mardi 10 mai 2022

Charlotte Frossard, un pont entre deux pays

Charlotte Frossard – "Sur le pont" est le premier roman de l'écrivaine et journaliste suisse Charlotte Frossard, après plusieurs incursions dans le genre de la nouvelle. L'une d'elles a été remarquée par les éditions Encre Fraîche, qui ont édité cet opus pour ainsi dire dans la foulée.

Tout commence par un flou artistique, avec un corps nu qui gît dans une chambre d'hôtel. Le lecteur est d'emblée intrigué par ce début in medias res: que se passe-t-il, qui est-il? Peu à peu, l'auteure rétablit la bonne focale: un homme et une femme ont fait l'amour, et il y a quelque chose d'Egon Schiele dans leur maigreur. Ces deux-là, le lecteur va apprendre à les connaître. Et le flou de focale initial reflète celui de la vie de la femme.

Nous voilà donc avec Louise, aspirante journaliste auprès de la télévision romande, et Julien, homme en place, hautain, sec, dominant, agaçant aussi, mais magnétique. Quant à Louise, ballottée par des amours tourmentées avec lui, elle se cherche, professionnellement, mais aussi pour ce qui concerne ses origines portugaises. 

Dès lors, "Sur le pont" se construit comme un roman de quête et d'enquête autour de deux pôles de tension qui finiront par se rejoindre, avec pertinence. Côté télévision, l'auteure restitue un reflet caustique de ce monde d'apparences, où les combines sont bien présentes, plus encore que la concurrence à la loyale: concours truqués, copinage et médisances, il ne manque rien – parfaite description de la course au prestige de province. Au cœur de ce monde, se trouve Karin, la productrice. C'est un personnage flamboyant, fantasque, mais non exempt de toxicité à force d'être écrasante.

L'autre pôle de tension, vu comme intime et essentiel, relève de la vie privée de Louise, petite-fille de grands-parents portugais venus s'installer en Suisse dans le contexte de la dictature de Salazar. Dès lors, comment une "troisième génération" vit-elle entre un pays qui l'a adoptée (elle bosse à la télé, c'est enviable) et des parents et grand-parents toujours là et pour lesquels le souvenir du pays d'origine est plus vif? 

La romancière met au jour des éléments concrets pour mesurer l'écart, et c'est tout bénéfice pour un lecteur qui voit ainsi vivre des personnages et se sent concerné: Louise, ne parlant pas portugais, n'est pas reconnue comme vraiment portugaise par d'autres Lusitaniens installés en Suisse – ses camarades d'école compatriotes qui parlent la langue de Camões, pour ne citer qu'eux. Soucieuse de mesures, par exemple pour des recettes, elle s'inscrit en contradiction avec sa grand-mère, qui concocte ses délicieux gâteaux au pifomètre sans avoir jamais suivi une recette. 

Quant au temps de Salazar, qui occupe bien vite le cœur du roman, c'est, dans les dialogues, le lieu des discussions difficiles ou tortueuses et des échappatoires personnelles. Cela pourrait paraître un point de rupture entre Louise et son aïeule, aussi parce que le lecteur peut parfois ressentir, et c'est rendu avec finesse, que même si les échanges sont en français, langue de la terre d'accueil, les deux femmes ne parlent pas la même langue. Mais voilà: c'est aussi le point de jonction entre les deux pôles du roman, par le biais du reportage que Louise présente pour un concours et qui crée ainsi un pont entre deux pays. 

L'enjeu apparaît au fil des pages: la dictature salazariste est présentée comme quelque peu oubliée, malgré ce qu'elle a eu de terrible. L'auteure la fait revivre avec justesse, par des témoignages reconstruits que Louise retrouve au gré d'une enquête qui la fait voyager, dans un souci de carrière certes, mais aussi, de façon plus personnelle, de reconnexion avec ses racines et son histoire familiale. De quoi envisager un nouveau départ, empreint de plénitude, face à la mer à défaut d'océan – plutôt que les hauteurs de La Chaux-de-Fonds.

Charlotte Frossard, Sur le pont, Genève, Encre fraîche, 2022.

Le site des éditions Encre fraîche.


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