mercredi 1 juillet 2020

La tranche de vie humaniste d'un journaliste en France

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Hugues Serraf – "A une poignée d'exceptions près, je trouve que les comiques français ne sont pas très drôles." Sacré incipit! Il fait penser au Roland Magdane de "Vignette" ("Y paraît qu'en France, y a plus de comiques!" – c'était en 1982), et installe l'ambiance: avec son dernier roman, l'écrivain et journaliste Hugues Serraf relate sur un ton à la fois amusant et amer une nouvelle tranche de vie. Et si "Deuxième mi-temps" était marqué par les enjeux de la cinquantaine, "Le dernier juif de France" interroge le statut de la personne d'ascendance et de culture juives en France, sur fond de déliquescence de la presse.


C'est vrai: si juif qu'il soit, le narrateur en est presque arrivé à oublier que l'antisémitisme pouvait le concerner. Tout change avec l'arrivée de forces jeunes et vives à la rédaction du journal où il travaille. Ou plutôt non: précisément, tout commence avec l'arrivée d'une stagiaire à l'esprit "Social Justice Warrior", toute contente d'aller interviewer un comique des banlieues, Momo, familier des blagues douteuses, capable de faire de l'humour aux relents nazis sur l'assassinat d'un rabbin. Le lecteur va être sommé de choisir son camp en lisant l'interview, pour le moins complaisante, que l'auteur cite in extenso.

Cette interview est l'élément révélateur d'une évolution des mentalités qui suscite l'inquiétude chez le narrateur. Double inquiétude: doit-il, en tant que juif, accepter que le journal qui le salarie publie des articles qui paraissent ouvertement antisémites? Et en tant que journaliste, doit-il accepter une certaine dérive de la presse, qui n'est plus si neutre qu'il n'y paraît ou qu'elle veut le faire croire? Avec le personnage de Nykras, l'auteur décrit une évolution vers un journalisme dont le but n'est pas d'informer, mais de gagner des lecteurs, quitte à se compromettre.

Au travers de la fiction, l'auteur évoque avec acuité les dérives du journalisme actuel, trop souvent peu exigeant, insuffisamment critique, toujours tenté de faire des clics quitte à flatter les bas instincts du lectorat. Les personnages parlent entre eux bien sûr, et il sera question de choses comme AJ+, la chaîne jeunes d'Al-Jazeera, dont le caractère propagandiste a été relevé par "Marianne". Et le narrateur se retrouve piégé: certes, il ne se foule pas au boulot, mais il a la déontologie chevillée au corps. Ce qui est gênant quand le rédacteur en chef assume d'être d'un parti pris ouvertement progressiste, gauchiste même pas universaliste, juste pour faire des clics et, peut-être, des abonnements.

Au travers de ce personnage de manager caricatural, l'auteur pose la question de l'universalisme mis à l'épreuve de la concurrence des revendications raciales sectorielles, chouchoutée par un certain progressisme. En exergue, son roman souligne d'ailleurs qu'il faut se veiller sur sa droite comme sur sa gauche, en citant Alain Soral et Houria Bouteldja placés face à face: en France, l'antisémitisme n'est plus seulement le fait de la petite entreprise lepéniste. Et en interrogeant le statut du "juif pas si juif", celui des "passagers clandestins du white privilege", c'est l'antisémitisme ordinaire, qui apparaît révoltant pour peu qu'on le montre même doucement, qu'il met en avant (p. 85 ss.).

Reste que si les idées s'agitent dans "Le dernier juif de France", l'auteur ne manque pas de décrire le mode de vie de son narrateur, aux antipodes de tout racisme. Non nommé, ce narrateur apparaît comme un personnage parfaitement intégré à la France, qui sort tout naturellement avec une copine nommée Noura, de culture musulmane, qui est la fille de Fatiha, une vieille féministe algérienne pugnace qui organise le vivre-ensemble autour d'elle à sa manière, à grands coups d'ateliers de cuisine – un personnage haut en couleur d'ailleurs, éminemment attachant. Face aux clichés liés aux juifs, on le sent ambivalent, moins indifférent qu'il ne le laisse entendre: il paraît s'en fiche parfois, mais n'achètera pas telle antiquité chez un brocanteur à l'humour douteux. D'un autre côté, face à un judaïsme excessivement identitaire, teinté de haine de l'autre, il met également le holà. En somme, ce qui compte, c'est l'humain: voilà la base de l'humanisme bien compris.

"Le dernier juif de France" apparaît dès lors comme le roman qui fait la synthèse du regard porté sur les juifs par toutes les personnes qui vivent en France, y compris les juifs eux-mêmes, se positionnant chacun face à un contexte: faut-il partir en Israël, et à quelles conditions? Ou rester, mais comment, alors que les événements survenus en 2015 à l'Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, pour ne citer qu'eux, sont dans toutes les mémoires? Après Joseph Joffo entre autres (c'est dans "Agates et calots", une autre génération!), l'auteur interroge la manière dont la devise de la France, "Liberté, égalité, fraternité", ferment d'universalité, est aujourd'hui défendue. Il le fait avec une plume déliée, gouailleuse, nourrie par un humour qui est une arme de vie: son écriture est marquée par la capacité à rire de soi et des situations auxquelles il faut faire face, tout en faisant réfléchir. De quoi donner quelques leçons de finesse à plus d'un balanceur de vannes à la mode.

Hugues Serraf, Le dernier Juif de France, Paris, Intervalles, 2020.

Le site des éditions Intervalles.

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