset.