dimanche 28 avril 2024

Dimanche poétique 637: Marceline Desbordes-Valmore

S'il l'avait su

S'il avait su quelle âme il a blessée,
Larmes du coeur, s'il avait pu vous voir,
Ah ! si ce coeur, trop plein de sa pensée,
De l'exprimer eût gardé le pouvoir,
Changer ainsi n'eût pas été possible ;
Fier de nourrir l'espoir qu'il a déçu :
A tant d'amour il eût été sensible,
S'il avait su.

S'il avait su tout ce qu'on peut attendre
D'une âme simple, ardente et sans détour,
Il eût voulu la mienne pour l'entendre,
Comme il l'inspire, il eût connu l'amour.
Mes yeux baissés recelaient cette flamme ;
Dans leur pudeur n'a-t-il rien aperçu ?
Un tel secret valait toute son âme,
S'il l'avait su.

Si j'avais su, moi-même, à quel empire
On s'abandonne en regardant ses yeux,
Sans le chercher comme l'air qu'on respire,
J'aurais porté mes jours sous d'autres cieux.
Il est trop tard pour renouer ma vie,
Ma vie était un doux espoir déçu.
Diras-tu pas, toi qui me l'as ravie,
Si j'avais su !

Marceline Desbordes-Valmore (1786-1859). Source: Bonjour Poésie.

samedi 27 avril 2024

Genève entre bas-fonds et beaux quartiers: une intrigue policière et humaine

Christian Lanza – Le lecteur de "Trois petits cailloux noirs" retrouve avec un bonheur certain le personnage torturé de Vincent Dreyer, apprenti inspecteur qui doute et apprenti humain qui progresse, dont il a fait la connaissance dans "Les anges noirs". Une fois de plus, c'est une intrigue complexe qui s'offre au lectorat, qui va se trouver embarqué dans le monde interlope des bandes de jeunes de Genève. De manière énigmatique, l'une d'entre elles se surnomme "BAVE" et s'attaque aux aînés...

L'enquête s'avère d'une complexité impressionnante, riche en rebondissements et en retournements de situation souvent fondés sur des jeux d'identités, entre ombres et surnoms. Ceux-ci ne manqueront pas de surprendre le lecteur, voire de le dérouter: comment, ce n'était pas lui, pas elle? L'intrigue évolue aussi très largement sur les mensonges des uns et des autres, régulièrement démentis... ou non. Cela, jusqu'à l'ultime page, qui révèle qui tenait les ficelles de l'intrigue, plongeant Vincent dans un dilemme cornélien dont il se tirera en étant, jusqu'au bout, lui-même.

Lui-même? Le lecteur de "Trois petits cailloux noirs" va voir évoluer le personnage de Vincent Dreyer, policier richissime et solitaire aux pulsions de justicier. Parallèlement à l'intrigue policière proprement dite, l'écrivain prend grand soin à décrire cette évolution. Celle-ci passe par les discussions vives mais amicales avec le collègue Gilles, tenant d'une déontologie policière stricte, mais aussi par le développement d'une intrigue amoureuse susceptible de socialiser Vincent. Mais cela ne va pas sans obstacles: il n'est pas toujours facile de vivre avec un inspecteur, surtout s'il mène l'enquête autour de personnages particulièrement violents.

Violents? L'exploration successive des méchants de l'histoire amène le lecteur dans le monde des groupuscules genevois d'extrême droite, quitte à ce que le propos se politise quelque peu et qu'on sente que l'auteur veut faire passer quelques messages plus humanistes en filigrane. Habile à balader les soupçons, cependant, l'écrivain quitte ce milieu trouble, gangrené par les drogues, pour promener son regard dans la haute société genevoise, où certaines personnes ne sont pas forcément meilleures. Force est de relever que tout autant que les autres personnages, les méchants de "Trois petits cailloux noirs" sont travaillés et jouissent d'une véritable épaisseur. Mais qui est l'Ours Blanc?

"Trois petits cailloux noirs" est un roman policier à suspens sinueux et riche en rebondissements, porteur d'un suspens qui accroche rapidement le lectorat, construit autour d'un univers captivant animé par de beaux personnages. Personnage principal, Vincent Dreyer en ressort un peu plus mûr, mais sa vie continuera: l'éditeur et l'auteur annoncent une suite intitulée "Etoiles funèbres".

Christian Lanza, Trois petits cailloux noirs, Lausanne, Favre, 2024.

Le site des éditions Favre.

vendredi 26 avril 2024

Les conséquences d'un incendie énigmatique en Lavaux

Christian Dick – Quoi de mieux que le cadre somptueux de Lavaux pour mettre en scène un beau roman de terroir? C'est là que l'écrivain Christian Dick installe l'intrigue de son polar "Disparue en Lavaux". Si l'intrigue assume ses zones d'ombre, elle propose aussi au lecteur un regard aiguisé sur une société moins paisible qu'on ne le pense lorsqu'on traverse la région de Lavaux en train et qu'on se laisse enivrer par le paysage.

Tout commence par une de ces scènes qu'on n'aimerait jamais voir: dans une gare du canton de Vaud, un clochard se fait molester par une bande de jeunes. Une jeune fille crie, donne l'alerte. C'était en 1990. Et le roman repart en 2019, autour d'une entreprise défaillante de machines-outils destinées à la viticulture. La police mène l'enquête, à la fois financière et criminelle. 

L'écrivain assume sa vocation d'auteur réaliste, à plus d'un titre. Le lecteur va donc découvrir avec intérêt, l'auteur y veille, les difficultés concrètes d'une entreprise mal gérée et d'un personnel qui ne peut pas compter sur un salaire tombant régulièrement. Côté coulisses, il y a aussi, et c'est le point de départ de l'intrigue, un incendie qui pourrait bien être criminel, sur le mode de l'arnaque à l'assurance. La question va traverser tout "Disparue en Lavaux".

Et pour le côté criminel, l'incendie va aussi laisser plus d'un personnage sur le carreau, ce qui n'empêche pas l'auteur de creuser tous ces gens, jusqu'à dépeindre toute une société gravitant autour de l'entreprise: Armand, l'héritier qui vit grand train, et son chauffeur James alias Gérard, deux sœurs très liées dont l'une, grande brûlée, finit sa vie après un coma artificiel prolongé, un "Clé d'Or" fort habile de ses mains, un pompier et quelques ombres qu'il s'agira de démasquer, et même des policiers. L'intrigue policière s'en va à un rythme lent mais sûr, irriguée par le petit vin de Lavaux à chaque tournant de l'intrigue.

Enfin, il y a le réalisme de la temporalité. L'auteur cite des événements effectivement survenus dans les premières années du vingt et unième siècle. Surtout, en ancrant son roman en 2019, il ne manque pas d'évoquer, avec le soin d'un insider, la Fête des Vignerons qui doit avoir lieu en été de cette année – une Fête des Vignerons qui a fait l'objet d'un autre polar du même écrivain, "Larmes vagabondes", paru aux Editions de la Rive.

Quant à la disparue évoquée dans le titre, le lecteur en découvrira l'identité, peu à peu, au fil de l'intrigue. Mais elle n'est pas la seule à avoir disparu... Entre bon vin et régates à la manière de "Le Disparu de Lutry", l'écrivain réussit avec "Disparue en Lavaux" à donner une vision séduisante et passionnée de Lavaux, peuplée de personnages villageois marqués par une certaine culture protestante, tout en allant voir ce qu'il peut bien y avoir derrière l'image de carte postale que ce coin de pays, protégé par l'Unesco, donne à voir aux touristes et aux voyageurs.

Christian Dick, Disparue en Lavaux, Sainte-Croix, Mon Village, 2022.

Le site de Christian Dick, celui des éditions Mon Village.


dimanche 21 avril 2024

Dimanche poétique 636: Jean-Michel Maulpoix

Bagnole

On voudrait que ça s'éteigne doucement
Comme faiblit peu à peu la lumière des phares
D'une automobile qui ne roule plus
Vous le voyez bien: la batterie est à plat
Bientôt la nuit sera complète

Finir comme une bagnole dans une casse
À l'état de guimbarde au bout d'un terrain vague
La carcasse rouillée ne tremble plus
Elle ne fera plus d'huile ni de fumée
Et ne crachera plus ses poumons brûlés

Quant aux souvenirs voyez-vous
C'est comme les sièges en skaï
Ça fait des nids pour les oiseaux et pour les rats
Je n'ai pas pris le temps de repeindre mon ombre
Non plus que d'effacer les bosses.

Jean-Michel Maulpoix, Cahier de nuit, Paris, Mercure de France, 2024.

mardi 16 avril 2024

Jean-Victor Brouchoud: un été marqué du feu des secrets

Jean-Victor Brouchoud – Il y a comme ça dans la jeunesse de certaines personnes un été où toute une vie se joue. C'est un tel été, peut-être inspiré par le vécu de l'auteur lui-même, que Jean-Victor Brouchoud relate dans son premier roman, "L'Heure des taureaux". 

L'histoire se passe dans une Suisse romande villageoise plus vraie que nature tant par les lieux que par les mentalités, mais qui est fictive si l'on s'en tient aux noms des localités mises en scène: Jorens, Saint-Claude. Quant à la temporalité, elle est marquée en particulier par la musique bien datée que les jeunes gens mis en scène écoutent: il sera question des New Kids On The Block comme de Def Leppard. Qui s'en souvient aujourd'hui?

Temps, lieux: l'auteur réussit à recréer cet univers de naguère. Pour ce qui est de la temporalité, cependant, il convient d'ajouter que la vie des gens évoqués dans "L'Heure des taureaux" paraît curieusement semblable à celle que nous vivons, gens du vingt et unième siècle. Sous la plume de l'auteur, il apparaît ainsi parfaitement actuel, jamais daté ou vieillot.

C'est dû aussi à la représentation soignée des relations entre chacun des personnages mis en scène, marquées par des élans de toujours. Le lectorat suit Bruno Roux, un gars de dix-sept ans que son père, un bonhomme autoritaire, envoie travailler à la campagne l'espace d'un été parce qu'il a loupé ses examens. Résultat: de nouvelles expériences, y compris amoureuses, du football de talus à tire-larigot et un rythme de vie rude, que l'écrivain recrée en adoptant un style parfois résolument rocailleux.

Autour de lui, l'auteur dissémine des personnages bien construits, surprenants par-delà leur cohérence: Melody la fille à la vie familiale torturée, La Rogne rongé par l'alcool, Greg le drogué devenu garagiste, pour n'en citer que quelques-uns. L'auteur aurait certes pu faire de certains d'entre eux davantage que des figurants, à l'instar de Dumoulin, qui se résume pour ainsi dire à son chien apeuré. Mais celles et ceux qui comptent vraiment dans le récit ont une indéniable épaisseur.

Structuré autour de la scène capitale de l'incendie d'une ferme qui va émouvoir tout un village et toucher chacun de ses habitants, "L'Heure des taureaux" est construit en deux parties dont la structure diffère: si la première relève d'une narration linéaire autour d'un été 1992 relaté à la troisième personne, la seconde, campée en 2018, joue en virtuose avec les focalisations et alterne narration actuelle, écrite à la première personne, et flash-back distancé à la troisième personne. En effet, c'est l'heure où certains fantômes se réveillent autour d'un Bruno Roux installé (il est architecte en ville, enfin, dans une autre ville!) mais qui doit encore régler, ou pas (l'auteur ne juge pas, accepte de laisser des zones d'ombre parce que la vie n'est pas que lumière), quelques comptes avec "son" été 1992.

Acmé du roman, relaté en deux reprises disposées au début et à la fin, l'incendie peut être vu comme une purification par le feu d'une situation villageoise pétrie de tensions. C'est aussi un moment fondateur, non exempt de secrets et de zones d'ombre: si voraces qu'elles soient, les flammes n'éclairent jamais tout comme on le voudrait. Ainsi, seul le lecteur saura le fin mot des responsabilités liées à cet incendie fondateur et aura vibré à certains coups de théâtre qui lui sont liés. Il gardera par ailleurs le souvenir d'un roman villageois maîtrisé, capable de saisir avec force les mentalités et les interactions qui constituent la destinée humaine.

Jean-Victor Brouchoud, L'Heure des taureaux, Genève, Cousu Mouche, 2023.

Le site des éditions Cousu Mouche.

dimanche 14 avril 2024

Dimanche poétique 635: Jacques Herman

Solitaire

L’homme malade
De solitude
S’est assis
Sur la margelle du puits
De la place du marché
Ce vendredi

Je te connais dit-il
A l’oiseau qui
Vient de se poser
Près de lui

Le passereau l’ignore
Prend quelque distance
Et picore

Sans craindre le ridicule
L’homme soudain se lève
Comme mû
Par un ressort
Puis se met à quatre pattes et
Imitant l’oiseau
Lui aussi picore

Jacques Herman (1948- ). Source: Bonjour Poésie.

samedi 13 avril 2024

Entre la nuit et la mort, des poèmes encore

Jean-Michel Maulpoix – Exclusif, le poète? Certes: au seuil de son dernier recueil "Cahier de nuit", l'écrivain Jean-Michel Maulpoix semble faire le tri entre ceux qui pourront y entrer et les autres. Ce que l'auteur rejette dans son poème liminaire "Cloué sur la porte", sur un ton qui rappelle curieusement le Rabelais de "Cy n'entrez pas...", c'est surtout le faux, l'hypocrisie. En revanche, tout lecteur sincèrement avide de beau et de vrai trouvera son bonheur dans ce recueil, avec en plus l'impression d'avoir été choisi et d'être proche du poète, invité même à sa table: littéralement son "co-pain".

"Cahier de nuit" se décline en cinq groupes de poèmes. Caractérisé par une ponctuation rare et par des vers souvent longs, libres ou classiques, le premier ensemble arbore une ambiance contemplative et romantique, rapprochant le thème de la nuit de celui de la mort, vue par un poète qui avoue déjà un certain âge. 

L'image de la mort s'étend dans la deuxième série de poèmes, "Parking Song". L'écriture est alors un peu plus inquiète, et l'auteur y mêle avec adresse les motifs de la guerre ("Canicule", p. 29) et des épaves d'automobiles, qui apparaissent dès lors comme la métaphore d'un humain en fin de vie... ou simplement devenu inutile. En résonance, c'est dans "Le dernier tram" que le poète aborde le thème de l'amour, en un ensemble magnifique de six poèmes structurés en des tercets aux airs denses de haïkus.

Interrogeant les mots eux-mêmes, en tant qu'outils de travail du poète, la quatrième partie du recueil, "Les mots dorment-ils?", opte pour une écriture qui se rapproche de la prose poétique, sans doute pour plus d'immédiateté et de proximité avec le lecteur: le poète choisit de renoncer quelque peu à la musique particulière de son élocution. Dès lors, il sera question de technique certes, mais aussi de grâce et – l'auteur va jusqu'au bout – de rapport à la grâce, à Dieu, au sacré. Cela, sans oublier Rimbaud, un prince parmi les poètes, intervenant dans "La rivière de cassis" (p. 65).

Enfin, c'est sur une cinquième série de poèmes lumineux que le recueil s'achève, indiquant avec une justesse optimiste que la nuit finit toujours par céder la place au jour, y compris avec la lumière que l'enfance peut apporter aux adultes. Le poème "La beauté des fleurs" rappelle le titre d'un autre recueil de l'auteur, "Rue des Fleurs". "Cahier de nuit" prend dès lors, le lecteur le comprend en refermant le livre, l'allure d'un voyage ébloui à travers la nuit.

Jean-Michel Maulpoix, Cahier de nuit, Paris, Mercure de France, 2024.

Le site de Jean-Michel Maulpoix, celui des éditions Mercure de France.


mercredi 10 avril 2024

Olivier Pitteloud, l'esthétisme autour d'une famille où passent les générations

Olivier Pitteloud – C'est aux éditions Bernard Campiche que l'écrivain d'origine valaisanne Olivier Pitteloud, aujourd'hui enseignant à Fribourg, a fait paraître son troisième roman, "Combler la faille". Il s'agit d'un ouvrage résolument esthétique, court mais dense, crépusculaire aussi.

Si dense qu'il paraît difficile de résumer l'intrigue qui porte "Combler la faille". Voyons: le lecteur embarque à la suite d'une animatrice radio qui apprend, alors qu'elle anime une émission face à des interlocuteurs ennuyeux, que sa mère est morte. La voilà qui monte dans sa Buick huit cylindres vers un village où l'attendent quelques secrets inattendus, homicide inclus. L'arme du crime? Un coussin. 

L'écrivain travaille son écriture en esthète, artisan du ressassement qui vise à trouver la tournure la plus propre à ce qu'il faut dire. Par moments, les mots font dès lors émerger des images qui vont marquer, voire séduire le lecteur. Il y a par exemple la conception du travail du bois chère au patriarche, portée par un procédé manuel qui respecte le sens des veines pour que le matériau n'éclate jamais. 

Il y a aussi ce piano sur lequel on hésite à jouer, porteur de souvenirs de famille forts, liés à la contrainte des exercices quotidiens et peu gratifiants. Enfin, le lecteur se souvient d'une énigmatique jeune fille qui vit dans la demeure familiale, appelée à disparaître alors qu'une génération s'efface. Cela fait image: les parents n'ont jamais voulu renoncer à l'artisanat du bois, ni à un certain type de croisillon aux fenêtres. Alors que Papa, mort en bon homme d'une maladie diagnostiquée trop tard, et Maman sont décédés, il est temps d'inaugurer une nouvelle page.

Ces éléments d'intrigue sont livrés par l'auteur de façon fragmentée, comme si c'était le personnage principal, cette animatrice de radio, qui les découvrait peu à peu et les laissait résonner en elle. 

L'écriture est dense, on l'a dit, préservant la narration de tout éclat hors de propos et la plaçant dans le rythme lent et implacable d'un fleuve – le Rhône, peut-être? Elle est travaillée par la recherche du mot exact quitte à que les phrases semblent se reprendre et rechercher, un mot après l'autre, l'image exacte correspondant à ce qui se trame.

Olivier Pitteloud, Combler la faille, Sainte-Croix, Bernard Campiche Editeur, 2024.

Le site des éditions Bernard Campiche.

dimanche 7 avril 2024

Dimanche poétique 634: Catherine Gaillard-Sarron

Aux poètes du monde

Toi le poète qui t'en vas sur les chemins,
Qui chantes avec les oiseaux et le soleil,
Qui parles avec le vent, le ciel et les étoiles,
Qui sais écouter les fleurs et les arbres,
Qui sais voir dans le miroir de l'eau
Tout ce qui n'est pas son reflet!

Ô toi le poète qui sens la vie et sais la dire,
Qui vibres de toutes tes fibres
Aux caresses et aux claques de la vie,
En accord avec ton cœur et tes émotions,
Ne t'arrête pas!
Dis la vie qui passe à travers toi!
Dis la vie que personne ne voit!

Toi le poète, comme une source pure,
Tu rafraîchis la fadeur du monde,
Tu y fais naître la beauté
Et tu désaltères les cœurs secs.

Si les philosophes sont les penseurs du monde,
Les poètes en sont les vrais "panseurs"...

Catherine Gaillard-Sarron (1958- ), Ex-Slamation!, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2024.

samedi 6 avril 2024

La peinture comme mode de transgression artistique

Carole Fives – Le parcours de la narratrice de "Térébenthine" se présente comme exemplaire: ce court ouvrage relate ses trois années passées à l'école des Beaux-Arts de Lille, dans le domaine alors décrié de la peinture: "Peinture et Ripolin interdits", y lit-on dans les années 20024 selon ce récit. Un récit empreint du vécu de la romancière, écrit à la deuxième personne du singulier comme s'il s'agissait d'inviter lecteur dans le tableau, de lui faire une place.

Autour de la narratrice, évoluent deux autres apprentis peintres qui, chacun à sa manière revisite les méthodes ancestrales de la peinture et de la figuration. Par dérision, quelqu'un a baptisé ce groupe "Térébenthine", mais si les liens sont forts entre les personnages, ce groupe n'a pas d'existence effective, sauf peut-être le temps d'une courte exposition. On pense au "Groupe des Six" en musique classique, pour le coup, ainsi nommé par commodité alors qu'il n'a réellement existé que l'espace d'un concert.

En opposant la peinture et d'autres techniques, disons, plus modernes, l'auteure donne un aperçu des enjeux de la création artistique actuelle, fondée entre autres sur l'idée de performance, qui n'a pas vocation à durer. Nombreux sont dès lors les créateurs des dernières décennies mentionnés dans l'ouvrage. Au travers d'un ou deux cours, la présence (ou non) des femmes dans cet univers créatif est également évoquée. Enfin, il sera également question de la prééminence des concepts par rapport à la création elle-même, jusqu'à l'absurde: suffit-il de développer un discours autour d'un objet pour faire œuvre artistique?

Dès lors, en quatrième partie du roman, l'auteure pose la question des débouchés offerts par la formation dispensée à l'école des Beaux-Arts évoquée dans le roman, sachant que tout le monde ne deviendra pas un artiste coté, célèbre, vivant confortablement de son art. La narratrice devient romancière, et les autres? Le culot et l'imposture rapportent-t-il dès lors davantage que la sincérité dans la démarche créatrice?

Rapide et ironique, amusé, parfois désenchanté, "Térébenthine" conduit fait visiter à son lectorat les arcanes méconnus d'une école d'art de haut niveau, ainsi que les enjeux et tensions liés aux différentes démarches artistiques qui se côtoient actuellement. Avec, en filigrane, une question: à l'heure où tout le monde mise sur les performances et les écrans, y compris les institutions, les peintres ne sont-ils pas les nouveaux révolutionnaires de l'art?

Carole Fives, Térébenthine, Paris, Gallimard, 2020/Paris, Folio, 2022.

Le site des éditions Gallimard, celui de la collection Folio.

Ils l'ont également lu: AnthonyCarobookine, CathjackChristine BiniHélène, Henri-Charles DahlemJean-Paul et Ghislaine Degache, Jean-Paul Gavard-Perret, Joëlle, KrolfrancaLa bouche à oreilles, Laurent Noël, Le Petit FuraniaLoupbouquinManouMatatoune, Mes p'tits lus, Pierre Lamalattie, Sylvie VazVéronique Boennec.

"Ex-Slamation", de l'indignation à l'apaisement

Catherine Gaillard-Sarron – "Ex-Slamation": le titre du tout dernier recueil de poésies de l'écrivaine Catherine Gaillard-Sarron constitue tout un programme, qui marque l'essentiel des textes publiés. L'ouvrage est marqué par des textes engagés, évocateurs des révoltes que la poétesse entend partager avec son lectorat. 

L'évocation du "slam" dans le titre en forme de jeux de mots du recueil est programmatique: le lecteur découvrira des poèmes incisifs, aux rimes qui claquent volontiers, roulant sur une versification essentiellement néoclassique qui, à plus d'une reprise, appelle une mise en musique. Par ailleurs, l'auteure n'hésite pas, par moments, à malmener les mots ou à jouer avec eux pour leur offrir un nouveau sens inattendu, par un simple écart de sonorités par exemple. 

Ecologie, féminisme, alcoolisme, monde qui se fait la guerre: les révoltes évoquées par la poétesse sont celles d'aujourd'hui. Elle a cependant la sagesse de ne guère désigner de coupables, si ce n'est peut-être la gent masculine de l'espèce humaine, à l'occasion de quelques poèmes inspirés par un féminisme tout personnel, qui affleure déjà dans plus d'un de ses ouvrages précédents. En la matière, on relève l'originalité de poèmes manifestement inspirés du "Dormeur du Val" d'Arthur Rimbaud ("Désertion", p. 63) ou de "If" de Rudyard Kipling ("Tu seras un homme ma fille", p. 68).

Quant au covid-19, il donne à l'auteure un point de départ pour proposer quelques poèmes inquiets sur le processus de déshumanisation qu'a enclenché le cycle de contraintes liées à la pandémie de triste mémoire – un processus qui peut aussi fragiliser l'inspiration d'un écrivain. Ces poèmes signent cependant un basculement dans le recueil: celui-ci va peu à peu receler des textes qui touchent à quelque chose de plus... "essentiel", pour relever un adjectif que la poétesse affectionne – on le retrouve à plus d'une reprise dans ces textes, mais aussi dans le titre d'un autre recueil: "Le refuge essentiel". 

L'essentiel? Ce sont la vie, l'amour et la poésie, le lecteur le comprend poème après poème, face à l'émerveillement que l'auteure partage, allant jusqu'à évoquer une certaine transcendance. C'est donc sur une impression émerveillée, mais aussi consolée (et l'écriture, plus apaisée, en témoigne aussi formellement), que le lecteur quitte ce recueil qui, dès lors, donne une leçon: il y a un temps pour s'indigner, mais il y a aussi un temps, le meilleur qu'on garde pour la fin, pour s'émerveiller. Et en sa qualité de poétesse, Catherine Gaillard-Sarron montre l'exemple.

Catherine Gaillard-Sarron, Ex-Slamation, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2024.

Le site de Catherine Gaillard-Sarron.

mercredi 3 avril 2024

Ploum, quelques visions d'un certain avenir de l'humanité

Ploum – Signé de l'écrivain belge Ploum, alias Lionel Dricot, "Stagiaire au spatioport Omega 3000" est un court recueil qui rassemble des nouvelles diverses. Ses sources d'inspiration sont variées: rêves, appels à textes, inquiétudes liées à la numérisation de la société contemporaine. Si les textes semblent avoir été recueillis un peu au hasard, ceux-ci sont reliés formellement entre eux par d'amusants simulacres d'identification numérique. Il y a même une piste cachée, comme sur les compact-discs d'antan... 

"autres joyeusetés que nous réserve le futur": ce sous-titre annonce que les textes du recueil relèvent de l'émancipation. Dûment écrite en langage inclusif à grands renforts de points médians, la nouvelle éponyme du recueil décrit brièvement, de manière amusée et bien observée, une société outrageusement matriarcale au cœur de laquelle un brave garçon qui fait penser à Roger Wilco (le balayeur de l'espace de "Space Quest", vous savez...) cherche à s'imposer comme dame pipi des étoiles – sacré métier où il faut connaître les attentes et particularités de myriades d'extraterrestres en matière de buen retiro. Au fait, comment dit-on "dame pipi" au masculin? 

Plusieurs nouvelles, parfois des textes de jeunesse, sont nées des rêves de l'auteur, quand elles n'assument pas un certain onirisme intrinsèque ("Les oiseaux"). D'autres résultent d'une manière de mettre en nouvelle certains classiques du monde des jeux vidéo, à l'instar de "Le figurant", qui observe vivre un personnage non jouable hors du rôle étroit qui lui est assigné dans un jeu dont le lecteur ignore tout par ailleurs. Quant à la nouvelle "Le mur du cimetière" expérimentale s'il en est, elle réussit à placer toute une histoire, elliptique, en une cinquantaine de mots. 

"Stagiaire au spatioport Omega 3000" comprend aussi des nouvelles sur ce que sera l'humain dans un avenir lointain. On découvre ainsi une humanité vivant éclatée dans des vaisseaux spatiaux et découvrant soudain une planète où vivent des humains, avec leurs sexes, leurs races, la diversité qui fait le sel de la vie humaine ("L'humanité captive", qui met en scène un personnage sans sexe, perdu dans l'espace et aux ordres de sa hiérarchie). Enfin, quelques textes évoquent de manière critique et inquiète les évolutions de la numérisation impulsée par les GAFAM ou le monde du travail ("Les imposteurs" ou "Les filons chocolatifères de la Lune", qui assume une proximité plus ou moins délibérée avec un certain Willy Wonka).

Amusé ou inquiet, l'écrivain, également politicien engagé auprès du Parti Pirate, décrit ainsi par le mode de la littérature les inquiétudes du temps présent en imaginant ce qu'elles pourraient être si elles se réalisaient à terme, jusqu'à l'absurde. Assumant leur diversité qualitative (certaines idées auraient mérité d'être mises en valeur dans le cadre d'une intrigue de plus longue haleine), l'auteur ne manque pas, par ailleurs, d'indiquer au terme de chaque texte comment l'idée lui est venue. Ce qui ne manque pas de renforcer la connivence entre l'écrivain et son lectorat.

Ploum, Stagiaire au spatioport Omega 3000, PVH Editions/Ludomire, 2022.

Le site de Ploum, celui des éditions PVH/Ludomire.

Ils l'ont lu aussi: Alias, Julien NoëlLoïc Remy, MokoPlumes de lune.


lundi 1 avril 2024

Tengu Teach: parfois, il vaut mieux connaître sa force...

Marquis Akira von Thulé – De la violence à tous les étages: c'est le programme de "Tengu Teach", petit roman signé du Marquis Akira von Thulé. Il s'agit là du treizième opus de la collection "Damned", lancée par les Nouvelles Editions Humus il y a maintenant un peu plus d'une année. Ecrits sous pseudonyme par des auteurs suisses romands désireux de se lâcher, ces ouvrages adoptent les codes des "pulp fictions" américaines et s'en amusent.

"Tengu Teach" met en scène Amon von Juntz, un professeur d'université sans ambition, aux prises avec le décès de sa mère et avec le testament qui fait de lui un héritier plutôt atypique. Il est permis de voir ce petit livre comme un opus en deux parties. La première se passe aux pompes funèbres, et nous y verrons des cercueils, bien sûr. Et aussi Igor, un humain contrefait et avide de violence. La bagarre qui va opposer Igor, l'agresseur, et Amon, est écrite avec une complaisance certaine: amis du gore, vous êtes chez vous. Le lecteur est autorisé à se demander si la mère d'Amon est vraiment morte; quant au fils, s'il échappe à une mort atroce dans un cercueil de luxe, il ne sortira pas indemne de cette confrontation.

L'héritage va-t-il dès lors faire office de rédemption? La deuxième partie n'est pas exempte de tensions, même si l'auteur ne fait pas grand-chose des trois individus louches qui espionnent le manoir dont Amon est l'héritier. Là-dedans, un masque: celui d'un Tengu, divinité japonaise mineure caractérisée par son long nez. Ce masque va rendre sa confiance à un Amon devenu borgne et sérieusement esquinté par sa bagarre avec Igor. Mais jusqu'où? Cela doit-il lui coûter son amour de jeunesse, voire son humanité?

Viol et violence au menu: derrière des airs accessibles et même faciles, "Tengu Teach" interroge son lecteur sur les risques qu'il y a à devenir soudain le dépositaire d'une force que l'on ne maîtrise pas. Cette force, c'est celle que l'on peut acquérir lorsqu'on hérite d'un bien matériel particulièrement important situé au cœur de la pittoresque petite ville allemande de Quedlinbourg, mais aussi celle qui prend sous son emprise une personne qui n'est pas prévenue et qui, malgré les avertissements, s'y accoutume irrémédiablement.

Marquis Akira von Thulé, Tengu Teach, Chavannes-de-Bogis, Nouvelles Editions Humus, 2024.

Le site des Nouvelles Editions Humus.