lundi 31 octobre 2022

Au pas de course jusqu'au bout de la bigorexie

Olivier Chapuis – "Le sport, c'est comme l'alcool, faut pas abuser, sinon on est saoulé", indique l'un des personnages du dernier micro-roman d'Olivier Chapuis, "Tartan". Partant de ce principe, l'auteur décrit la montée d'une "obsession ordinaire": celle de la course à pied, quand elle devient une drogue – en l'espèce, certains savants disent "bigorexie", d'autres "sportoolisme".

Et le parallèle avec l'alcool ou avec d'autres addictions apparaît de manière évidente: l'auteur montre comment, peu à peu, la dépendance prend toute la place. Cela, au travers du personnage de Simon, un jeune quadragénaire a priori ordinaire, un peu ventru à force d'être sédentaire, entouré d'une famille non dysfonctionnelle et d'un emploi d'architecte qui l'occupe généreusement et le passionne. La pratique de la course à pied s'impose dans ce petit monde à la manière d'un intrus.

Quadragénaire? Derrière la jolie façade, il y a quand même deux ou trois choses qui prédisposent le personnage à faire l'objet d'une telle addiction. Il y a en particulier un tempérament obsessionnel et perfectionniste qui pousse le bonhomme à aller au bout de ce qu'il commence, à fond et avec rigueur. C'est bien pour l'architecture, mais pour un loisir dont le but est simplement de rester en forme, c'est peut-être un peu trop.

Tout commence tout doucement, à telle enseigne qu'on peut se demander, au tout début du roman, où l'auteur veut en venir en décrivant un personnage a priori modèle et sans histoire. Une impression trompeuse: peu à peu, le romancier ménage un crescendo inexorable qui va jusqu'au bout. 

Les figures imposées de l'exercice sont présentes bien sûr, et il n'y a pas de faux pas. Tout compte: le choix du matériel, les anecdotes et les connaissances de la discipline (le "tartan" éponyme est par exemple le revêtement utilisé pour les pistes de course à pied des stades), les tentatives de compétition, ou la douce euphorie qui, peu à peu, se fait désirer, comme l'ivresse lorsqu'on est trop habitué à l'alcool. 

Le rapprochement avec l'alcool est suggéré aussi quand quelqu'un cache les chaussures de sport de Simon, comme on cacherait ses bouteilles à un ivrogne dans l'espoir qu'il mette fin à son péché (pas forcément) mignon. Enfin, les frictions avec la famille et les collègues ne manquent pas de se faire jour, petit à petit: le bonheur du coureur compulsif se déguste en solitaire, voire en égoïste...

L'auteur ne juge pas, il se contente de narrer, en recourant le plus souvent à des phrases courtes et incisives qui contribuent, de même que la brièveté de certains chapitres, à une atmosphère percutante. En rappelant des impressions qu'on a peut-être déjà vécues ou constatées avec d'autres assuétudes, l'auteur aborde judicieusement, dans "Tartan", une question peut-être plus fréquente qu'il n'y paraît même si elle est méconnue: celle de l'addiction au sport.

Olivier Chapuis, Tartan, Lausanne, BSN Press, 2022.

Le site des éditions BSN Press.


dimanche 30 octobre 2022

Dimanche poétique 563: Benjamin Jichlinski

Chant lunaire

   La lune semble pleurer sa solitude
Bien que brillante elle n'est qu'un vaste désert
Où les âmes en peine pleines d'incertitudes
Cherchent en vain le semblant de lueur qui l'éclaire.

   Soleil! Es-tu vraiment la source de vie?
Ne fais-tu qu'éclairer un vaste cimetière.
Tout ce temps à chercher la chaleur infinie
Pour trouver un illuminateur de pierre...

   – Je ne serai jamais délivré de mes mots
Ils continueront insolents à crier
Frappant mon crâne de lourds et déments échos
Saturant mon esprit pour toujours enchaîné.

Benjamin Jichlinski (1990- ), A jamais perdu, Pailly, éditions du Madrier, 2013.

samedi 29 octobre 2022

"Le Contrat": un troisième tome pour recoller les morceaux

Tara Jones – Oui, il y a bel et bien un tome 3 à la saga "Le Contrat", signé Tara Jones. L'auteure avait en effet laissé ses lecteurs en plan à la fin du tome 2, avec un couple fracassé à l'issue de sa nuit de noces. Angeline Beaumont et Geoffrey Lancaster sauront-ils recoller les morceaux? Tel est l'enjeu de ce dernier volume de la saga. Un volume maîtrisé qui requiert d'avoir lu les deux premiers, certes. Cela fait, il se parcourt aisément, avec ses chapitres courts aux fins accrocheuses, ses bonheurs, mais aussi ses faiblesses.

Ce tome 3 adopte une tonalité plus sombre, mais aussi plus psychologique. En effet, l'auteure a choisi d'y creuser davantage certains personnages, en particulier celui d'Angeline Beaumont, peut-être afin d'en révéler les aspects déplaisants, sans fard. Cela, sans renoncer totalement à la tonalité "new romance" que le lectorat connaît et goûte: il y aura toujours quelques scènes érotiques un peu surjouées et des instants de tension longuement détaillés.

Côté masculin, Geoffrey Lancaster reste assez fidèle à lui-même, entier, brutal et protecteur – il est permis de penser, en le voyant évoluer, que BBS (Bad Boy Sexy) est synonyme de "macho", au sens que lui donne Alain Soral ("mâle pudique à l'ancienne, qui respectait sa mère, protégeait sa femme et se sentait responsable de ses enfants"), toutes proportions gardées cependant: il ne sera pas question d'enfants ici, et c'est plutôt de son père que Geoffrey devra se rapprocher.

Quant à Angeline Beaumont, l'auteure donne d'elle, de façon plus marquée que dans le première tome, l'image peu aimable d'une jeune femme immature qui, adulte, n'a pas encore fait grand-chose de sa vie, à part un vague diplôme de styliste, et peine à s'engager. Ce qu'on a pu prendre pour une agréable impulsivité apparaît parfois, dans ce tome 3, comme de l'irresponsabilité. On pense entre autres à la manière dont Angeline se mêle de documents importants pour les affaires de son mari en Chine. Par contraste, cette impression est renforcée par le personnage de Sarah, l'avocate et amie, qui a la tête sur les épaules, s'est donnée à fond dans ses études et bénéficie d'une situation d'avocate, enviable et porteuse de sens.

L'auteure varie le style des péripéties, et c'est agréable. On plonge dans le vaudeville lorsqu'Angeline engage un escort boy pour un "rendez-vous professionnel" qui ne sera qu'un prétexte pour surveiller son mari, lui-même en repas d'affaires à une belle table de la très chic avenue Montaigne à Paris, ou dans l'humour gaulois revisité lorsque Luke reçoit sur son téléphone portable des photos de femmes dénudées à la pelle à la suite d'une annonce placée sur une palanquée de sites Internet douteux par Justine, la meilleure amie, dans un désir de revanche à la suite d'un lapin.

L'intrigue policière, où Angeline se retrouve accusée de tentative de meurtre, paraît en revanche moins réussie: l'auteure donne l'impression que la jeune femme a été coffrée et embastillée avant toute enquête, puis liquide l'affaire assez sèchement. On relève cependant que la romancière, entre autres grâce aux ellipses que permet le genre du roman, entretient le doute sur la culpabilité effective d'Angeline. Suspense! De même, on peut regretter que la question des e-mails anonymes menaçants adressés à Angeline, non réglée à la fin du tome 2, soit expédiée si aisément (la faute à l'assistante...).

De façon générale, il y a plusieurs aspects qui paraissent résolus un peu trop opportunément par l'auteure, ce qui donne une impression de facilité ou de hâte d'en finir. Et à son terme, l'intrigue laisse à nouveau le lectorat un peu sur sa faim: certes, Angeline Beaumont et Geoffrey Lancaster se retrouvent ensemble en fin de roman et paraissent vivre heureux (c'est la loi du genre, je ne divulgâche rien...) même s'ils n'auront probablement pas d'enfants, mais l'auteure s'est réservé plusieurs voies pour des spin-off à partir de ses personnages secondaires. En particulier, qu'adviendra-t-il de la relation entre Justine la sentimentale et Luke l'ambigu? Le lecteur le saura-t-il un jour ou restera-t-il sur cette impression d'inachevé? Cela est une autre histoire... 

Tara Jones, Le Contrat, tome 3, Paris, Hugo & Cie, 2017.

Le site des éditions Hugo & Cie.

mercredi 26 octobre 2022

Martina Chyba: cinquantaine, quand tu nous tiens...

Martina Chyba – Voir quelqu'un, avoir quelqu'un. Avoir un rendez-vous, chez le psy ou avec une personne du sexe opposé. C'est sur ces deux pistes poreuses, dites avec des mots si proches, que l'écrivaine et journaliste Martina Chyba développe son dernier roman, "Rendez-vous". Celui-ci peut être vu comme la chronique ironique d'une crise existentielle qui connaît une issue heureuse, un tout petit peu à la manière d'un roman feel-good aux ressorts narratifs psychologiques.

La narratrice, ce pourrait être Martina Chyba elle-même, tant il est vrai que ce roman emprunte au vécu de l'auteure. Mais voilà: elle n'est pas nommée, contrairement à d'autres personnages, ce qui autorise le doute. Cette narratrice, c'est une quinquagénaire qui, en l'espace d'une année, va voir sa vie transformée. 

Il n'y a rien qui ne soit hors du commun dans les péripéties évoquées: le décès de Maman (qui vaut des pages résolues et tendres à la fois, chargées d'une belle tension dramatique), un homme qui fait irruption dans un train-train bien réglé (là, c'est "Tinder Surprise", l'enfant en moins), la cinquantaine qui sonne "dans ses artères et dans son job" alors qu'elle a encore trente ans "dans sa tête". Mais il y a largement de quoi secouer une âme.

Côté ville, pourtant, la narratrice paraît bien dans ses Doc Martens. C'est une femme de télévision accomplie, capable d'en remontrer à une jeune génération de journalistes prompts à lui coller des étiquettes stigmatisantes empruntées au wokisme (un conflit de générations qui fait penser à Hugues Serraf dans "Le dernier Juif de France"). C'est avec un plaisir non dissimulé qu'elle évoque son aisance à piloter un scooter à travers les rues de Genève ou à prendre le TGV pour Paris. Et ses galères, par exemple le corps qui change ou les loyers proverbialement prohibitifs des immeubles genevois, elle les exprime avec un recul mêlé d'une fraîche acidité.

Il faut pourtant un psy pour accompagner tout cela. Sa méthode est toute personnelle, et c'est le fil rouge du roman: le praticien l'envoie aux quatre coins du monde pour voir sept tableaux de maîtres, s'en imprégner et découvrir ce qu'ils peuvent apporter à son existence. Pablo Picasso, Egon Schiele, Niki de Saint-Phalle, Vincent Van Gogh et quelques autres vont ainsi pousser la narratrice à se redécouvrir, au début de ce que l'écrivain Hugues Serraf, déjà cité, appelait la "Deuxième mi-temps". Et à comprendre qu'elle en a encore sous le pied, mine de rien.

Ici, il n'est pas interdit au lecteur d'être davantage que spectateur: le livre contient des photos des œuvres d'art citées, ce qui suffit pour donner une, voire des idées pour soi-même. Les tableaux ne sont du reste qu'un aspect d'une écriture qui cultive un certain côté visuel, par exemple lorsqu'il est question de "repas rouges" avec tel ami (Max) ou telle amie (Sixtine) – fort différents mais nommés pareil, par leur couleur.

C'est que l'auteure a le sens de la formule qui frappe, sarcastique ou piquante – un talent que le lecteur de la journaliste Martina Chyba, qui poste aussi des billets malicieux sur les réseaux sociaux, reconnaît immédiatement. Cette malice dans le verbe témoigne d'une jeunesse d'écriture délibérée, qui résonne avec l'envie, qui transparaît à chaque page de "Rendez-vous", de vivre encore, de vivre une passion qui fait rouler les amants sur les paves de Montmartre, de boire doucement, de baiser follement, de se sentir à nouveau libre, à chaque instant.

Martina Chyba, Rendez-vous, Lausanne, Favre, 2022.

Le site des éditions Favre.

mardi 25 octobre 2022

Paweł Lisicki: Judas Ier, celui par qui la fin des temps arrive

Paweł Lisicki – L'Esprit souffle où il veut, même chez des hommes qui ont cessé de croire en Dieu... c'est ce que démontre "L'âge de l'Antéchrist", un étonnant roman d'anticipation chrétien signé du journaliste polonais Paweł Lisicki. Imaginez que dans un peu moins de 200 ans, le pape s'appellera Judas Ier... 

Des idées...
Avec "L'âge de l'Antéchrist", l'auteur développe une anticipation essentiellement idéologique, fondée sur l'évolution extrême des idées qui, aujourd'hui déjà, travaillent la société: possibilité de séparer les enfants de leurs parents s'ils ne les éduquent pas selon une certaine doxa empreinte de wokisme, euthanasie généralisée fondée sur l'idée que la douleur (cancer, insuffisance sexuelle) impérativement être rejetée, etc. Ce que l'Eglise accepte assez bien, allant jusqu'à pactiser avec les "cliniques de la Bonne Mort", qui expédient les humains condamnés par la médecine dans l'au-delà... et dans la bonne humeur, qui plus est!

L'auteur pose ces jalons idéologiques dans toute la première partie du roman, la plus longue à lire. Construite comme un flash-back irrigué par le flux des idées et des évolutions de société, elle relate la jeunesse et l'ascension de Juan Pablo Bergamoto, futur pape Judas Ier, dont le parcours est présenté comme typique. L'auteur suggère par ailleurs qu'en décidant de supprimer la notion même de péché, Judas révèle son statut d'antéchrist, de diable faisant de l'entrisme au sommet du Vatican. Sans vergogne, l'auteur le positionne en héritier du pape François (l'actuel) et de sa phrase "Qui suis-je pour juger?" – poussée à l'extrême, une fois de plus, pour en faire une devise du relativisme radical.

Il ne sera donc guère question de géopolitique ou de catastrophes écologiques ou climatiques. Tout au plus sait-on que les Terriens ont colonisé Mars et la Lune, qui fonctionnent en confédération, et que certaines nations, occidentales en particulier (c'était prévisible), se révèlent plus réceptives que d'autres à la corrosion idéologique à l'œuvre.

... à l'intrigue
Dès la deuxième partie, où s'installe une intrigue d'enquête, l'univers de Judas Ier s'étoffe, avec toute une équipe de prélats qui se révèlent corrompus que l'auteur se plaît à nommer de façon fantaisiste et allusive. Ainsi, c'est Bill Gooddeath qui s'occupe des cliniques de la Bonne Mort, et Giovanna Turbo Bordello, cardinale (car l'ordination des femmes est admise dans l'Eglise de Judas Ier), a l'idée de la reconstruction ultime: prouver que la résurrection du Christ n'a jamais eu lieu. 

Dès lors, progressivement, le roman adopte le rythme dynamique et magnétique d'une enquête truquée, avec son policier sourcilleux et ses opposants: des chrétiens simplement désireux que l'objet de leur foi ne soit pas déconstruit. Cela passe en particulier par le recours plus fréquent aux dialogues, de plus en plus tendus: alors que jusque-là, le christianisme s'est dénaturé à force de ne vouloir offenser personne, voilà que ses cadres, sous pression pour décrocher la preuve unique, élèvent la voix... 

L'auteur ne manque pas de souligner le caractère dérisoire d'une telle ambition, qui repose sur un bête os antique: celle-ci ne saurait remettre en question la possibilité de l'existence de Dieu, avec ou sans résurrection, puisque celles-ci relèvent de la foi et ne peuvent être approchées par la science ou la raison, qui domine toute enquête.

"L'âge de l'Antéchrist" est un roman apocalyptique bien informé, susceptible de choquer les bien-pensances de tous bords plus souvent qu'à son tour. Pourtant, son intrigue évolue dans un univers devenu insipide pour ses personnages, à force de ressembler à un safe space ouaté, sans souffrance, sans oppression ni mot susceptible de blesser: ainsi, Dieu le Père devient "Père-Mère" afin d'intégrer les changements sociétaux. Au-travers de son enquête théologique, ce roman pose avec force la question de la finalité d'une vie dont Dieu a été évacué en mettant en scène des personnages prêts à tout, même à détruire l'Eglise, pour remettre du sens dans leur vie de religieux en perdition.

Paweł Lisicki, L'âge de l'Antéchrist, Paris, Via Romana, 2021. Traduction du polonais et avant-propos de Wojtek Golonka, relecture et postface de Jacques Dhaussy.

Le site des éditions Via Romana.

Pour ne rien cacher, c'est aussi à cause de sa couverture que j'ai choisi ce livre: avec son illustration signée Jérôme Bosch, elle ressemble curieusement à celle de mon premier roman, "Tolle, lege!", que je recommande chaudement bien entendu... 😉 
 

lundi 24 octobre 2022

Promenade littéraire avec Pierre-André Milhit

Pierre-André Milhit – Promenons-nous au village... c'est à une balade que l'écrivain valaisan Pierre-André Milhit invite ses lecteurs avec "Itinéraires fourvoyés". C'est un roman aux ambitions expérimentales porté par cinq regards sur la même histoire et surtout les mêmes lieux, imposant cinq formes d'écriture distinctes.

"Surtout", oui! En effet, le lecteur est invité à se plonger dans un ouvrage qui, nécessairement, fait la part belle aux descriptions tous azimuts. Les lieux sont minutieusement observés, leur histoire est également évoquée, tant réelle que légendaire, avec une pointe d'esprit décalé: il conviendra ainsi de ne pas confondre le logement du confesseur et le lupanar tout proche. Et avec la jeune femme qui hante l'ouvrage, on va passer devant une boutique d'appareils de mise à mort. Tout cela, pour donner une âme aux lieux, avec succès, et y faire jaillir d'étranges petites histoires dans la grande.

Occupant la moitié du roman le "Livre 1", sous-titré "Itinéraire initié par l'auteur" fait figure de scène d'exposition, foisonnante dans son ambition de tout dire, sensuelle aussi car il sera question d'amour. C'est une exposition complète, omnisciente. Les lieux? On se croirait en Valais, un Valais jamais nommé mais suggéré par quelques allusions (les noms de Maurice Chappaz ou Corinna Bille apparaissent), intemporel malgré quelques rares marqueurs d'époque (la nôtre) tels que des casques audio ou une allusion à une épidémie. Un Valais où, également, se balade un tamanoir des plus incongrus.

Dès lors, le "Livre 2", sous-titré "Textes des quinze rouleaux", qui cite les quinze rouleaux de textes que la jeune femme a reçus de l'"homme-oiseau" parapentiste qu'elle aime, paraît déconcertant: il reprend simplement des phrases du "Livre 1", sans les modifier. Certes, elles résonnent autrement ainsi réagencées, dans un esprit plus ramassé. Mais le lecteur ne manque pas d'avoir, l'espace de quelques pages, une impression de redite, juste tempérée par l'indication des coordonnées géographiques, qui remplace les noms des rues cités dans le "Livre 1".

La refonte du récit apparaît plus originale soudain, plus nouvelle aussi, dans les "Livres 3 et 4". Conçu comme un "Reportage photographique", le "Livre 3" s'avère technique. Il reprend les éléments de langage du livre 1 et les refond dans un souci, bien entendu, essentiellement visuel. Quant au "Livre 4", sous-titré "Retranscription du fichier audio", il s'avère quant à lui auditif, avec une écriture sans ponctuation, un poil fastidieuse à suivre, mais c'est voulu: l'auteur réussit à recréer l'impression qu'on écoute une de ces vieilles cassettes audio au son usé comme le langage, et qui font des bruits parasites dûment transcrits. 

Enfin, le "Livre 5", "Itinéraire vécu par la jeune femme", revient à une ligne claire pour donner, enfin, la parole à la principale personnalité de ces "Itinéraires fourvoyés". Expérimental, volontiers sensuel, déconcertant parfois, ce roman empreint de poésie, teinté des idées de l'Oulipo, apporte des regards variés sur la réalité doucement dingue d'une vie villageoise, en conservant une rigoureuse cohérence. Cela, tout en variant le regard à la manière de subtiles anamorphoses, glissées à tous les niveaux.

Pierre-André Milhit, Itinéraires fourvoyés, Lausanne, BSN Press, 2022.

Le blog de Pierre-André Milhit (en sommeil), le site de BSN Press.

dimanche 23 octobre 2022

Dimanche poétique 562: Jean-Michel Maulpoix

VIII

On aperçoit le ciel dans l'échancrure des branches
Le bleu des petites mers sans rives
Froides avec un nuage qui dérive
Et s'accroche au croisillon noir

Peu d'espoir l'aube
A brisé par mégarde une étoile
Voilà que les mots n'ont plus de désir
L'heure est passée depuis longtemps

Et pourtant il fait doux
Dans l'embellie du soir
Aux étages différents
De nos vies.

Jean-Michel Maulpoix (1952- ), Rue des Fleurs, Paris, Mercure de France, 2022.

samedi 22 octobre 2022

Des clics et des écrans pour nos vies transformées

Cédric Biagini – A l'heure où le numérique envahit les existences de chacune et chacun d'entre nous pour le meilleur et pour le pire, "L'emprise numérique" de Cédric Biagini pose les questions qui fâchent, à tous points de vue. Cela, avant tout en identifiant comment le numérique a changé les vies de chacune et chacun (vraiment!), sans qu'il ne soit vraiment consulté à ce sujet.

Publié en 2012 dans le sillage du tonique essai "La tyrannie technologique" du même auteur, il n'a pas pris de ride en dix ans. Au contraire: bon nombre d'éléments évoqués se sont révélés vrais ou accentués, pas nécessairement pour le meilleur derrière la façade des belles promesses. Et si la question écologique n'est pas absente de l'ouvrage, celui-ci porte avant tout sur les transformations sociétales voire individuelles.

A tout seigneur tout honneur, l'auteur aborde la question du livre papier face à la liseuse électronique, accusant celle-ci, de façon argumentée et étayée, d'entraver le processus de mémorisation que permet un livre papier. Cela, en favorisant une lecture ponctuelle à l'écran (malgré l'ergonomie des liseuses, dites "readers") plutôt que l'immersion dans le propos d'un auteur. 

Les questions de baisse de la concentration dues au numérique sont d'ailleurs récurrentes dans "L'emprise numérique", et sont détaillées dans un chapitre consacré à la "guerre pour le contrôle de l'attention", une guerre faite de mouvements gênants et omniprésents à l'écran, publicités ou notifications, qui suscitent une forme d'hyperactivité addictive chez l'utilisateur, constamment dérangé (1).

Tout cela, pour faire du fric: l'auteur analyse en profondeur les mécanismes qui font que derrière une gratuité apparente, beaucoup d'argent est en jeu: recherches Google rapportant de l'argent à Google, systèmes de publicités, modalités commerciales favorisant des achats faciles, à peine réfléchis, infantiles dans la mesure où ils favorisent le "tout, tout de suite" et la satisfaction de caprices.

L'auteur se penche également sur les évolutions que le numérique impulse dans l'enseignement, scolaire ou au-delà. Le numérique est porteur d'une philosophie superficielle, utilitaire et consumériste selon l'auteur, qui décortique les composants des cadres de programmes scolaires pensés par l'Union européenne: au diable les humanités, vivent les enseignements utiles; au diable l'immersion dans des savoirs difficiles à acquérir, vive la citation qui fait science. Ce qui ne va pas favoriser l'esprit critique... 

L'auteur imagine en outre la fin programmée de l'enseignement en présentiel grâce à l'enseignement à distance généralisé; voilà qui paraît terriblement prémonitoire, les écoliers ayant effectivement été assignés à résidence au temps du covid-19. Encore une fois, l'analyste rappelle que l'école n'est pas qu'un lieu de transmission de savoirs secs, mais aussi un endroit d'apprentissage et d'expérimentation de la vie en société.

Quelques éléments viennent encore ponctuer cette critique implacable du numérique: les enjeux en matière de santé (avec la promesse de l'humain augmenté), la nécessité de réinventer sous forme high-tech des trucs qui existent déjà (par exemple, GlaxoSmithKline a inventé un médicament contre la timidité, le Praxil; en lisant cela, je me suis dit qu'une telle substance existait déjà: c'est l'alcool, dégusté avec modération), ou les dessous de WikiLeaks, le site de Julian Assange, considéré comme le parangon d'une source d'informations finalement peu importantes. Sans oublier la dévaluation des voix autorisées, remplacées par des savants d'occasion (phénomène Wikipedia, par exemple), ni le thème de l'obsolescence programmée.

Enfin, dès sa préface, l'auteur répond aux tenants du numérique et à leurs arguments les plus courants, en particulier à l'idée que la France (l'ouvrage est français) doit combler son retard en la matière. Ce rattrapage doit-il faire perdre tout esprit critique? En la matière, "L'emprise numérique" fait le job de manière rigoureuse et implacable, porté par une écriture efficace qui ne dédaigne pas un trait d'ironie de temps en temps. Une lecture nécessaire, éclairante et salutaire, sur un phénomène qui réduit l'humain à des informations et pourrait bien le transformer en humain diminué tout en promettant le contraire.

Cédric Biagini, L'emprise numérique, Montreuil, L'Echappée, 2012.

Le site des éditions L'Echappée.

(1) C'est à telle enseigne qu'aujourd'hui, l'université américaine de Lawrence (Appleton, Wisconsin) donne des cours pour apprendre "à ne rien faire" ("Doing Nothing") et à se concentrer à nouveau. C'est ce que relate Emily Turrettini dans son dernier billet de blog. Casser les capacités d'attention puis donner des cours payants pour les reconstruire: c'est un modèle d'affaires et de société comme un autre, après tout... mais le voulons-nous?

vendredi 21 octobre 2022

De l'Est à l'Ouest, huit femmes se souviennent

Collectif – Elles sont huit, les auteures de l'ouvrage collectif "Filles de l'Est, femmes à l'Ouest", développé sous la conduite d'Elisabeth Lesne. Leur point commun? Elles ont vécu du côté Est du Rideau de fer avant de passer à l'Ouest au gré de l'existence. Trente ans après la chute du mur de Berlin, elles ont ressenti le besoin d'évoquer leur jeunesse au gré de textes courts, écrits en français à l'exception d'un seul, qui sont autant de témoignages, réalistes ou teintés de poésie.

Réalistes? L'envie est née entre autres de créer, avec un tel recueil, un contrepoint à la vision occidentale d'un monde communiste uniformément gris et triste. Les auteures ne se leurrent pas sur les difficultés à vivre en Europe orientale aux derniers temps du communisme, certes. 

Mais au fil des pages, le lecteur comprend qu'il est parfaitement possible d'y vivre naturellement une enfance ou une jeunesse heureuse, voire héroïque si l'on pense à "Women in arms" de Sonia Ristić, qui évoque les femmes yougoslaves prêtes à prendre les armes comme les hommes pour défendre leur pays – un pays, la Yougoslavie, dont l'auteure rappelle de manière concrète la singularité de nation non alignée et multiculturelle.

Il y a bien entendu aussi des questionnements sur le statut de la femme: au-delà des lois, était-elle vraiment l'égale de l'homme en URSS? interroge par exemple Marina Skalova dans "Nina". Et vaut-il la peine de quitter le joug communiste pour se retrouver sous celui d'un conservatisme qui remet en cause le droit à l'avortement? se demande Grażyna Plebanek dans "Un master en étonnement".

En miroir, alors que l'Occidental moyen a tendance à opposer monde libre et monde communiste, plus d'un texte interpelle sur la nature de la liberté telle qu'elle est vécue en Occident, trop souvent limitée à un consumérisme débridé, source de désarroi. Plus largement, "Filles de l'Est, femmes à l'Ouest" permet au lectorat francophone, peut-être prompt à considérer l'Europe orientale comme un bloc indifférencié, de nuancer sa vision des choses en révélant que chaque pays a ses spécificités – d'autant plus que chaque auteure vient d'une nation différente, ce qui n'empêche pas des convergences ponctuelles.

Couronné par des textes fulgurants sur le conflit ukrainien actuel, le recueil "Filles de l'Est, femmes à l'Ouest" est écrit par des auteures qui, par leur parcours de vie, ont connu l'Est comme l'Ouest de l'Europe, voire d'autres nations. C'est un ouvrage qui oscille constamment entre exaltation et désenchantement, composé de courts récits forts ou sensibles, d'une grande profondeur et d'une grande individualité – qui, de plus, semblent laisser transparaître une complicité entre les auteures rapprochées par ce projet éditorial.

Collectif, Filles de l'Est, femmes à l'Ouest, Paris, Intervalles, 2022. Recueil publié sous la direction d'Élisabeth Lesne.

Les auteures sont: Albena Dimitrova, Lenka Horňáková-Civade, Katrina Kalda, Grażyna Plebanek (traduction du polonais par Cécile Bocianowski), Sonia Ristić, Andrea Salajova, Marina Skalova, Irina Teodorescu, Elisabeth Lesne (préface).

lundi 17 octobre 2022

Langue française, un bon rappel pour francophones

Philippe Lasserre, Jacques Moulinier et Bernard Moreau – "Parler franc" est le recueil de chroniques langagières rédigées par les auteurs Philippe Lasserre, Jacques Moulinier et Bernard Moreau. Elles ont d'abord paru dans le journal bordelais "Sud Ouest Dimanche" entre 1998 et 2001. 

Bien de leur temps, ces chroniques rappellent les préoccupations d'alors et permettent de mesurer le chemin parcouru en termes d'évolution de la langue française. Il y est ainsi question de féminisation des noms de métiers et de fonctions, les auteurs adoptant une approche globalement pragmatique qui fait sa place au genre féminin. 

Quelques chroniques sont également consacrées à l'usage du mot "euro": liaisons, accord au pluriel. Celles-ci peuvent être un tantinet incohérentes ou dépassées: leurs auteurs suggèrent par exemple de ne pas accorder "euro" au pluriel ("des euro" plutôt que "des euros"). On sourit en revanche à l'évocation de ce vieux mot qu'on n'entend plus guère: "euroland", supplanté par "zone euro".

Si l'actualité marque les chroniques de "Parler franc", ces textes savent aussi s'en abstraire pour évoquer telle ou telle curiosité de la langue française, en particulier étymologique, ou des règles qu'il est parfois utile de rappeler – on pense aux liaisons à faire avec "euro", qui, mal placées, peuvent même trahir l'ignorance du locuteur. En matière linguistique, il n'est guère question de la réforme de 1991, que les auteurs de ce recueil semblent considérer comme un échec.

Quelques chroniques peuvent certes surprendre, voire susciter un désaccord. En particulier, les auteurs ne semblent pas au courant de la possibilité de "sabrer" le champagne (la pratique, spectaculaire, existe) et n'admettent donc que l'expression "sabler", en l'expliquant fort bien au demeurant. De même, l'expression "je m'excuse" est jugée polie et correcte par les auteurs, ce qui n'est pas le cas: on présente ses excuses, libre à la personne lésée d'en faire ce qu'elle veut!

Enfin, l'édition de "Parler franc" souffre de la présence de coquilles, difficiles à comprendre dans un ouvrage de cette nature. "Parler franc" demeure cependant un ouvrage intéressant: parfaitement dans l'esprit de l'association "Défense de la langue française", qui prône "ni purisme, ni laxisme", ses chroniques volontiers souriantes, ancrées à l'occasion dans le terroir bordelais, constituent le plus souvent un bon rappel.

Philippe Lasserre (administrateur de Défense de la langue française), Jacques Moulinier et Bernard Moreau, Parler franc, Paris, Glyphe & Biotem, 2001. Préface d'André Bergaud.

dimanche 16 octobre 2022

Dimanche poétique 561: Peggy Chabanole

La pomme et le monde

Il était une fois, une pomme.
une femme, un homme.
deux êtres-Angers.

Etait-est ce l'amour
Ou bien la curiosité?

Quoi qu'il en soit, depuis ce jour,
des milliards de bébés
ont vu le jour
tout ça pour une pomme
qui a été mangée!
Etait-ce un péché?

En tous les cas,
l'humanité
continue à la croquer!

Oui, cette belle pomme qui a condamné
notre célèbre Galilée
d'avoir trouvé grâce à elle
le centre de gravité.

Rempli de vitamines C,
L'innocente pomme
a pourtant assassiné
la pauvre Blanche Neige
d'un naïf zeste de cruauté...

Quel est le plus coupable?
La pomme, 
Ou les deux étrangers?

La terre est ronde,
Et puis? Le monde tourne pas rond...
Alors, sornettes Galilée!
Blanche Neige?
Elle a été sauvée.
Quant à Adam et Eve...
sont devenu très renommés.

La pomme?
Continuons à la dévorer!

Peggy Chabanole, A la lumière des mots, Mizérieux, Claude Bussy, 2007.




dimanche 9 octobre 2022

Dimanche poétique 560: Louise Labé

Luth, compagnon de ma calamité

Luth, compagnon de ma calamité,
De mes soupirs témoin irréprochable,
De mes ennuis contrôleur véritable,
Tu as souvent avec moi lamenté ;

Et tant le pleur piteux t'a molesté
Que, commençant quelque son délectable,
Tu le rendais tout soudain lamentable,
Feignant le ton que plein avais chanté.

Et si tu veux efforcer au contraire,
Tu te détends et si me contrains taire :
Mais me voyant tendrement soupirer,

Donnant faveur à ma tant triste plainte,
En mes ennuis me plaire suis contrainte
Et d'un doux mal douce fin espérer.

Louise Labé (1524-1566). Source: Bonjour Poésie.

mercredi 5 octobre 2022

Quentin Mouron, quand l'actu s'immisce dans la poésie

Quentin Mouron – L'amour et la poésie font ménage commun dans les poèmes de Quentin Mouron. Après "Pourquoi je suis communiste", l'écrivain suisse est de retour avec un nouveau recueil de dix textes composés en vers libres. L'actualité toute proche y suinte: ça s'appelle "La Haine des oiseaux".

Eclats de guerre

Tout commence comme par éclats sur un premier poème, "Guerre", composé en vers courts comme le zapping télévisuel qui n'empêche pas l'information d'imprégner l'existence: les mots choisis suggèrent, pour ainsi dire subliminaux, les informations rituelles du soir, évocatrices du conflit ukrainien. 

Par un contraste choquant, les futilités de la vie, entre autres le yoga dans une salle à poutres apparentes, reviennent: c'est la guerre pas loin, mais on continue notre vie par ici. Et l'amour vient couronner le tout, fait de désir dit en mots francs, avec une question dérangeante: un baiser vaudrait-il moins qu'un litre d'essence?

Enfin, "Guerre" trouve un rappel en fin de recueil avec "Guerre II", donnant à l'ouvrage un caractère cyclique, avant un dernier hommage un peu à part dédié à Jeannine Mouron.

Palette expressive étendue

"En attendant Godot" pourra plus lent que "Guerre", mais ce n'est pas dû à la longueur des vers, dont la brièveté claque toujours. Dès lors, ce sont les strophes, plus longues, qui impriment leur rythme traînant comme les journées passées au bord du lac Léman. Quant aux mots gadgets de l'époque, ils trouvent leur place dans "La haine des oiseaux", quitte à ce qu'ils revêtement leur abréviation familière: LCI d'un côté, TPMP ailleurs. 

Ainsi, le poète étend sa palette expressive en ajustant vers et strophes à son propos, avec justesse, travaillant la musique par le ressassement d'idées et d'éléments de langage, via l'anaphore entre autres. "Aux marges de l'éternité" fait bande à part avec son écriture en forme de bloc rectangulaire aux allures de bâtiment de béton. C'est pour le poète un moment d'expression hyperréaliste, ouvrant une porte sur la banalité du travail et des gens. Et là encore, l'actualité s'infiltre, via une radio qui parle curieusement polonais.

Et l'on voit peu à peu, au fil des pages, que s'il y a bien un "nous" entre le poète et sa compagne, celui-ci n'est guère exclusif puisque l'autre, "tu", ne dédaigne pas Tinder. Il sera aussi question de drague de rue avec "Le Théâtre de la cruauté", et d'autres éléments de notre époque encore, au gré des vers. Deux modes de consommation du désir...

Quelle interpénétration?

Une question subsiste chez le lecteur lorsqu'il referme le recueil: alors que l'auteur annonce qu'il veut proposer une poésie de l'extérieur, "lecture engagée de notre modernité", le "je" des poèmes paraît parfois curieusement distancé de cette modernité, vivant dans une bulle protégée, faite entre autres de sentiments. 

Dès lors, on s'interroge: "La Haine des oiseaux" est-il un recueil où l'actualité vient irriguer la vie quotidienne, tout en restant à distance derrière l'écran de la télé ou le haut-parleur de la radio, ou un ouvrage où la vie quotidienne vient submerger l'actualité, en une complémentarité sans réelle interpénétration? La question est ouverte...

Quentin Mouron, La Haine des oiseaux, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2022.

Le site de Quentin Mouron, celui d'Olivier Morattel Editeur.

mardi 4 octobre 2022

Dans sa vie comme par son visage, rechercher la lumière

Olivier Papaux – Jul Jarson, le personnage d'écrivain qu'a créé Olivier Papaux pour son premier roman "Les enfants de la baie", est de retour. Dans son nouvel opus, "L'homme tournesol", le romancier suisse le place dans une institution de cures pour alcooliques sur l'île irlandaise de Mull: Jul Jarson a quelque peu forcé sur les liquides ambrés qui font le charme de la région, son talent se délite, de même que sa relation sentimentale avec Kirsteen...

C'est là qu'il fait la rencontre de l'homme tournesol, alias Martin Frazer, aveugle et défiguré. Son surnom, c'est Jul Jarson qui le lui donne, étonné de le voir constamment tourné vers la lumière qui, entre autres, vient des fenêtres. Cette soif de lumière du jour apparaît comme l'image concrète d'une soif de lumière plus abstraite. Invitant en effet Jul Jarson à écrire son histoire, c'est ses propres zones d'ombre qu'il entend éclairer. 

Le début du roman est composé par les échanges entre les deux personnages, empreints de confiance, assez sages même s'ils laissent affleurer quelques drames. Le récit peut alors sembler porté, au premier abord, par la question sociale de l'alcool, vue avec ambiguïté: si Jul Jarson souhaite sortir d'une dépendance devenue trop lourde, il n'en garde pas moins le souvenir délicieux du whisky, ce qui vaut quelques lignes gourmandes aux images flatteuses. Et loin de viser une abstinence totale, il trempera à nouveau ses lèvres dans l'alcool, une ou deux fois, au fil du roman. Au risque de replonger? L'histoire ne le dit pas.

Et voilà: "L'homme tournesol" passe soudain à la vitesse supérieure lorsqu'un article de presse suisse, arrivé à propos à la clinique de cures, annonce qu'un glacier a rendu le corps d'une femme avec une boîte à violon, quelque part dans la région du Haut-Valais d'où provient Martin Frazer. Dès lors, plus question d'écouter et de noter: pour Jul Jarson, il est l'heure de mener l'enquête, d'élucider (au sens étymologique: faire la lumière!) quelques mystères, et là, ça devient captivant pour le lecteur. Et c'est dans le Haut-Valais que l'écrivain, une fois ses démons endormis, va passer une première période de liberté post-cure. 

"Les enfants de la baie" trouvait place dans l'île d'Islay, où tout se sait très vite. Il en va de même dans le village valaisan de Talboden, où l'information circule rapidement par le bouche à oreille, tout en faisant l'objet d'une omerta généralisée. L'auteur recrée avec justesse certains éléments typiquement villageois, par exemple le facteur qui reconnaît à coup sûr les calligraphies de ses concitoyens. Cette information à la fois partagée et cachée constitue le carburant de l'enquête relatée dans "L'homme tournesol". 

Et une fois de plus, le lecteur a l'impression, au fil des pages, que Jul Jarson est un alter ego de l'écrivain Olivier Papaux lui-même, tant il est vrai que l'écriture des Mémoires de Martin Frazer, marqués par un amour unique et tragique, se confond avec celle de "L'homme tournesol". Cette fois, ce jeu de miroirs est signifié par l'exergue que Jul Jarson se promet de placer à l'ouverture de son nouveau livre – et qui est la même celle qui figure au fronton de "L'homme tournesol" – un roman porté par une écriture fine, fluide et équilibrée entre dialogues et descriptions, reflet de la voix d'un narrateur plutôt sage mais curieux et sensible.

Olivier Papaux, L'homme tournesol, Genève, Encre fraîche, 2022.

Le site des éditions Encre Fraîche.

lundi 3 octobre 2022

Choc des mentalités et des caractères en Ecosse profonde

Barry Gornell – Une petite famille s'installe dans une maison qu'elle a acquise et rénovée dans la campagne écossaise. Cela ne va pas sans quelques inconvénients, soigneusement masqués par le promoteur immobilier, que l'écrivain Barry Gornell développe dans son premier roman, "La résurrection de Luther Grove". 

D'emblée, le dispositif psychologique s'avère explosif. La famille, ce sont les Payne, John et Laura. Si Laura paraît avoir la tête sur les épaules même si elle a trompé son mari un jour, ce dernier, John, fait figure de mec immature, se comportant en terrain conquis dans sa nouvelle localité et distillant quelques blagues douteuses. Au milieu, il y a une fillette, Molly, qui commence tout juste à marcher et à parler.

Et il y a le voisinage, avec l'énigmatique Luther Grove. L'auteur campe ici, avec succès, un personnage d'homme des bois, bourru en apparence, propriétaire de sa maison et qui compte bien le rester, vivant autant que possible en autarcie – seul le café et le whisky, pour ainsi dire, viennent d'un magasin. En faisant jouer les Payne contre Luther Grove, l'auteur dessine les réactions contrastées que le bonhomme peut susciter: rejet viscéral pour John, recherche d'harmonie pour Laura. 

Qui va, de même que Molly, éveiller des souvenirs douloureux chez Luther Grove... et, entre la famille de citadins et le bonhomme proche de la nature, les résonances réciproques vont contribuer à faire monter la tension au fil des pages de "La résurrection de Luther Grove". Violence domestique, excès dus à l'alcool, viol, accidents avec des armes à feu, rien ne sera épargné. Ce phénomène est encore accentué par la présence du frère de John, Frank, qui a la main baladeuse et le gosier en pente, et n'est guère plus mature que son frère. 

Ce roman réserve en outre quelques belles descriptions de la nature, pas toujours amène pour ceux qui s'y frottent: les abeilles de Luther Grove peuvent piquer, les arbres se faire menaçants ou traîner longtemps, une fois coupés, sur la route que l'homme des bois se réserve – il en est le propriétaire, après tout. Ces visions, de même que les flash-back évocateurs du passé de Luther Grove, ont cependant un inconvénient: ils rendent la narration un peu confuse et distendue par moments, ce qui est dommage. 

Il est même permis de se demander ce que la résurrection évoquée dans le titre est vraiment, dans ce roman... C'est donc un brin fatigué que l'on ressort de cette aventure qui, si elle paraît parfois aussi touffue que les bois qui entourent son action (sans même la respiration qu'offrirait un découpage en chapitres), n'en est pas moins bien structurée et met en scène un univers clos qui porte son pesant de violence à base de chocs entre les personnages, mais aussi de rencontre entre deux types de mentalités difficilement conciliables.

Barry Gornell, La résurrection de Luther Grove, Paris, Mercure Noir, 2015, traduit de l'anglais (Ecosse) par Nathalie Bru.

Le site des éditions Mercure de France.

Lu par Brigitte Lannaud Levy, ClarabelLaurent Greusard.

dimanche 2 octobre 2022

Dimanche poétique 559: Anonyme

Quand l'âme s'envole après des dures souffrances...

Quand la mort s'empare de l'âme.
Quand la maladie a gagné son combat.
Quand l'âme s'envole vers sa dernière demeure.
Qu'il est doux que son amour soit là.

Quand le corps ne peut plus,
Quand l'esprit ne veut plus,
Quand le cœur rend ses armes,
Qu'il est doux que son amour soit là.

Et l'âme apaisée prend alors son envol 
Tel un précieux souffle au-delà des terres
Parce que toute douleur a disparu
Parce que la paix est revenue.

Laissons partir ces âmes
Qui ont enfin trouvé le repos.
Laissons-les retrouver ces airs
Qu'ils ont tant espéré.

Et la lumière les habite 
À jamais épanouies
Tel des étoiles lumineuses 
Au firmament de nos vies.

Va! belle âme reposée
Toi qui es enfin apaisée,
Délivrée de toute souffrance
Vole sans résistance.

Veille sur les tiens,
Regarde les vivre
Apaise leur chagrin
Fais-leur un petit signe.

Anonyme. Source: L'envol de l'ange.

samedi 1 octobre 2022

Qui veut la peau des artistes de France? Une enquête de Saint-Etienne à Paris

Catherine Balaÿ – Qui veut la peau des artistes les plus sincères et prometteurs de France? La talentueuse femme de théâtre stéphanoise Estelle Querdiguian est de celles-ci. Sa disparition soudaine à la tête de l'affiche d'une pièce sur Gerge Sand dans laquelle elle s'est particulièrement investie met la puce à l'oreille de ses amies: il lui est arrivé quelque chose. C'est ainsi que débute "L'appel des catacombes", le sixième livre de Catherine Balaÿ que les éditions Abribus, basées à Saint-Etienne, publient. 

Le décor? Tout commence à Saint-Etienne, dont la romancière esquisse quelques contours. Surtout, elle donne à voir un milieu artistique vivant dans lequel gravitent entre autres des jeunes femmes que le lecteur reconnaît aisément à travers quelques caractéristiques, plus ou moins exploitées au fil de l'action: Lou, un peu forte, Anne, son indéfectible alliée, Sylvie, la sculptrice fascinée par le corps féminin, et Claudia, métisse dans une situation de handicap qui la fait bégayer. 

Cela, sans oublier Gégé, un gars exubérant qui repère les vedettes à Paris (c'est vrai: arpentez Paris et vous avez des chances de croiser des gens que vous avez vus à la télé!), ni sa chienne Allumette, qui aura aussi un rôle décisif dans l'enquête. On peut voir ces personnages comme les cinquième et sixième Beatles de l'équipe.

Saint-Etienne, Paris? Peu à peu se dessinent les contours d'une "Organisation" mystérieuse, fausse agence qui fait la pluie et le beau temps dans les milieux artistiques français, en mode secte. L'auteure souligne parfaitement ce qui se passe: cette organisation joue sur la soif de succès et de reconnaissance des artistes pour les embrigader, avant de les détruire à force de les faire agir à contre-emploi. En particulier, l'auteure dessine très justement les mécanismes de l'emprise, en allant à l'essentiel: flatterie, mise à l'écart, culte jaloux du secret, aliénation des personnes prises au piège. Fait marquant: les changements de prénom exigés par l'Organisation contribuent à la dépersonnalisation des artistes, ce qui les casse.

Certes, certains éléments mis en place au début de "L'appel des catacombes" auraient mérité d'être approfondis: on ne verra pas Yann, l'ex-compagnon de Lou, pourtant installé à Paris, auquel elle écrit des lettres énamourées de Saint-Etienne – était-ce dès lors indispensable de le mentionner dès le début du roman, et de créer une attente chez le lecteur? L'on ne saura en outre pas grand-chose de la compagne de Sylvie, Nadia, reléguée en périphérie. Mais il n'empêche: en plus d'être un roman policier sympathique qui s'adresse à tous les publics, même les plus jeunes, "L'appel des catacombes" est aussi une belle histoire d'amitié et de solidarité, vécue dans un milieu alternatif. 

Son intrigue est construite sur la complémentarité des aptitudes, permettant à chacune (et à chacun) des personnages d'apporter sa contribution à une enquête qui, comme le titre le suggère à sa manière, explore les sous-sols de Notre-Dame de Paris à partir d'un confessionnal à double fond. Et la police, au travers des agents parisiens Lambert et Poulain, apporte le cadre formel qui permet à l'enquête d'aboutir, tout en entrouvrant la porte, tout doucement, à la possibilité d'un nouveau départ amoureux pour Lou.

Catherine Balaÿ, L'appel des catacombes, Saint-Etienne, Abribus, 2017. Illustrations de Nicolas Dalle Fratte.