samedi 31 août 2024

Itinéraire d'un garçon en rupture

Laure Mi Hyun Closet – Paru en 2014, "On ne dit pas "je"!" est l'un des tout premier ouvrages de Laure Mi Hyun Croset. Il y est question d'un certain Lionel Stéphane Dulex, garçon que la romancière a rencontré dans le monde de la nuit. Raconter son histoire? C'est ce que Lionel a proposé à Laure. Défi relevé! Il en est résulté un ouvrage court et dense, "bilan sacré" exemplaire de ce que peut être une jeunesse marquée par l'univers de la drogue tel qu'il se concevait en Suisse à la fin du vingtième siècle.

Tout commence derrière les barreaux d'un lit d'enfant, qu'on peut voir comme la préfiguration de ceux d'une prison: voici le petit Lionel, ballotté dans un environnement familial instable et dysfonctionnel que la romancière recrée avec un soupçon d'humour distancié, grinçant par moments. Tout est en place pour que Lionel dérape, c'est ce que se dit le lecteur adulte, ayant eu le bonheur de traverser sa jeunesse sans plonger vers le fond.

C'est que Lionel va foncer dans le monde de la drogue, en un crescendo que ce récit biographique épouse. L'écrivaine ne juge pas, ne cède jamais à la tentation de dramatiser: elle se contente de raconter avec objectivité le destin de son personnage, et c'est sans doute le plus difficile dans un tel projet littéraire. Exercice réussi! Le lecteur trouvera, sans fard, les histoires et anecdotes d'un drogué qui cherche désespérément de quoi se payer sa dose, qui joue à cache-cache avec la police, mais qui vit aussi une existence aventureuse qui le formera, entre expéditions en Thaïlande avec son père et errances en Europe, pouce tendu sur le bord des routes.

Avide de justesse, nourrie d'un certain humour, l'écriture s'avère impeccablement précise pour décrire le destin d'un jeune homme, entre moments forts et positifs qu'il convient de relever et plongées vertigineuses dans l'enfer des toxicomanies les plus diverses. 

Il est permis de penser, au fil des pages de "On ne dit pas "je"!", au témoignage "Moi, Christiane F., droguée, prostituée...", et pas seulement parce que le destin de Lionel passe par Berlin: en évoquant ce récit, la romancière fait de son livre le récit frère de celui de Christiane F. Cela, sans oublier que de même que l'histoire de Christiane Felscherinow a été rédigée par des tiers, journalistes de leur état, le destin de Lionel a été mis en récit par une romancière.

La franchise du propos permet à l'auteure de mettre à nu ce qui peut fabriquer un toxicomane: l'absence de considération, positive ou non, de la part des parents ou de l'entourage, le contexte social dont on s'éloigne et qu'on craint de retrouver de peur de replonger, l'envie de frimer à l'école ou ailleurs, d'être populaire en somme. Cela s'accompagne de mensonges aux uns et aux autres, de dissimulations, et force est de relever que Lionel se montre assez adroit pour se créer un personnage et masquer son côté sombre et intoxiqué.

Une génération après "Moi, Christiane F., drogue, prostituée...", "On ne dit pas "je"!" se révèle comme le témoignage important. Il relate la vie d'un garçon qui plonge jusqu'au fond, mais conserve jusqu'au bout une étincelle, une envie de vivre et, en définitive, de trouver sa place dans le monde des humains, sans la béquille des stupéfiants et de leurs promesses fallacieuses. Clean, Lionel fait à présent partie du monde de la nuit romand. Peut-être fallait-il tout ce parcours tortueux pour en faire un homme; s'il a tourné le dos à toute drogue illégale, il assume pleinement l'expérience que lui aura valu son parcours, si tortueux et torturé qu'il ait été.

Laure Mi Hyun Croset, On le dit pas "je"!, Lausanne, BSN Press, 2014.

Le site de Laure Mi Hyun Croset, celui des éditions BSN Press.

vendredi 30 août 2024

Trouble dans le trouple? Voyeurs avec Anne-Frédérique Rochat

Anne-Frédérique Rochat – "Le trouble", c'est un tout petit monde que le lecteur est invité à observer de tous ses yeux, au moins. Soudain, le mensonge injecte son venin dans un couple, et l'écrivaine Anne-Frédérique Rochat en décrit les effets sur Armelle, épouse d'un Léonard dont les absences au foyer domestique s'expliquent par une présence chez une autre femme. 

"Le trouble" met en scène une Armelle soudain passionnée par la surveillance de son mari: elle prend une chambre d'hôtel dans l'impasse où Léonard disparaît, avec vue sur l'appartement d'en face, celui où il mène sa double vie, une vie de famille qui s'oppose à la vie de couple qu'il vit avec Armelle. Voyeure, Armelle embarque dans son trip un lecteur qui se demande où tout cela va se terminer. 

Personnage de voyeur, Armelle n'est qu'yeux à plus d'un titre: son métier d'oculariste consiste à fabriquer des yeux de verre. Avec eux, elle se constitue un monde à part, fait de globes de toutes les couleurs, qu'elle considère comme attachants, voire émouvants. L'auteure décrit ce métier en profondeur, jouant aussi sur l'émotion résultant d'une telle création artisanale: les yeux créés par Armelle semblent ainsi avoir une âme, une personnalité, à telle enseigne qu'il peut être difficile de s'en détacher.

C'est entendu: c'est par Léonard que le mensonge arrive dans le couple, contraignant Armelle à réagir à son tour de manière trompeuse. Les prétextes sont classiques: surcroît de travail, sortie au cinéma. L'auteure fait de chaque moment de partage entre eux une partie de poker menteur virtuose, fondée sur des dialogues de sourds, des questions sans réponse et des non-dits. Il est permis de considérer que la rue de la Clef, une impasse, constitue la métaphore des impasses liées au mensonge. Et que c'est là que se trouvera le dénouement, la clé de l'intrigue.

L'écrivaine radiographie ainsi un couple qui part à la dérive. Mais la nuance est aussi là: c'est avec exactitude que la romancière décrit les états d'âme d'une épouse délaissée mais toujours aimante, évoluant entre déni et défense, allant même jusqu'à chercher des excuses à son mari volage. Quant à Léonard l'opticien (la vue, encore!), la romancière le laisse vivre, sûr de ses mensonges comme de sa cuisine, imperméable à toute explication.

On se demande dès lors où l'on va arriver, et la finale, changement de focalisation inclus, correspond à l'un des possibles. Cela, avec une question qui reste en suspens si j'ai bien compris: l'amante sait-elle qu'elle a tué, en définitive, l'épouse de son amant? Ou, dans son esprit, s'est-elle juste débarrassée d'une folle qui l'espionnait? 

Il y a un côté comédie de mœurs dans "Le trouble", porté par ses douzaines d'yeux de verre qui viennent s'ajouter à ceux, curieux, du lecteur: une partie de l'intrigue est vue d'un hôtel sans nom, baptisé par commodité l'hôtel "Hôtel". Au fil des pages la romancière décrit finement, jusque dans leurs demi-teintes et faux-semblants, les aléas d'un couple devenu malgré lui un ménage à trois, contaminé par le mensonge.

Anne-Frédérique Rochat, Le trouble, Genève, Slatkine, 2024.

Le site d'Anne-Frédérique Rochat, celui des éditions Slatkine.

jeudi 29 août 2024

Lumière sur quelques mystères au sujet d'Alexandre le Grand

Alexandre Schoedler – Alexandre le Grand n'a pas encore livré tous ses secrets aux historiens d'aujourd'hui, loin s'en faut: des incertitudes persistent quant aux conditions de son décès, et son tombeau est considéré comme perdu. C'est ce monde d'incertitudes que l'écrivain Alexandre Schoedler explore dans "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue", un roman historique aux contours étonnants.

Celui qui s'attend en effet à une biographie romancée et immersive du roi de Macédoine sera sans doute déçu. L'auteur, en effet, s'attache davantage à mettre en scène quelques chercheurs spécialisés, à commencer par l'écrivain marseillais Octave Borelli (1849-1911) et à retracer, sur une période qui couvre le vingtième siècle, ce que l'on sait aujourd'hui d'Alexandre le Grand, et ce que l'on suppose. L'ambiance est donc mondaine et érudite à la fois, et le lecteur se sent bien mis en situation lorsqu'il voit apparaître des célébrités familières telles que Sarah Bernhardt ou Pierre Loti.

Reconstruite par des personnages de naguère ou d'aujourd'hui, privilégiant les longs dialogues, la narration semble dès lors distancée. Telle est la distance des siècles, entre un personnage historique que tout un chacun croit simplement connaître et ceux qui, l'évoquant, témoignent d'un intérêt marqué pour Alexandre le Grand. Ces personnages incluent, actuellement, quelques passionnés qui s'intéressent par ailleurs au destin de Louis XVII, qui, estiment-ils, n'est peut-être pas mort comme le racontent les historiens. C'est dans ce cadre que l'auteur de "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue" se met lui-même en scène.

Dès lors, l'évocation des derniers jours d'Alexandre le Grand, des tribulations de son tombeau et des années de guerre civile qui ont suivi sa mort prennent l'allure d'un vaste flash-back, que l'auteur alimente de nombreux détails: il n'est pas toujours évident de s'y retrouver dans le labyrinthe des alliances et trahisons qui se font jour entre les "diadoques", généraux qui se sont partagé l'empire d'Alexandre le Grand dans un souci égoïste constant de tirer la couverture à soi. Dès lors, l'hypothèse, jugée minoritaire, d'un assassinat par empoisonnement, commis par des jaloux, reprend des couleurs selon l'auteur. Les pages qui tentent d'identifier le poison qui aurait pu tuer Alexandre le Grand ont dès lors le goût d'un chapitre de polar – celui qui relate la visite rituelle chez le médecin légiste.

Il est certes permis de regretter, d'un point de vue éditorial, les coquilles et les maladresses de plume que contient "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue", qui apparaît dès lors comme un texte publié brut de décoffrage. Sur le fond, le lecteur intéressé aurait aussi apprécié quelques références bibliographiques, voire, pourquoi pas, davantage d'images: l'auteur laisse entendre qu'il dispose d'archives privées. 

A la fois récit historique et témoignage personnel, ce livre a cependant le mérite de projeter, en suivant en particulier l'érudit Octave Borelli, un éclairage original sur un personnage historique dont tout le monde connaît le nom, qui fait partie des meubles comme on dit, mais dont le destin, dans ses détails, est largement oublié. Une suite? L'auteur la promet dans une note en fin d'ouvrage. Gageons qu'elle sera encore plus instructive que "Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue".

Alexandre Schoedler, Alexandre le Grand, l'assassinat et la tombe perdue, Paris, Hello Editions, 2022.

Le site de Hello Editions.

Lu en partenariat avec simplement.pro.

mardi 27 août 2024

Quand le bouquiniste mène l'enquête

Jean-François Thomas – Est-ce la mafia, ou pire encore, qui tire les ficelles de ce roman policier? L'écrivain suisse Jean-François Thomas signe avec "Le Cri du lézard" un polar littéraire original qui sait séduire son lectorat en le prenant par son péché mignon: les beaux et les bons livres.

"Le Cri du lézard" est en effet le deuxième roman mettant en scène l'ancien inspecteur Cyriel Sivoni, reconverti dans la bouquinerie après une enquête tortueuse relatée dans un ouvrage précédent, "Une semaine à tuer", dont les échos résonnent dans cette nouvelle intrigue – cependant tout à fait lisible indépendamment de l'autre.

D'emblée, l'auteur plante le décor de cette bouquinerie située à Vevey, où Cyriel Sivoni s'active depuis le décès de son père, qui en était le patron. L'auteur sait en recréer l'ambiance dans ses détails: des visiteurs assez rares, souvent curieux, parfois acheteurs, parfois même mystérieux. Sans oublier un joyeux désordre qu'il s'agira de ranger, évoqué dès l'incipit – c'est dire l'importance de cette mission pour l'intrigue.

Cette activité de rangement physique de la bouquinerie va correspondre, pour Cyriel Sivoni, à un épisode de mise au clair de sa propre vie. C'est en effet en rangeant la librairie qu'il va découvrir qu'en héritant de ce commerce apparemment tranquille, il a également hérité d'un petit tas de secrets qui remettent en question la cause du décès paternel: crise cardiaque, vraiment?

Dès lors, le lecteur suit un jeu de piste fait d'indices découverts çà et là: une clé, de vieux papiers, des détails sur des photos prises par la fille du personnage principal, et aussi des clients bizarres derrière leurs airs patelins. L'auteur recourt d'abord au symbole de la pieuvre, suggérant que le bouquiniste décédé aurait été victime d'un chantage mafieux. 

A moins que ce ne soit plus grave? Mettant en œuvre l'idée que "flic un jour, flic toujours", l'auteur pousse Cyriel à se montrer curieux. Et le lecteur le suit volontiers, au fil de chapitres brefs qui font la part belle aux références littéraires. Cela, jusqu'au frisson: au fil des pages du roman "Le Cri du lézard", l'auteur mentionne des livres interdits, voire des ouvrages qui peuvent tuer. Cela, en jouant habilement avec les légendes qui entourent certains incunables, considérés comme perdus ou fictifs.

Et si le début de ce roman apparaît faussement tranquille, c'est qu'il prend aimablement son temps pour installer le décor, les ambiances et les parfums. Il ouvre même la porte à la possibilité d'une intrigue amoureuse pour injecter un supplément d'émotion dans ses pages, qui s'achèvent dans le bon ordre, révélant enfin, en épilogue, toute la vérité sur la mort d'Agénor Sivoni, père de Cyriel. Tout cela, pour captiver le lecteur en le prenant, et pas qu'un peu, par les sentiments.

Jean-François Thomas, Le Cri du lézard, Sainte-Croix, Bernard Campiche Editeur, 2024.

Le site des éditions Bernard Campiche.

Egalement lu par Francis Richard.

dimanche 25 août 2024

Dimanche poétique 654: Victor Hugo

Ecrit sur la vitre d'une fenêtre flamande

J'aime le carillon dans tes cités antiques,
Ô vieux pays gardien de tes moeurs domestiques,
Noble Flandre, où le Nord se réchauffe engourdi
Au soleil de Castille et s'accouple au Midi !
Le carillon, c'est l'heure inattendue et folle,
Que l'oeil croit voir, vêtue en danseuse espagnole,
Apparaître soudain par le trou vif et clair
Que ferait en s'ouvrant une porte de l'air.
Elle vient, secouant sur les toits léthargiques
Son tablier d'argent plein de notes magiques,
Réveillant sans pitié les dormeurs ennuyeux,
Sautant à petits pas comme un oiseau joyeux,
Vibrant, ainsi qu'un dard qui tremble dans la cible ;
Par un frêle escalier de cristal invisible,
Effarée et dansante, elle descend des cieux ;
Et l'esprit, ce veilleur fait d'oreilles et d'yeux,
Tandis qu'elle va, vient, monte et descend encore,
Entend de marche en marche errer son pied sonore !

Victor Hugo (1802-1885). Source: Bonjour Poésie.

mardi 20 août 2024

Nicolas Feuz, la Laponie sans le Père Noël

Nicolas Feuz – Le Père Noël brille par son absence dans "Horrora Borealis", roman policier signé Nicolas Feuz, tendu entre le froid glacial voire mortel de la Laponie et l'éclate contrariée du festival de concerts Festi'Neuch, où se produisent des rappeurs.

Par où commencer? Sans doute par l'histoire de la famille Walker, qui décide d'aller passer ses vacances du côté de la station de sports d'hiver d'Äkäslompolo, un choix étrange qui dit d'emblée qu'il y a un malaise avec cette tribu, composée de deux parents, de trois enfants et de pas mal de tensions que l'auteur met peu à peu en évidence. 

Les chamailleries de Samuel et d'Alia, deux adolescents vigoureux, s'avèrent ainsi moins innocentes que prévu, de même que certaines surréactions de Sandra, la mère de famille. Le voyage s'avère inquiétant, l'ambiance est tendue, il y a un voyeur sinistre dans le coin, et le monde des rêves fait le reste. Saviez-vous par exemple que les aurores boréales sont le monde des enfants morts?

Ce voyage refait surface dans la vie de l'un des personnages, établi à Neuchâtel. Se sentant traqué, le voilà qui déclenche une intrigue sanglante, et c'est peu de le dire! L'ambiance est à la paranoïa, et les cadavres jonchent le parcours de ce gars, accidentels ou non. Qui est-il? Là est le génie de l'auteur: à mesure que les masques tombent, le lecteur va de surprise en surprise, sans pour autant qu'il n'y ait de souci de cohérence.

Certes brisée, l'ambiance chaleureuse de Festi'Neuch crée un contraste saisissant avec cette Laponie où la mort par hypothermie guette dès qu'on sort des sentiers battus et où ceux qui tiennent des fermes de chiens de traîneau sont un peu sauvages. D'ailleurs, est-ce qu'Erik, le fermier, est vraiment le crush d'Alia, qui l'a connu en ligne? La question reste ouverte.  

Reste que la mise en scène du festival musical neuchâtelois permet à l'écrivain de mettre en valeur, au travers du personnage de Marc Boileau, fonctionnaire de police proche de la retraite, la fonction de négociateur. C'est en effet une longue négociation entre un preneur d'otage, directement lié au séjour lapon des Walker, et cet agent, qui sert de fil rouge à ce roman construit sous forme d'allers et retours entre le passé et le présent. 

Les échanges sont dès lors ciselés, et tout le dispositif est décrit par l'auteur avec un soin remarquable: cellule de crise, snipers cachés, rien ne manque. Et si le père Boileau, futur retraité dont l'épouse est mourante, va de surprise en surprise lors de son travail de négociateur, le lecteur ne manquera pas non plus de s'étonner à plus d'une reprise face aux virages périlleux que l'écrivain ose.

De "Horrora Borealis", le lecteur retient certes le caractère saisissant de nombreuses scènes terribles, entre sang répandu à coups de hache, engelures et autres moments de terreur qui n'ont pas grand-chose à envier à Stephen King – mentionné du reste à plus d'une reprise dans l'ouvrage, que ce soit par le biais d'une voiture nommée Christine ou d'une allusion à "Carrie au bal du Diable". Fondé sur le potentiel dramatique d'une famille dysfonctionnelle, "Horrora Borealis" développe, et le lecteur s'en souviendra aussi, une intrigue taillée au cordeau, riche en retournements de situation, qui met en évidence un métier méconnu de l'activité policière.

Nicolas Feuz, Horrora Borealis, Nicolas Feuz, 2016/Le Livre de Poche, 2018. 

Le site de Nicolas Feuz, celui du Livre de Poche.

Lu par Anaïs Serial LectriceAudrey, CheesyDomiFictionista, GoupilJuju, L'Instant des lecteurs, Luciole, Mordue de livresMusemaniaÔ Grimoire, SeriaLectrice.

dimanche 18 août 2024

Dimanche poétique 653: Sosselo

Aube

Le bouton de rose avait éclos
Tendu comme pour toucher la violette
Le lis s'éveillait
Et courbait la tête sous la brise

Haut dans les nuages l'alouette
Chantait un hymne gazouillant
Tandis que le gai rossignol
D'une voix douce disait:

Epanouis-toi, ô terre aimable,
Réjouis-toi, pays des anciens Ivériens
Et toi, ô Géorgien, par l'étude
Apporte la joie à ta mère patrie.

Sosselo (1878-1953). Source: Simon Sebag Montefiore, Le jeune Staline, traduction par Jean-François Sens.

vendredi 16 août 2024

Enquête en eaux froides

Christophe Barraud – Lors d'une de ces baignades dans le Léman organisées en plein hiver et que certaines personnes adorent, un baigneur, Jacques, meurt. Est-ce un accident ou autre chose? Par routine, la police commence l'enquête. Et c'est ainsi que "La tête hors de l'eau" de Christophe Barraud commence.

L'eau est un élément omniprésent dans ce roman policier. Il y a celle du Léman à Vevey et celle du lac de Bret, celle des douches, mais aussi celle des larmes que plus d'un personnage verse, poussé à bout par une histoire qui met à rude épreuve des âmes honnêtes soudain dépassées. Et puis, garder la tête hors de l'eau, c'est ce qu'aimerait tant Delphine, patronne d'une agence de voyage dont la croissance a été fracassée par les années covid-19. 

Delphine? C'est le personnage clé de "La tête hors de l'eau". L'auteur donne d'elle une impression complexe: victime des mesures covid-19 et de son impéritie, la voilà qui se retrouve embarquée dans des problèmes de gros sous, auxquels vient s'ajouter un procès pour homicide intenté par une cliente. Le lecteur la trouverait presque sympathique... 

Mais voilà: l'auteur s'ingénie à troubler cette image en révélant que Delphine est dissimulatrice, menteuse, presque immature si l'on songe qu'elle a un mari, Xavier, et une fille, Lina. Là aussi, l'auteur sait installer de la tension afin d'accrocher le lecteur: il suffit de quelques répliques entre les conjoints pour constater que le couple dysfonctionne.

Enfin, il y a les symptômes dépressifs de Delphine, qui vont ponctuer la narration. Dès lors, question importante: peut-on aimer Delphine en tant que personnage? Celui-ci laisse des impressions contrastées.

Autour d'elle, le monde des humains se révèle plus ou moins ordinaire, avec un naturopathe qui anime des séances de plongée en eaux froides, une bonne copine nommée Karin et une équipe de police qui mène inexorablement son enquête, sentant que le décès de Jacques n'a rien d'accidentel. Et comme le bonhomme est précisément responsable de veiller à la bonne utilisation des compensations versées aux entreprises lésées par les mesures liées au covid-19, voilà que Delphine, endettée et mauvaise gestionnaire, apparaît en suspecte idéale...

Un dernier twist et "La tête hors de l'eau" offre à son lectorat la narration d'un crime parfait, porté par des circonstances favorables. De ce roman, on garde en mémoire le caractère habile, tendu, traversé par quelques scènes fortes liées à la psychologie d'une poignée de personnages au bord de la crise de nerfs, voire au-delà.

Christophe Barraud, La tête hors de l'eau, Epesses, Editions de la Rive, 2023.

Le site de Christophe Barraud, celui des éditions de la Rive.

mercredi 14 août 2024

Des Romains à la poursuite d'un héritage

Bénédicte Gandois – L'époque de l'Empire romain constitue une source captivante pour de bonnes histoires. Amoureuse de lettres antiques, enseignante de grec et de latin, l'écrivaine Bénédicte Gandois a donné libre cours à cette passion tout au long d'un court roman historique, "La fortune de Moeris". 

L'intrigue? Nous sommes à Rome, en l'an 1024 "ab orbe condita", soit en 271 après Jésus-Christ. Ce livre relate l'histoire d'un affranchi de 14 ans, Moeris, qui obtient, en partage, un héritage substantiel de son ancien maître. 

Pas de chance: cet héritage suscite des convoitises, jusque dans l'entourage d'un Moeris qui se retrouve embarqué malgré lui dans un complot visant à attenter à la vie d'un dignitaire issu de Germanie. Et pas de chance bis: pour accéder à l'héritage, il faut résoudre une énigme.

Marqué par la figure tutélaire du poète classique Virgile, "La fortune de Moeris" développe son intrigue de manière efficace et sans temps mort, à la manière d'une novella. Cela, dès le début, qui attaque "in medias res". Quant aux chapitres, ils sont courts et souvent centrés sur l'un ou l'autre personnage.

L'intrigue tourne essentiellement autour d'un complot aux contours nébuleux, qui finissent par devenir clairs pour les personnages concernés. Ceux-ci, et Moeris le premier, comprennent peu à peu sur qui ils peuvent compter, les apparences étant parfois trompeuses. Pour tempérer quelque peu cet environnement brutal où les hommes dominent, l'écrivaine a la bonne idée de faire évoluer une intrigue amoureuse autour d'Amaryllis, quasi-contemporaine de Moeris.

Amaryllis, un nom surprenant pour un personnage qui s'avère chrétienne. Peu importe: le message essentiel est que les sentiments vont au-delà des préjugés négatifs envers les chrétiens, communs en ces premiers temps de l'Eglise, évoqués en passant, juste assez pour qu'on sache qu'ils peuvent être lourds à subir lorsqu'on en est l'objet.

Mettant en valeur le destin de deux jeunes gens, porté par une intrigue qu'on suit aisément et avec plaisir sans pour autant la trouver simpliste, "La Fortune de Moeris" s'avère un roman attrayant, apte à parler à un lectorat adulte mais aussi à des jeunes, également intéressés par le monde antique.

Bénédicte Gandois, La Fortune de Moeris, Cossonay-Ville, La Maison Rose, 2009.

Le blog de Bénédicte Gandois, le site des éditions de La Maison Rose.

mardi 13 août 2024

Du grand cinéma chez les grands-bourgeois avec Pierre Assouline

Pierre Assouline – Sacré repas que celui mis en scène dans le roman "Les invités" de Pierre Assouline! L'auteur plonge avec un regard délicieusement vache et parfaitement affûté dans l'ambiance d'un repas grand-bourgeois entre personnages plus ou moins en vue, organisé dans un quartier très chic de Paris. Le déroulement est linéaire, pétri de tensions, et le lecteur, au fil des pages, ne peut que se demander quand et comment la catastrophe surviendra. Mais si les cartes seront bien redistribuées en fin de roman, l'auteur se montre plus subtil que cela...

... tout commence sur un ton empreint de juste ce qu'il faut de préciosité pour décrire l'action d'une femme passée experte dans l'art d'organiser des dîners mondains chez elle. Le lecteur sent immédiatement qu'on est dans la caricature, il se croit par moments dans le film "Les Vestiges du jour" de James Ivory (la référence est assumée d'ailleurs); mais il perçoit qu'il y a quand même un peu de vrai dans l'engagement de cette femme, qui s'investit à fond dans son rôle, joué dans le cadre d'une comédie sociale. 

Il fait aussi la connaissance de Sonia, la bonne, qui va jouer un rôle clé lorsqu'il s'agira de faire tomber les masques au fil d'une soirée où, au gré de la conversation, les préjugés vont s'étaler tranquillou, donnant l'impression que personne autour de la table, pas même l'ambassadeur de service, n'est jamais sorti de son VIIe arrondissement parisien. Et qu'au-delà de ce périmètre, c'est la jungle.

Les phrases du long chapitre d'exposition apparaissent comme autant de piques lancées à un certain mode de vie, chic et déconnecté, qui se prend très au sérieux. Ces piques vont se transformer en authentiques banderilles dès lors que l'auteur décrit les échanges entre invités qui interviennent autour de la table, et qui ne manquent jamais de viser quelqu'un jusqu'à le tuer socialement, du moins l'espace d'une soirée. 

Invités? S'il y a des invités chez "Madamedu", surnom de l'hôtesse, l'auteur rappelle qu'il y en a aussi dans les différents pays, en prenant l'exemple de la France pour dire que tel personnage, pourtant parfaitement français, devra constamment se sentir invité dans son pays, pour des questions de prénom ou d'histoire de vie – en plus d'être d'origine algérienne modeste et native de L'Estaque, Sonia, doctorante en histoire de l'art, apparaît comme une potentielle transfuge de classe. Et invité, il y a différentes manières de l'être selon l'auteur: l'auteur applique également cette idée, ce sentiment d'être constamment "l'invité" aux Juifs de France, mais aussi à un expatrié canadien, George Banon, invité par intérêt pour le mari de la maîtresse de céans et qui joue sa propre partition.

La caricature est poussée de plus en plus loin au fil des pages, quitte à faire apparaître ces personnages pour ce qu'ils sont: finalement plus ridicules que franchement nuisibles. Ce n'est pas la seule référence cinématographique de ce roman, mais force est de relever que lorsque les dames du repas se retrouvent bloquées dans l'ascenseur que les messieurs leur ont laissé par galanterie, on songe à un running gag du film "Le Père Noël est une ordure"...

"Les invités" alterne les scènes de genre et les bons mots plus ou moins frais, lancés par des convives de plus en plus éméchés. Il sait être tour à tour ironique en mode cinglant, réfléchi et amusant. Et c'est dans le meilleur esprit de la comédie qu'il ambitionne de châtier les mœurs par le rire. Pari(s) réussi!

Pierre Assouline, Les invités, Paris, Gallimard, 2009/Folio, 2010.

Le site des éditions Gallimard, celui des éditions Folio.

lundi 12 août 2024

Au bout de la dépression, l'appétit de vivre

Sarah Sumi – Sortir de la dépression nerveuse, c'est tout un voyage, avec ses méandres, sachant que l'expérience est spécifique à chaque individu et est indissociable de l'entourage, thérapeutique ou non. Avec "Trace", l'écrivaine Sarah Sumi raconte son propre vécu, qui débute avec l'expérience traumatisante du décès accidentel de son père et ne s'achève, en somme, jamais: l'ombre de la dépression plane jusqu'au bout du livre, même si l'auteure a appris, elle dit au fil des pages, à capitaliser sur des victoires conquises au cours de quatre ans de lutte.

L'ombre paternelle plane en effet sur les pages de "Trace": elle sera source de culpabilité, de souvenirs qui remontent à la surface et de ressentis contradictoires, exprimés dans des lettres écrites pour, simplement, dire ce que l'auteure a sur le cœur, positif ou non. Le monde des arts fait aussi son apparition dans ce témoignage: si le père de l'auteure aime la musique, l'auteure elle-même passer par l'écriture littéraire pour exprimer ses ressentis. 

Est-ce une voie thérapeutique tout indiquée? Voire. L'histoire de la narratrice, c'est celle de soins psychiatriques divers et variés, et contrairement à ce que l'on pourrait penser, l'art-thérapie et la musicothérapie n'ont pas toujours eu les résultats qu'a pu espérer cette personnalité au tempérament créatif.

"Trace" est en effet aussi le récit critique, sans filtre, d'une odyssée qui passe par plusieurs étapes thérapeutiques, soit auprès de spécialistes officiant en cabinet, soit auprès d'établissements de soins fonctionnant parfois comme des usines. Car oui: l'auteure relève, à plus d'une reprise, le caractère inhumain de prises en charges où, pourtant, l'humanité devrait être au centre. De son parcours, elle regrettera les praticiens infantilisants, les spécialistes peu concernés, les tentatives d'enfermement, tout en saluant les amitiés solides nées dans ce contexte.

C'est pourtant en face à face que l'auteure aborde sa dépression, née peu de temps après le décès de son père et masquée, un temps, par le soutien constant qu'elle a offert à sa mère: l'angoisse est venue après, empoisonnant son sommeil, l'empêchant même de prendre un train de peur de ne pas être à la hauteur du simple fait de l'attraper – une gêne accentuée par son caractère ressenti comme vaguement honteux: les proches ne comprendront jamais... Peu à peu, l'expérience et les contacts aidant, la narratrice développe cependant ses armes pour faire face, retrouvant peu à peu un féroce appétit de vivre. L'idée que Dieu y est pour quelque chose, que l'âme du père veille, n'y est pas pour rien non plus.

Il y a des choses qu'une personne en proie à la dépression nerveuse ne veut pas entendre, il y a des douleurs auxquelles elle souhaite échapper coûte que coûte, quitte à s'ôter la vie, et l'auteur de "Trace" est passée par là. Ce petit livre empreint de franchise relate le parcours d'une femme qui en veut, et finit par laisser à son lectorat un message d'espoir: oui, il est possible de "tracer" sa route pour s'en sortir, de gérer, de bien vivre avec les ressentis liés à la dépression. Et pour peu qu'on en ait le tempérament, creuser en soi pour écrire son parcours en profondeur peut aussi y contribuer.

Sarah Sumi, Trace, Charmey, Ed. Montsalvens, 2022.

Le site de Sarah Sumi, celui des éditions Montsalvens.

dimanche 11 août 2024

Dimanche poétique 652: Michel Da Silva

Jason

Assis face à l'écran où défilent des rêves,
Que les autres m'ont fait, je cherche à m'évader.
Je voudrais tout quitter, je voudrais faire grève
Et sur mes propres voies aller me balader.

Quand je m'ennuie, parfois, mon esprit met les voiles.

J'ai soif d'aventures, d'horizons incertains,
De soleils sanguins se noyant dans la mer
Où plonge le désert; aux pays levantins.
Je veux goûter au miel et goûter à l'amer.

Mes lèvres, par l'embrun, connaissent le salé.

La proue de mon vaisseau ouvre en deux les flots bleus.
Je reste fièrement debout, les yeux noyés,
Recherchant vainement des rivages sableux.
L'alizé souffle sur mes voiles déployées.

Les épices d'orient me restent dans le nez.

Les oiseaux de mer crient aux sillons du navire,
M'empêchant d'écouter le beau chant des sirènes.
Le vent pousse à tribord et mon âme chavire.
Riche je reviendrai épouser une reine!

L'horizon arrondi retarde mon retour.

Michel da Silva. Source: Bonjour Poésie.

samedi 10 août 2024

Django Reinhard, un hommage fugace et sincère

Marc-Edouard Nabe – L'écrivain Marc-Edouard Nabe, fils de Marcel Zannini, aura vécu entouré de musique, et le jazz empreint son parcours. Rien d'étonnant donc à ce qu'il ait eu envie de rendre hommage à l'un des grands noms du genre, Django Reinhard, en relevant ce qu'il a de génial et de particulier. Fallait-il en faire un livre? C'est en tout cas un pari gagné avec "Nuage".

On se souvient que "Nuages", au pluriel, est le titre d'un air emblématique de Django Reinhard. L'écrivain le met au singulier dans le titre de son livre, comme pour souligner la singularité de l'interprète. Reste que le motif se retrouve au pluriel au gré de l'ouvrage, décliné en plusieurs contextes: nuage de sable, de poussière ou de lait, voire d'autres choses. Sans oublier les signaux de fumée, qui ont inspiré ce morceau à Django Reinhard.

Dans ce court hommage, l'écrivain évoque par touches la biographie du guitariste manouche, marquée par sa main gauche brûlée, handicap dont le musicien a su faire un atout maître: pas un interprète valide ne sait en faire autant que Django Reinhard, rappelle-t-il. Au passage, l'auteur indique les handicaps du jazz français au temps de Django Reinhard: le voilà décliniste, sans être ricanant comme dans "Les Porcs I" par exemple.

Car, oui: Nabe a la sagesse, l'humilité même, dans ce livre, de recourir à un style sobre qui, s'il exprime sincèrement une passion légitime, ne cède pas à la tentation de crier plus fort que l'objet du propos. L'hommage, amical, relève aussi, avec le sourire, le charme des fautes d'orthographe de Django Reinhard, un homme qui écrit de manière phonétique. Ce qui a son charme fécond, souligne l'écrivain, qui estime que c'est bien en musique, son royaume par excellence, que Django Reinhard joue le plus juste. 

C'est donc à une mélodie littéraire sereine que Marc-Edouard Nabe invite son lectorat avec "Nuage", tentative réussie de faire le tour, en quelques dizaines de pages, d'un musicien singulier, manouche, élégant à ses mille manières, qui aura marqué l'histoire du jazz à l'européenne.

Marc-Edouard Nabe, Nuage, Paris, Le Dilettante, 1993/2009.

Le site de Marc-Edouard Nabe, celui des éditions Le Dilettante.

mercredi 7 août 2024

Simon Sebag Montefiore: devenir Staline

Simon Sebag Montefiore – En voilà une biographie qui se lit comme un roman! "Le Jeune Staline" relate les débuts d'un certain Joseph Vissarionovitch Djougachvili, depuis ses débuts tumultueux au fin fond de la Géorgie, jusqu'à la révolution d'octobre 1917. Et il ne faut pas moins de 760 pages bien fouillées pour voir naître l'un des chefs d'Etat les plus marquants du vingtième siècle.

En effet, si Staline, alias Sosso, prend au fil des pages de cet ouvrage une épatante épaisseur, c'est que l'auteur s'est documenté et a su puiser à des sources rares, voire inédites, en particulier les Mémoires de l'entourage de Staline. Il a également eu l'occasion d'approcher des témoins vivants de l'objet de son étude et de s'entretenir avec eux. Enfin, il a pioché dans des documents officiels enfin rendus publics, tant en Russie qu'en Géorgie.

L'objectif? L'auteur s'en ouvre dès le début: son projet est de retrouver la vérité sur Staline, entre la légende dorée, nécessairement déformée, qu'il a su forger, si nécessaire en éliminant les gêneurs, et la légende noire, pas forcément plus véridique, qu'ont su construire ses opposants. L'exercice prend la forme d'un jeu d'équilibre que l'historien mène avec précision, allant jusqu'à citer ou à recréer des dialogues rares et à mettre au jour telle ou telle mentalité. C'est que Staline n'est pas seul... et son entourage (on y voit des noms comme Lénine, Beria, Kamo, mais aussi sa mère, Keke, et son père cordonnier alcoolique, Besso, et enfin les femmes de Soso, avec lesquelles il entretient des relations tortueuses) a toute l'attention de l'auteur aussi.

Le lecteur découvre ainsi un Staline au tempérament de chef inné, meneur de gangs dans la petite ville géorgienne de Gori où les bagarres entre clans de rue sont endémiques à la fin du dix-neuvième siècle. Il découvre aussi en Staline, alias Sosselo pour le coup, un poète suffisamment charmeur et coté pour réussir à s'assurer le soutien de quelques personnes clés, par exemple tel collaborateur d'une banque qui fera l'objet d'un hold-up sanglant survenu en 1907 à Tiflis (aujourd'hui Tbilissi), relaté en prologue. 

L'auteur ne manque pas de relater par le menu le passage de Staline au séminaire, ni ses activités de noyautage des lieux: premier de classe, très attaché à ses lectures qui font de lui un bel autodidacte, Staline est aussi une forte tête intenable. C'est avec le même souci du détail que le biographe relate la vie d'errance d'un Staline vivant aux crochets d'amis et d'alliés de circonstance, voyageur parfois malgré lui (il a été déporté en Sibérie à plus d'une reprise, et s'est évadé à chaque fois), et homme à (parfois très jeunes) femmes.

Par moments, l'ambiance est celle d'un film de gangsters mexicains, et l'auteur l'assume. Loin de lui, cependant, l'idée d'en faire un desperado romantique: collant au plus près de la réalité, convoquant la petite histoire et les anecdotes, il en brosse un portrait réaliste, aventureux mais pas sympathique pour autant, même s'il le nomme parfois par son surnom de "Sosso": on ne voudrait guère d'un tel personnage comme chef d'Etat aujourd'hui, en tout cas par chez nous.

Enfin, à la lumière des sources explorées, l'auteur considère que Staline n'a pas été, contrairement à une rumeur tenace, un agent double de l'Okhrana, police secrète du tsar. Il évoque aussi le passage de Staline à Vienne, peut-être le moment où il a été physiquement le plus proche de l'autre personnage clé de l'histoire européenne du vingtième siècle: Hitler. Les deux chefs d'Etat, en effet, ne se sont jamais formellement rencontrés, mais l'hypothèse qu'ils se soient croisés à Vienne sans se voir est parfaitement plausible pour l'historien: ils y étaient au même moment et hantaient à peu près les mêmes lieux.

On a envie de connaître la suite au terme de cette lecture, et ça tombe bien: l'auteur l'a écrite, sous le titre "Staline. La Cour du Tsar rouge". De la lecture de l'ouvrage "Le Jeune Staline", le lecteur retient la relation très détaillée, foisonnante même, des débuts d'un personnage politique qui est aussi un parfait ruffian, capable de théoriser ses activités aux limites de la légalité par ce qu'écrivit Karl Marx, sur le fond d'un tsarisme en perte de vitesse qui prendra fin, en Russie, dans les soubresauts de l'année 1917.

Simon Sebag Montefiore, Le Jeune Staline, Paris, Calmann-Lévy, 2008/Le Livre de Poche, 2010, traduit de l'anglais par Jean-François Sené. Complété par un cahier de photos.

dimanche 4 août 2024

Dimanche poétique 651: Anatole Le Braz

Couchant d'août

A Reine-Anne

Voici venir vers nous le soir aux yeux de cendre,
Clairs encor d'un reflet de la braise du jour
Dans le couchant d'août, ma mie, allons l'attendre,
Parmi l'or pâlissant de notre été d'amour.

Nous lui dirons : « Sois pur, soir pacifique et tendre,
Fraîcheur des champs brûlés, repos des membres lourds,
Oh ! ne te hâte point, soir béni, de descendre
Vers les grands pays d'ombre oh doit finir ton cours !

Laisse-nous savourer ton délice éphémère,
Passant sacré, porteur de l'urne balsamaire
D'où s'épand sur le monde un miel immense et doux.

Nos fronts que le soleil a brunis de son hâle
Déjà penchent... Du moins, prolonge un peu sur nous
Le mystique frisson de l'heure occidentale.

Et nous t'adorerons, ô soir, à deux genoux. »

Anatole Le Braz (1859-1926). Source: Bonjour Poésie.

vendredi 2 août 2024

Martin Suter, peur en Engadine

Martin Suter – Est-il possible de fuir ses peurs, sa vie houleuse, simplement en trouvant un emploi loin de sa propre ville? C'est le pari que fait Sonia dans le roman "Le diable de Milan" de l'écrivain suisse alémanique Martin Suter. Faisant réponse à une petite annonce, cette jeune femme se retrouve ainsi physiothérapeute dans un hôtel niché dans une bourgade des Grisons, Val Grisch, en Engadine. Mais soudain, des choses bizarres se mettent à se produire autour d'elle, suivant une vieille légende locale: celle qui donne son titre à ce roman.

D'inspiration policière, l'intrigue est finalement assez simple et classique, et un esprit malicieux pourrait même en deviner l'issue dès le départ: ce n'est pas parce que le projet hôtelier auquel Sonia prend part n'est pas du goût de tout le monde au village que le coupable est forcément du cru. L'essentiel n'est pas là: c'est plutôt dans les ambiances campées que l'auteur excelle, et aussi dans le réalisme minutieux avec lequel l'écrivain aborde son petit monde. 

On aime ainsi en particulier les scènes où l'auteur décrit les massages effectués par Sonia et, plus généralement, la description des gestes et du métier. Peu à peu, l'inquiétude, voire la peur, s'installe au fil des pages. Ces ambiances sont également soulignées par les relations que l'auteur crée entre les personnages, des relations complexes, souvent en demi-teintes ou alors en mode franchement mineur, faites d'invectives ou de manipulations. 

Enfin, il convient de relever le travail de traduction réalisé par Olivier Mannoni sur ce roman. Le style s'avère efficace pour porter une lecture rapide. Le traducteur rend parfaitement le caractère visuel du texte, porteur d'une certaine poésie, vivement coloré (Sonia est atteinte de synesthésie et a vécu un bad trip au LSD – une invention suisse, soit dit en passant), jusqu'à confiner au psychédélique par moments.

Enfin, certains choix de mots peuvent paraître curieux pour un lecteur francophone suisse. Plutôt que d'émettre l'hypothèse que le traducteur, roi en sa profession, n'a pas fait les recherches nécessaires, je pars de l'idée que certaines traductions de réalités typiquement helvétiques divergent du terme officiel attendu afin d'être rendues accessibles et claires à un lectorat qui n'est pas forcément suisse – et qui goûtera, çà et là, la couleur locale des mots en romanche, maintenus par le traducteur.

Martin Suter, Le diable de Milan, Paris, Christian Bourgois, 2006/Points, 2007. Traduit de l'allemand par Olivier Mannoni.

Le site de Martin Suter, celui des éditions Christian Bourgois, celui des éditions Points.