lundi 30 octobre 2023

L'Europe des arts, à la poursuite d'un lévrier espagnol

Jean-François Fournier – Une expédition hallucinée à travers l'Europe des arts, ça vous dit? Cela, sur la piste d'un lévrier espagnol, d'un "galgo"? Alors, "Un Galgo ne vaut pas une Cartouche" est fait pour vous. Et c'est le journaliste et écrivain suisse Jean-François Fournier qui organise le voyage.

La construction de "Un Galgo ne vaut pas une Cartouche" a ceci de remarquable qu'elle se pose quelque part entre la nouvelle et le roman. Chaque chapitre met ainsi en scène un lieu, un personnage et une action distincts, se suffisant à eux-mêmes. Cela dit, le chien Lady Canela, blanc avec des oreilles couleur cannelle, assure le fil rouge du livre, passant d'un personnage à l'autre tel un relais. Et c'est son histoire, pas forcément joyeuse, qui servira d'épilogue.

Tout commence du côté de l'Espagne, avec un premier chapitre dense et dingue qui met en scène un torero de salon, ivre de ce qu'il pourrait faire dans l'arène, capable de surprendre ceux qui l'observent reproduisant les gestes du picador dans la rue. Rédigé à grand renfort de termes de métier, ce chapitre fou concentre en quelques pages sonores l'imaginaire de la tauromachie, sans jugement. Surtout, il contient en germe tout ce que le lecteur va trouver dans ce livre: les villes, l'art, la littérature et la décadence.

L'auteur, en effet, aime mettre en scène des personnages de viveurs, placés dans des situations où l'argent s'écoule pour les plaisirs fugaces que peuvent procurer les cigares, les bons alcools ou les femmes d'une nuit. Ces personnages constituent une république des arts où se côtoient artistes bohèmes ou arrivés,  négociants et riches collectionneurs. 

Ces contextes auxquels on n'accède qu'en payant cher, ou alors par effraction, l'auteur les décrit en particulier en citant les marques des produits évoqués, voire en les décrivant d'une manière somptueuse qui, quelque part, caricature, entre autres, le caractère quasi ésotérique d'un certain journalisme consacré à l'œnologie.

Zurich, Genève, Marseille, Paris, Madrid, Prague: tout un monde artistique se fait jour dans "Un Galgo ne vaut pas une Cartouche". Le voyage donne entre autres à voir les efforts de telle cantatrice pour être à la hauteur du rôle-titre de la "Norma" de Bellini à la Scala de Milan, mais aussi les croquis d'un artiste qui, de son hôtel miteux, cherche à percer. Et donne à voir la silhouette flamboyante d'une Europe artistique qui, entre ombres et lumières, n'a pas encore dit son dernier mot.

Jean-François Fournier, Un Galgo ne vaut pas une Cartouche, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2023.

Le site d'Olivier Morattel Editeur

Lu et commenté aussi par Francis Richard.

dimanche 29 octobre 2023

Dimanche poétique 612: Samia Bouchetat

Le baisemain

Geste courtois d'un preux chevalier qui s'incline
Et frôle de ses lèvres purpurines,
La main de la belle, docile.

Agenouillé délicatement comme devant son idole,
Le chevalier joue avec virtuosité de son charme anobli,
La belle au regard vermeil joue de sa harpe qui s'énamoure,
Pour ce beau prince aux offrandes délicatement léguées.

Le baisemain vaut mieux qu'un bouquet de roses,
Il émerveille, il est affection, 
Il est le geste attentionné,
Le baisemain est comme un accroche-cœur.

Le baisemain au baiser aguicheur,
Incliné vers la main d'une nymphe blonde,
Aux lèvres vernies de grenat,
Arrose, par sa fraîcheur guillerette, 
La petite voix fluette.

Samia Bouchetat. Source: Bonjour Poésie.

samedi 28 octobre 2023

La simplicité des mots pour une intrigue solide et profondément humaine

Anne-Frédérique Rochat – "Le retour de Mara Roux" résulte d'un travail d'écriture particulier, piloté par l'écrivaine Anne-Frédérique Rochat. L'idée est en effet de réaliser un livre "facile à lire" (FAL) s'adressant à toute personne francophone ayant quelque difficulté face aux livres qu'on trouve habituellement en librairie. 

Les lecteurs seront juges d'une telle démarche; mais il n'y a rien d'infantilisant dans l'intention d'un tel projet: l'intrigue est bien celle d'un roman qui s'adresse à tout public, jeune ou adulte. L'idée est plutôt de raconter d'une façon simple, avec des chapitres brefs et des phrases dans lesquelles on ne se perd pas. Quant au lecteur, il est invité à oser lire, même s'il ne s'en sent pas la force. Dans le cadre de ce projet littéraire, l'auteure a travaillé entre autres avec l'association Lire et écrire, dont l'un des objectifs consiste à faciliter l'accès de toutes et de tous à l'écrit en Suisse romande. En particulier, ce sont des apprenants qui l'ont guidée pour donner corps à son récit.

L'histoire? Elle est simple: devenue adulte, chanteuse de métier, Mara Roux revient dans le village de son enfance pour donner un concert. Cela va l'obliger à faire face à son propre passé, marqué par la présence d'une tache de naissance sur son visage, sujet d'infinies moqueries. Pour ne pas faciliter les choses, Mara souffre d'une extinction de voix juste avant le concert.

"Le retour de Mara Roux" est une lecture agréable, indéniablement, marquée par un certain caractère feel-good: en quelques jours passés dans le village de son enfance, Mara Roux va liquider les fantômes de son enfance, régler certains comptes d'une seule phrase, et même reconquérir son père, qui n'a pas été un soutien des plus exemplaires dans sa jeunesse: lui-même handicapé, il n'a pas su tout de suite faire la preuve de son empathie envers sa fille. C'est avec des mots simples, immédiats même, que l'auteure recrée les tenants et les aboutissants de cette relation, d'abord accusatrice (les "tu" de telle réplique, p. 36-37) puis admirative.

"Le retour de Mara Roux" est un ouvrage bref, porteur d'une issue heureuse: les personnages qui le pouvaient ont su évoluer, qu'il s'agisse de cette Mara dont l'aphonie a peut-être quelque chose à voir avec une incapacité temporaire à faire face à ses vieux démons au moment fatidique ou des villageois qui l'ont harcelée autrefois. Il est permis d'explorer les zones d'ombre de ce roman à l'écriture délibérément simple et directe, tout comme on peut en apprécier sans peine une histoire qui aborde des thèmes aussi actuels que l'exclusion ou le harcèlement. 

Anne-Frédérique Rochat, Le retour de Mara Roux, Lausanne, BSN Press/Genève, Okama, 2023.

Le site d'Anne-Frédérique Rochat, celui de l'association Lire et Ecrire, celui des éditions BSN Press, celui des éditions Okama.



mardi 24 octobre 2023

Christopher Priest: anamorphoses littéraires pour une construction sociale

Christopher Priest – Où sommes-nous? Sur Terre ou ailleurs? Jusqu'au bout de son roman "Le monde inverti", l'écrivain Christopher Priest entretient le doute. Il embarque son lecteur dans une cité qui se déplace sur des rails, à la suite de Helward Mann, jeune apprenti pionnier. Ce livre de science-fiction reste dans les mémoires en raison de son incipit fameux: "J'avais atteint l'âge de mille kilomètres", qui installe de manière saisissante le monde étrange dans lequel le lecteur va être plongé. 

Un âge en kilomètres? Le lecteur le comprend peu à peu, ces kilomètres correspondent à la distance parcourue par la cité sur des rails qu'on démonte et remonte au fur et à mesure de l'avancement de la cité en direction d'un hypothétique optimum. L'exercice paraît absurde en début de roman: l'auteur choisit en effet de donner une explication à ce concept d'optimum assez tard dans la narration. Quant à la distance, le temps pour la parcourir, fluctuant, donne une estimation du temps qui passe. Le lecteur peut ainsi, à l'aide d'indices, donner un âge approximatif au personnage principal: il sera post-adolescent, voire jeune adulte.

Quant aux lieux, il est permis de se demander sur quelle planète on se trouve. Certes, la cité mouvante s'appelle Terre. Mais la planète où elle se trouve est-elle notre bonne vieille terre ou une autre? Les personnages se chargeront de découvrir la vérité; en attendant, le lecteur demeure dans le doute. Avec son soleil oblong, la planète n'est-elle pas autre que la nôtre? Mais tout cela n'est-il pas qu'une illusion d'optique, voire le fruit d'une perception personnelle, comme peut l'être tout ce qui se passe dans ce roman tout en illusions spatio-temporelles, où il n'est pas évident de déceler le vrai du faux?

Soulignées encore par les allers et retours entre la narration à la première ou à la troisième personne, ces anamorphoses sont ce qui émerveille particulièrement dans ce roman. Le lecteur ne va cependant pas se perdre totalement dans cet univers. En effet, ses personnages évoluent dans le contexte d'une société de science-fiction plutôt classique, sérieuse et structurée selon une rigidité quasi militaire, avec ses serments, ses hiérarchies et ses guildes qui sont autant de corps de métier – presque des corps d'armée.

Peu à peu enfin, l'auteur dessine une société à plusieurs vitesses, conservatrice voire sclérosée, peu éprise de justice mine de rien: l'égalité entre hommes et femmes n'est pas acquise, et la population de la cité mouvante n'hésite pas à faire appel à des mères porteuses vivant misérablement en dehors de celle-ci pour assurer sa descendance, les femmes y étant rares. On sera surpris aussi, dans un tel roman de science-fiction, de vivre dans un univers low-tech où l'on se déplace à cheval – ce qui colle, et c'est pittoresque à la manière d'un western, avec les décors désolés de ce "monde inverti". Rare concession à la grande modernité: il y sera question, d'énergie nucléaire. Encore un thème porteur aujourd'hui encore, mais déjà au temps où le roman a paru, soit en 1974.

Visionnaire à plus d'un titre, reflet peut-être d'un monde occidental du vingtième siècle qui part à la dérive, "Le monde inverti" ne cède guère de place à l'humour. Il s'agit avant tout d'un roman à l'action lente et intrigante qui parle de rapports humains pas toujours évidents, mis en contexte dans un milieu qui n'a rien d'amène et qui, habilement décrit, suscite de nombreuses questions dans l'esprit du lecteur. De quoi le faire avancer dans sa lecture!

Christopher Priest, Le monde inverti, Paris, Gallimard/Folio, 2002. Traduit de l'anglais par Bruno Martin.

Le site de Christopher Priest, celui des éditions Gallimard.

Lu par A livre ouvert, Bandana GeeketteBrizeCroque les mots, Eden Turbide, Efelle, Elizabeth BennetErwelyn, FK, GiZeusHugues, Lorhkan, Lyra SullyvanMaëlleMarcelline, Mon coin lectures, NicolasNicolas Winter, Petites ArchivesPitivierRichard LecastorS427, Vance, Victor Montag.

dimanche 22 octobre 2023

Dimanche poétique 611: Muriel Odoyer

J’ai marché, longtemps, longtemps

Sur les pentes sablées
Dans la tourmente du vent
Sans savoir où aller

*
Où poser mes accords
Dans les nuits où les vagues
S’échappaient au-dehors
En d’énormes zigzags

*
J’ai marché, cœur au front
Espérant retrouver
La trace de ces buissons
Où j’aimais me cacher

*
A l’abri des averses
Dans les gouttes du secret
Qui perlaient ma tristesse
D’un doux son enlevé

*
J’ai marché, encore et encore
Espérant retrouver
Dans mes pas, la mine d’or
Où pouvoir m’arrêter

*
Mais, le ciel m’a conduit
Entre des pans abrupts
Laissant couler ma vie
Sans atteindre le but

Muriel Odoyer (1958- ). Source: Le Dix Vins Blog.

samedi 21 octobre 2023

Polar de la Rive, troisième édition du concours: et si vous écriviez un roman technologique?

Avis aux romancières et romanciers de tout poil: les Éditions de la Rive annoncent la troisième édition de leur concours de romans policiers. Le thème? Il faudra cette fois qu'il soit question de technologie. Et comme à l'accoutumée pour cette maison d'édition basée à Epesses (canton de Vaud, en Suisse, pays du bon vin), un environnement aquatique sera de rigueur.

Quelques aspects techniques? Le concours est ouvert jusqu'au 15 juin 2024 à minuit pile. Chaque auteur est invité à n'envoyer qu'un seul texte, d'une longueur comprise entre 200 000 et 250 000 signes (parfait pour le NaNoWriMo, pour les adeptes...). Pour en savoir davantage, en particulier sur les prix, chacune et chacun est invité à consulter le règlement complet.

Alors, qu'attendez-vous? A vos rames, à vos pixels... et surtout, à vos plumes!

vendredi 20 octobre 2023

Enfance et violence: une famille suisse au milieu du vingtième siècle

Bernadette Richard – Traversé des éclats de lumière typiques d'une vie qui veut continuer malgré les coups trop nombreux qu'elle réserve, "La chambre noire" est le récit d'une enfance et d'une jeunesse, celle de l'écrivaine elle-même. Cette jeunesse se passe en Suisse, dans l'Arc jurassien, dans les années 1950-60. Une période où l'on vivait encore simplement, voire pauvrement, dans une Suisse pourtant relativement épargnée par les deux conflits mondiaux.

La présentation de l'ouvrage confirme que le vécu retracé est bien celui de l'auteure. Cela dit, quelques techniques littéraires permettent à l'écrivaine de prendre une distance avec ce passé et de faire de la fillette, puis de l'adolescente qu'elle a été un personnage de roman. Il y a d'abord l'écriture à la troisième personne, bien sûr. Et le changement de nom: le personnage principal est ainsi nommé Carmen.

Le contexte est familial, on s'y attend, et la famille est nombreuse: la pilule n'est pas encore à l'ordre du jour. Elle est dysfonctionnelle, aussi, autour d'une mère, Yzalie, fantasque et dépressive, d'une violence inouïe aussi à l'encontre d'une Carmen qu'elle ne supporte pas – violence physique (le tape-tapis représenté en couverture se retrouve bel et bien dans le texte), verbale et psychologique. 

Autour, il y a toute une fratrie, et un père, Gontran, homme bravache et dépensier. S'il aspire à un certain équilibre, il apparaît souvent débordé en famille, d'autant plus que son métier de chauffeur sillonnant l'Europe lui impose des absences prolongées. Et enfin, il y a l'oncle Léo, qui photographie tout ce qu'il peut. Ces images constituent le fil rouge du roman, mais aussi sa belle surface. Et la "chambre rouge" des agrandissements de photographies, lieu agréable, fait écho à la "chambre noire", pièce des punitions qui donne son titre au livre.

Ce contexte empreint de violence à tous les étages semble expliquer, au fil des pages, le rapport pas toujours aisé de Carmen aux humains, ainsi que son tropisme pour les animaux et le travail de la terre. Il n'empêche: c'est journaliste que Carmen deviendra. Et c'est sur une scène vécue face à des loups plus curieux qu'hostiles que l'écrivaine termine son récit. Même pas peur? Après un vécu d'enfant battue aussi éprouvant, ça se comprend.

Bernadette Richard, La chambre noire, Lausanne, Favre, 2023.

Le site des éditions Favre.

jeudi 19 octobre 2023

Romance et photos de mariage en Australie

Allison Rushby – La Saint-Valentin, supplice ou délice? Liv, le personnage principal de "Je hais la Saint-Valentin", a choisi: elle déteste. C'est le destin amoureux de cette jeune femme que l'écrivaine australienne Allison Rushby retrace dans cette romance nourrie d'un brin de fantastique, baignant dans l'ambiance sirupeuse des noces des uns et des autres.

Liv est photographe spécialisée, en effet, et se donne à fond dans son métier, idéalement en vue de créer sa propre entreprise après avoir acquis de l'expérience dans une petite firme qu'on devine australienne. Le lecteur ne trouvera guère d'informations sur le physique de Liv. Mauvaise chose? Voire: ça favorise l'identification.

Non: c'est plutôt côté psychologie que l'auteure travaille le personnage de Liv, au-delà de péripéties sympathiques. Elle déteste la Saint-Valentin, soit. Elle a vécu de mauvaises expériences ce jour-là (rupture cataclysmique avec le beau Mike...), et tout son entourage cherche à la caser en lui présentant des hommes mine de rien. Mais il n'y a rien à faire! 

Cela dit, cette détestation, dûment théorisée (en cinq points fort intéressants) apparaît peu à peu comme un élément de la carapace que Liv s'est construite pour se protéger contre les risques de la vie. Et tomber amoureuse, vivre une passion à fond et, peut-être, se marier (la perspective est omniprésente, contexte oblige) en fait partie. Tout le cheminement de Liv consiste dès lors à comprendre qu'à ne rien vouloir risquer, on peut tout perdre. Son entourage va l'aider un peu, mais pas seulement.

C'est là qu'intervient, et ça peut surprendre dans un roman de chick-lit, l'élément fantastique. L'auteure revisite en effet les fantômes qui viennent hanter Scrooge dans le "Conte de Noël" de Charles Dickens, en mode Saint-Valentin. Ce sont là trois personnages hauts en couleur qui font irruption dans la vie (ou les rêves) de Liv, en particulier ce Cupidon qui fume le cigare... Le destin de Liv est-il de foirer son business et de finir entourée d'un troupeau de chats? A elle de voir!

Telle est l'évolution que retrace ce roman qui assume son côté sucré et brocarde gentiment certaines figures imposées des noces d'aujourd'hui en terre anglo-saxonne. Même s'il est un peu lent à démarrer (il faut bien présenter ce personnage de Liv, avec ses blocages personnels, son énergie au travail et sa manie d'évaluer la durée potentielle de tel ou tel mariage), il finit par receler plus d'une bonne idée narrative, et réussit à divertir sans prise de tête pendant quelques heures.

Allison Rushby, Je hais la Saint-Valentin, Paris, Harlequin/Red Dress Ink, 2007. Traduction française de F. M. J. Wright.

Le site d'Allison Rushby, celui des éditions Harlequin.

Lu par 3moopydelfy, Blandine, GwenJennyJustine, LaetyNaddc, Pas de chichis dans ma cuisinePtiteaurel.

mercredi 18 octobre 2023

Pouvoir et volupté au dix-huitième siècle: autour du cardinal de Bernis

Jean-Marie Rouart – C'est dans une langue délicieusement chantournée, parfaite pour un tel sujet, que l'écrivain et Immortel Jean-Marie Rouart a écrit "Bernis le cardinal des plaisirs", biographie de François-Joachim de Pierre Bernis (1715-1794). Se fondant sur les Mémoires de son personnage ainsi que sur d'abondantes recherches pour lesquelles il a bénéficié du soutien d'Aliénor de Sigalas, l'écrivain en dessine un portrait vivant qui mêle avec bonheur les anecdotes et la grande histoire. 

C'est au carrefour des plaisirs et de la haute politique, en effet, que se situe l'existence bien remplie de Bernis. Plaisirs de l'écriture d'abord, plutôt légers certes: Bernis versifie dans sa jeunesse, il hante les salons et accède à l'Académie française à 29 ans déjà. Peu à peu, se dessine dès lors un homme commode, aimant les plaisirs de la vie malgré un état d'ecclésiastique qui ne l'encombre surtout pas plus que nécessaire.

En effet, c'est dans l'art de la diplomatie qu'il va s'illustrer. L'auteur réserve quelques pages savoureuses au passage de Bernis à Venise, au temps du carnaval: s'il fait son travail avec sérieux, le personnage n'oublie pas de s'amuser, défiant au passage un certain Jacques Casanova de Seingalt à l'exercice voluptueux de la partie carrée. Casanova reviendra plus tard dans le récit: Bernis lui confiera la mission de créer une loterie nationale pour financer la construction de l'Ecole militaire, voulue par la marquise de Pompadour – un personnage clé de cet ouvrage, remarquablement recréé, tendu entre la splendeur et le faste de sa jeunesse et les errements politiques entêtés qui vont marquer la fin de sa vie auprès de Louis XV, dont elle est longtemps la favorite.

Bernis apparaît en effet, dans "Bernis le cardinal des plaisirs" comme un personnage ami, privilégié même, de Mme de Pompadour. Ne supportant guère la critique, celle-ci le paie mal de retour alors qu'il tente d'arranger une politique conflictuelle, fondée sur un renversement d'alliances au niveau européen, poussée par la marquise. L'auteur, en effet, la présente comme une sorte de premier ministre de substitution, encline aux émotions plutôt qu'au pragmatisme que voudrait une saine politique et prompte à rejeter sur d'autres la responsabilité de ses propres erreurs. Et il démontre que derrière les derniers feux du dix-huitième siècle, la Révolution française se dessine peu à peu.

C'est la vie d'un homme bien de son temps, ambitieux mais sachant garder la tête froide, que Jean-Marie Rouart restitue dans "Bernis le cardinal des plaisirs". Erudit, il excelle à placer son personnage au cœur d'un contexte historique finement retracé, de l'intimité du Petit appartement du roi jusqu'aux aléas de la Grande politique – Bernis connaîtra la disgrâce, mais participera aussi à deux élections papales à enjeu. Enfin, l'écrivain rappelle encore, par l'évocation de l'un ou l'autre tableau, quels traits les personnages de son livre pouvaient avoir.

Pour terminer, une impression plus personnelle: j'ai eu plaisir à retrouver Casanova au détour de telle ou telle page, après avoir étudié l'histoire tortueuse de l'édition de son "Histoire de ma vie" au temps de mon mémoire de master en littérature française. Ce qui date, oh, juste un peu...

Jean-Marie Rouart, Bernis le cardinal des plaisirs, Paris, Folio, 2000/Gallimard, 1998.

Le site des éditions Folio, celui des éditions Gallimard.

dimanche 15 octobre 2023

Dimanche poétique 610: Henri Merle

Coquelicotmédie

Méli méli, méli mélo, mélancoliques coquelicots
Rouge-sang, comme l’est la vie
Mélancolique comédie

Sitôt cueillis, sitôt fanés
Petits coquelicots desséchés
Pauvres soldats s’allant crever
Au champ d’honneur des champs de blé

Méli, mélo, mélancolie
Mélancolique comédie
La vie mêle le sang et l’eau
Comme pluies aux coquelicots

L’eau c’est les larmes et l’amour le sang
Mais rien jamais ne dure longtemps
Soleil de mort a calciné
P’tites fleurs d’été au champ de blé

Mélo où s’immolent les anges
O mélancolique mélange
Quel Dieu cruel a accouplé
P’tite fleur d’été aux champs de blé?

Les blés d’or ça se change en pain
Les conqu’licots ça meurt pour rien
Méli, mélo cendre des vies
Mélancoquelicotmédie

Henri Merle ( -2022). Source: revue Poésie en Stéphanie, 2022.

mardi 10 octobre 2023

Eteignez la téloche, ouvrez un livre: celui d'Henri Merle!

Henri Merle – "Pépé la Téloche", c'est à l'origine un feuilleton imaginé par Henri Merle pour animer le Dix Vins Blog. Un feuilleton que le décès de l'écrivain stéphanois en 2022 a laissé orphelin. Qu'à cela ne tienne: les éditions Abribus ont réuni les vingt et un épisodes signés Henri Merle dans un livre intitulé "Pépé la Téloche" et les ont enrichis de quelques fins possibles, signées Jean-Paul Bost, Vincent Germani, Gulzar P. Joby et Grégory Ladret.

Et l'on sourit beaucoup dans ce court ouvrage qui marie avec bonheur la science-fiction et la vie villageoise. Imaginez: un représentant venu du futur vient vendre une télévision à tube cathodique à une famille française bien catholique des années 1908. Le premier épisode relate donc une démonstration, la réaction de personnages bien typés donc un poil prévisibles, et surtout la naissance d'une vocation. Car Pépé la Téloche, gamin de dix ans en 1908, en aura 120 en notre vingt et unième siècle, où se tient l'essentiel de l'intrigue.

La télévision? Sociologue d'occasion, l'auteur tient à distinguer la télévision de la "téloche" pour présenter ce que l'on peut en penser, dans une vision à dominante pessimiste, mais pas désespérée. Ainsi voit-il dans la "télévision" un outil susceptible d'informer et d'élever les gens qui la regardent, alors que la taloche est vu comme le véhicule d'émissions abrutissantes – la télé-réalité, avec ses acteurs et actrices dénudés et peu habiles du cerveau, apparaît comme une cible récurrente.

Et s'il tourne autour de la télévision, ce feuilleton cocasse exploite avec une verve indéniable quelques éléments récurrents, à commencer par une de ces improbables liqueurs où trempe un crapaud, et qu'on retrouve partout dans le récit. Il y a aussi les chasseurs, que l'auteur observe avec une bienveillante ironie, et une star du rock défunte à laquelle certains personnages vouent une vénération sans bornes.

Côté contexte enfin, l'auteur dessine une existence villageoise où se profilent une poignée de personnages, avec les ragots qu'ils véhiculent et avec leurs côtés improbables: le représentant de commerce de 1908 est de retour, et le lecteur va même faire face à un bonhomme ressuscité et à un ange en période d'essai, bien moche, ce qui nous change des images éthérées que l'on connaît. Et si l'un des deux bistrots du village est jaune, c'est peut-être, symbolisme familier, parce que le patron est cocu...

Sinueux et amusé, divertissant à coup sûr, nourri d'une lichette de parler gaga, "Pépé la Téloche" observe son petit monde avec un regard en coin, tout en interrogeant le rapport des uns et des autres à ce médium omniprésent qu'est la télévision. Une observation qui va jusqu'à interroger son utilisation par des politiciens désireux d'offrir "du pain et des jeux", en l'occurrence un match de football: bien de son temps, "Pépé la Téloche" n'hésite pas à piocher dans les petites phrases des "grands" hommes politiques, ni à évoquer, critique, le temps des confinements covidiens.

Henri Merle, Pépé la Téloche, Saint-Etienne, Abribus Editions, 2022.

Le site des éditions Abribus.

lundi 9 octobre 2023

"Gérimont" encore: fragments d'un discours post-cataclysmique

Collectif – Au fil de la lecture des ouvrages qui la composent, la saga de "Gérimont", initiée par l'écrivain Stéphane Bovon, se révèle pour ce qu'elle est: une œuvre littéraire et artistique totale, touchant en particulier à tous les genres de l'écrit. Ouvrage collectif, "Lettres aux Amasones" est ainsi un recueil de lettres véhiculées dans des bouteilles, lâchées avant ou après l'inondation de la Suisse, survenue en 2013, qui constitue le cataclysme fondateur de la saga.

"Lettres aux Amasones" emmène son lectorat dans un sommet alpestre devenu une île, nommée Mase, en Valais. Une population majoritairement féminine y organise sa vie dans un esprit décroissant, dominé par l'idée de poésie – celle-ci faisant l'objet d'une constitution spécifique. Par fragments parfois assez abstraits, rédigés sous forme de lettres à des inconnus (ou pas), l'ouvrage donne à voir ce qui se passe là-bas.

Du côté des éléments récurrents, on trouve les bouteilles, avec l'imaginaire qu'elles véhiculent. Les lettres sont souvent acheminées par des bouteilles jetées à l'eau, et adressées à plus d'une reprise à des destinataires inconnus. Et en Valais, qui dit bouteilles dit vin et alcools, et ces breuvages, nimbés de mystère, sont bel et bien présents dans l'ouvrage. Et puis il y a les timbres-postes, que tel personnage collectionne et dont le motif, récurrent dans l'ouvrage, sensiblement rétro et finalement magnifique, est signé Dominique Studer. 

Pour créer du lien dans un ouvrage dont la cohésion ne va pas de soi, les auteurs ont choisi de créer un fil rouge à connotation scientifique, porté par la relation de la thèse de doctorat d'une certaine Merise Lellis. Celle-ci est écrite de manière pas toujours soignée; mais en des tournures généralement synthétiques, elle plante le décor et constitue un contrepoint au jeu des missives. Cette couleur scientifique est annoncée par la préface du Docteur Flush, qui assume son caractère sérieux, voire inquiétant. Ce qui lui vaut quelques contestations dans les lettres qui y font référence.

"Lettres aux Amasones" apparaît aussi comme un ouvrage de circonstance, paru à l'occasion du festival artistique "Lettres de soie" organisé précisément dans le village valaisan de Mase, sous la responsabilité de Manuella Maury. Il s'inscrit ainsi dans une démarche qui ne se contente pas d'être littéraire, mais affiche aussi son ambition de s'ouvrir à tous les arts, en particulier graphiques. Et si le prochain "Gérimont" était une composition musicale? Ce serait tout à fait en phase avec l'esprit d'art total qui marque cette saga.

Collectif, Lettres aux Amasones, Vevey, Hélice Hélas, 2023.

Le site des éditions Hélice Hélas.

dimanche 8 octobre 2023

Dimanche poétique 609: Emile Verhaeren

Pour nous aimer des yeux

Pour nous aimer des yeux,
Lavons nos deux regards de ceux
Que nous avons croisés, par milliers, dans la vie 
Mauvaise et asservie.

L'aube est en fleur et en rosée
Et en lumière tamisée
Très douce;
On croirait voir de molles plumes
D'argent et de soleil, à travers brumes,
Frôler et caresser, dans le jardin, les mousses.
Nos bleus et merveilleux étangs
Tremblent et s'animent d'or miroitant;

Des vols émeraudés, sous les arbres, circulent;
Et la clarté, hors des chemins, des clos, des haies,
Balaie
La cendre humide, où traîne encor le crépuscule.

Emile Verhaeren (1855-1916). Source: Bonjour Poésie.

jeudi 5 octobre 2023

Jane Bomb, clé aux pâtres traquée au pays des mouchards rabiques

Gordon Zola – La recette d'un bon roman d'espionnage? Une intrigue rocambolesque, des jeux de mots par tombereaux et un état d'esprit quelque peu gaulois, pour faire rire et, tant qu'à faire, pour faire réfléchir aussi. C'est en tout cas ce mélange réussi qui sous-tend "L'espion quitte Mémé", roman dans lequel, pour la deuxième fois, l'écrivain Gordon Zola met en scène son personnage de Jane Bomb, une James Bond au féminin.

L'intrigue? L'auteur assume qu'elle soit aussi embrouillée que celle d'un film avec James Bond. Il y sera question d'une organisation criminelle, le SPOULPE, qui s'adonne au mal pour le plaisir que ça procure, en l'espèce en menaçant un projet de parc éolien au large du Royaume-Uni. Est-ce si important? Au contraire: ce n'est qu'un McGuffin, soit un de ces artifices narratifs qui leurrent le lecteur pour le faire tourner les pages. 

L'auteur va même jusqu'à placer cette histoire d'éoliennes très loin en arrière dans les intérêts de l'intrigue en promenant son lecteur ailleurs: tout se passe en Egypte, où se déroule le tournage d'un film d'espionnage. C'est avec adresse qu'il mêle le réel et l'univers fictif en cours de construction, avec des acteurs qui jouent des rôles qui pourraient être ceux qu'ils ont dans leur vraie vie, et vice versa. En particulier, et c'est un principe directeur de la série, les acteurs qui ont joué James Bond au cinéma sont, dans la série des Jane Bomb, de véritables agents secrets au services de la Couronne. Et il faut bien les protéger...

Le décor égyptien permet à l'auteur d'installer une atmosphère saturée d'humour exotique à déguster au deuxième degré, comme un cocktail "Cléopâtre". Ainsi, lorsque Hassim Bey Shamel explique ce que sont réellement les moucharabiehs à Wesley Ptikuing, son visiteur occidental, il est permis d'y voir le reflet d'un Occident qui tend à se poser un donneur de leçons face au monde entier. Dès lors, qui est ridicule? Finalement l'Européen moyen, peut-être, avec ses grands pieds. Quel contexte? Il est aussi question, dans "L'espion quitte Mémé", de literie pour des sous-marins nucléaires, ce qui ouvre la porte à quelques situations et dialogues délicieusement équivoques...

"L'espion quitte Mémé" revisite ainsi sur le mode humoristique les codes du roman d'espionnage à la façon James Bond, allant jusqu'à châtier, par le rire, les travers d'un personnage omniprésent dans le récit via ses avatars cinématographiques, en particulier Roger Moore. Certaines scènes rappellent même fortement, à quelques détails cocasses près, des images de films d'anthologie. Et ce roman assume aussi d'être de son époque, avec des allusions au Brexit ou à Vladimir Poutine.

Bien sûr, le ton est à l'humour. Et qu'est-ce qu'on se marre! Un humour de situation quand il le faut (on rit des vieilles gloires ici, comme des femmes graciles ou en surpoids...), mais surtout un humour à base de jeux de mots, tantôt potaches ("comment, il a osé!?" se dit-on à plus d'une reprise face à tel à-peu-près particulièrement culotté), tantôt subtils voire velus, à telle enseigne que le lecteur se surprend à plus d'une reprise à relire une phrase, éventuellement à voix haute, pour s'assurer qu'il n'a rien loupé.

Gordon Zola, L'espion quitte Mémé, Paris, Le Léopard Masqué, 2017.

Le site des éditions du Léopard Masqué.

mardi 3 octobre 2023

Sept nouvelles entre deux âges

Guillaume Juillet – Président des éditions Abribus à Saint-Etienne, écrivain désormais plus connu sous le nom de Gulzar P. Joby, Guillaume Juillet a écrit dans les années 2002 et 2003 les sept nouvelles qui composent l'attachant recueil "Trop lire Simenon", tiré à cent exemplaires en 2003. 

Ont-elles un lien entre elles, ces nouvelles? Le lecteur peu attentif pourrait le penser. Mais il y a quand même quelques constantes qui confèrent à ce tout petit livre une unité manifeste. Tout d'abord, les personnages sont de parfaits anonymes d'aujourd'hui, petits gagnants ou petites victimes de leur temps, que l'auteur nomme juste parce qu'il le faut bien. Ils évoluent autour de Saint-Etienne, le plus souvent. 

Et surtout, l'écrivain les saisit le plus souvent alors qu'ils sont quelque part entre deux âges. Henri, le mécano qui a gardé sa chambre chez ses parents, semble ainsi encore enfant avec ses posters et sa vie de chômeur dépendant des uns et des autres; une rencontre avec une artiste bien dans ses baskets va le faire basculer, dans un esprit optimiste, dans l'âge où l'on ne joue plus au flipper. 

Dans "Fragile comme le verre", le lecteur découvre Georges, un trisomique condamné à être un enfant toute sa vie et voit évoluer son grand frère, de la jalousie radicale à l'acceptation. Et dans "Derniers mois", ce n'est qu'en fin de nouvelle, grâce à un retournement de situation simple mais efficace, qu'on découvre que la femme qui tient à acheter elle-même ses tampons hygiéniques n'est pas une jouvencelle qui a bien vécu ses premières règles, mais bien une vieille dame qui approche de la nonantaine, prisonnière de son EHPAD et de ses souvenirs.

Ce jeu sur les générations fonctionne également dans la nouvelle "Moderniser la France", d'une autre manière: dans les années Mitterrand, des villageois souhaitent voir l'ordinateur que l'instituteur a reçu pour effectuer son travail d'enseignant. Derrière le côté presque farcesque de la chose (la nouvelle se dénoue par la fourniture d'une table de boucherie usagée pour que l'instituteur puisse y installer l'appareil), le lecteur est en présence de trois générations: les ruraux, qu'on peut imaginer aînés mais toujours désireux de se tenir au courant, les écoliers qui ont tout à apprendre, et l'instituteur qui joue le rôle de passeur intergénérationnel. L'auteur relève que c'est du vécu: l'anecdote lui vient d'Henri Merle, écrivain stéphanois décédé en 2022.

Et qu'en est-il de la nouvelle éponyme? "Trop lire Simenon" illustre ce penchant qu'on peut avoir, surtout lorsqu'on est enfant, à confondre un peu la vie des livres et celle vécue au quotidien. C'est avec talent que l'écrivain y met en scène un bonhomme bien adulte, propriétaire d'une Jaguar et qui, presque sur une tocade née d'une lecture fortuite de Simenon, se met à mener l'enquête sur une jeune femme sans histoire, Amandine Pontier – et finit par lui en dessiner une, à force. Ainsi naissent les fictions, et le personnage de cette nouvelle a même trouvé son public au bistrot situé en face de chez les Pontier. Est-il donc permis de voir dans la nouvelle "Trop lire Simenon" une métaphore de l'art de créer des histoires? Tout à fait.

Enfin, quelle est la tonalité de ces nouvelles? Soucieuses de réalisme, portées par une langue généralement simple et fluide, elles se lisent aisément. Elles témoignent d'une tendresse indéniable pour tous ces personnages mis en scène l'espace de quelques pages, suffisantes pour dessiner un petit monde où, pêle-mêle, se baladent des œuvres d'art étranges, un moteur de mobylette démonté, des OGM qui font figure de repoussoir ("La main verte") et même un bathyscaphe à aimer, au-delà des froides définitions du dictionnaire ("Fuir l'ennui"). 

Guillaume Juillet, Trop lire Simenon, Saint-Etienne, Abribus éditions, 2003.

Le blog des éditions Abribus.

Source de la Photo: le blog d'Erik Vaucey.


lundi 2 octobre 2023

Un Indiana Jones à la française

Frédéric Bovis, Jean-François Lopez et Léopold Jorge – L'ouverture du roman "La Trace" plonge dans une actualité récente dont les cendres brasillent encore: deux gardes suisses, Aloys Estermann et Cédric Tornay sont retrouvés morts au Vatican en 1998, et l'acte crée une onde de choc monstre, assortie de pas mal de suppositions. Les trois auteurs de "La Trace" proposent leur version, qui se plonge dans la nuit des temps: Joseph d'Arimathie, celui qui a fourni son tombeau pour y placer la dépouille du Christ il y a environ deux mille ans, est passé par là, laissant un testament clé. Il en résulte un thriller chrétien solidement documenté qui sait accrocher son lectorat.

L'intrigue voit grand, en effet, et elle tourne autour de quelques éléments qui font battre les cœurs des lecteurs avides d'histoires aventureuses tournant autour des mystères de l'Eglise catholique. Elle assume pleinement ses faux airs de "Da Vinci Code" et d'Indiana Jones: il sera question d'Ecosse, de Saint Graal (avec son sang qui ne coagule pas) et d'une dynastie de brillants archéologues amateurs français, les Saint-André.

Et c'est à Emmanuel de Saint-André, dernier rejeton de la lignée, célibataire endurci et petit-fils d'un Juste parmi les Nations à l'âme aventureuse, que revient le rôle périlleux de faire avancer le schmilblick. Le début du roman s'avère dès lors captivant: coffres-forts suisses, avocat américain, faux flics et courses-poursuites à mort en ville de Zurich, rien ne manque. Cela, sans oublier un soupçon d'humour, par exemple lorsque le personnage principal exige avec insistance que le réceptionniste de l'hôtel, ahuri et engoncé dans sa fonction, appelle la police pour cause de meurtre.

Le lecteur relève que la description que le roman fait de la Suisse de la fin du vingtième siècle est assez réaliste et crédible, à un détail près: Emmanuel de Saint-André n'a pas pu défoncer une barrière de péage en fonçant dedans avec sa voiture, puisqu'il n'y a pas de guérites de péage en Suisse – ceux qui veulent y emprunter l'autoroute achètent une vignette pour un prix forfaitaire de 40 francs, à coller sur le pare-brise. La cascade était impossible... De même, il faut s'habituer, et c'est un peu raide, à l'idée qu'Emmanuel de Saint-André, un gars pépère dans la force de l'âge, peu coutumier de la conduite automobile, se révèle un chauffeur-cascadeur hors pair, soudain, face à une adversité implacable et omniprésente.

Par un jeu de flash-back complexe mais structuré, les auteurs renvoient constamment à l'histoire ancienne, celle qui tourne autour de l'insaisissable trésor après lequel courent tous les personnages de ce roman – un trésor qui prouverait une fois pour toutes la nature divine du Christ. Ces retours historiques s'avèrent solidement informés et documentés, et baladent le lecteur du côté de Jérusalem ou de Rennes-le-Château, où un prêtre nommé Bérenger Saunière exerçait effectivement son talent à la fin du dix-neuvième siècle. 

Le lectorat suivra aussi les traces des Templiers au fil du Moyen Age, et verra, comme en périphérie, les débuts de la franc-maçonnerie. Et si "La Trace" peut parfois s'avérer un tout petit peu touffu à force de détails historiques parfois méconnus, son caractère dominant reste captivant. Ainsi, c'est avec entrain que le lecteur suit les trois écrivains lorsqu'ils racontent les aventures d'Emmanuel de Saint-André sur la fascinante piste du Graal. Un Graal qui s'avère, en définitive et pour le coup, le McGuffin parfait – et c'est le pape Jean-Paul II, également personnage de ce roman, qui le rappellera à un Emmanuel de Saint-André un peu trop exalté par cette réalité finalement purement matérielle.

Frédéric Bovis, Jean-François Lopez et Léopold Jorge, La Trace, le dernier secret de Jean-Paul II, Paris, Tolège Editions, 2006/Paris, Pocket, 2008.

Le site de Pocket Editions.


dimanche 1 octobre 2023

Dimanche poétique 608: Loÿs Le Carron

Claire en beauté plus que la claire Aurore

Claire en beauté plus que la claire Aurore 
Claire en blancheur plus que marbre de Pare,
Ou que le laict, qui sur le Jong se pare.
Claire en odeur du Bame qui s'honnore, 

Claire en coral que le vermeil colore :
Claire en valeur plus qu'autre joiau rare
Ou que tout l'or du filz de Chrise avare.
Claire en l'honneur qui tes graces decore, 

Claire en thesor plus que perle Indienne.
Claire en rosin de grace Adonienne,
Claire en splendeur de gloire merveilleuse.

Ô tresclair nom d'une divine dame,
Seulle moitié de mon nom et mon ame,
Tu tiens ma voix en crainte perilleuse.

Loÿs Le Carron (1534-1613). Source: Bonjour Poésie.