mardi 25 juillet 2023

Céline désormais édité: quelques mois dans la vie d'un biffin en convalescence

Louis-Ferdinand Céline – Quelques mois de convalescence pour Ferdinand, le double littéraire de l'écrivain: tel est le propos du roman "Guerre" de Louis-Ferdinand Céline. Les éditions Gallimard ont édité sous ce titre un élément complet des manuscrits inédits de l'écrivain, qu'on a crus volés et qui ont récemment refait surface. Il y a quelque chose de particulier, donc à ouvrir "Guerre", un roman qui pourrait venir se visser sur "Casse-pipe", demeuré incomplet.

D'abord, et ça frappe, il y a la musique des mots, bien sûr. Ecrit dans les années 1934, "Guerre" est livré à son lecteur d'aujourd'hui pratiquement à l'état d'un premier jet, les pages manuscrites reproduites en fin d'ouvrage, peu raturées ou corrigées, en témoignent. 

Déjà cependant, le lecteur perçoit le génie d'une écriture compacte, capable de dire en peu de mots ce que d'autres diraient en de longues phrases. Cette écriture recrée, on le comprend, une forme d'oralité littéraire, qu'on lit comme on la parle, avec ses fautes de français et son argot militaire ou populaire, ses chocs aussi, mais que personne n'exprimerait spontanément comme cela: "Guerre", c'est du naturel parfaitement recréé, halluciné ou sale, loin du beau style, impuissant à dire les horreurs d'une guerre inédite, celle de 1914-1918.

Voilà donc le lecteur plongé dans le destin de Ferdinand, seul survivant d'un épisode de la guerre, errant non loin du front. "J'ai attrapé la guerre dans ma tête. Elle est enfermée dans ma tête": terribles phrases qui annoncent ce dont Ferdinand, le narrateur, va souffrir tout au long de l'ouvrage: d'insupportables acouphènes dont l'écrivain restitue le caractère impitoyable par l'image, tout en accordant au sens de l'ouïe une certaine importance: il faut se comprendre lorsqu'on parle, entendre la distance à laquelle ça canonne. 

Cet élément résonne avec un aspect légendaire entretenu par l'écrivain: a-t-il également souffert d'acouphènes violents, voire émétiques, à cause d'une balle restée logée dans sa tête, sans le tuer?

"Guerre" donne aussi à voir quelques aspects sociaux liés à la guerre, telle qu'elle a pu être vécue dans un village à l'arrière du front, dans des lieux et avec des personnages que l'auteur s'amuse à renommer de manière fine et malicieuse. Le personnage de Bébert, dit Cascade, proxénète déchu, porte à lui seul l'image de la déchéance de l'homme esquinté par la guerre et que les femmes doivent soudain soutenir: il aura bien du mal à régner sur Angèle, son épouse qu'il a mise sur le trottoir, et sur Destinée, qu'il cherche à garder sous sa coupe. Manque de bol: son ultime honneur disparaît lorsqu'il est fusillé, pour s'être mutilé tout seul. 

Quant aux parents de Ferdinand, ils donnent constamment l'impression d'être hors sol face à leur fils lors des moments où ils sont présents: le lecteur comprend sans peine qu'il y a quelque chose d'indécent à exiger des égards de la part d'un fils qui s'est pris la guerre, c'est le cas de le dire, en pleine tronche. Seule la décoration de leur fils, éventuellement usurpée, pourra les ramener à meilleure reconnaissance.

Enfin, s'ils jouent sur les bas instincts humains, les constants épisodes liés au sexe, qu'il soit question d'une infirmière lubrique ou de moments de prostitution avec les militaires anglais, réservent quelques moments empreints d'humour. Crus et directs, ils disent aussi le déséquilibre mental qui peut naître dans une société déréglée, soudain privée par la guerre d'une mixité équilibrée propre à la vie civile. Chacune et chacun tire dès lors son épingle du jeu, ou pas, comme il ou elle le peut, le sait ou l'aime. L'auteur l'a compris: c'est par là aussi que l'âme humaine s'exprime, et pas forcément pour le meilleur.

Après les ambiances jamais faciles, parfois oppressantes, liées à la période où Ferdinand vit dans des lazarets et "ambulances" où la mort n'est jamais loin, la fin de "Guerre" apparaît comme une respiration, un moment d'espoir: Ferdinand va partir en Angleterre avec Angèle, la veuve de Cascade, et un soldat anglais qui a été le micheton d'Angèle. L'attelage peut paraître étrange; surtout, il annonce "Londres", autre roman de Céline resté inédit jusqu'à il y a peu.

Quelques mots enfin sur l'édition: Pascal Fouché et François Gibault ont su créer une rapide mise en contexte de "Guerre", suffisante pour situer cet inédit dans l'œuvre de l'auteur du "Voyage au bout de la nuit". Pour l'anecdote, un lexique, un répertoire des noms des personnages et des reproductions de pages choisies du manuscrit achèveront de séduire le lecteur de cette nouveauté. Les chercheurs de fond approfondiront; gageons qu'ils sont déjà à l'œuvre.

Louis-Ferdinand Céline, Guerre, Paris, Gallimard, 2022. Edition établie par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault.

Le site des éditions Gallimard.


Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine.



4 commentaires:

  1. Est-ce que tu sais si les critiques ont aimé ? Je suis toujours un peu dubitative quand des écrits réapparaissent. Et quand tu dis qu'il y a un lexique des personnages, cela me fait un peur pour la lecture ! un chouya trop foisonnant, je ne suis pas certaine que ce roman me convienne.

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    1. Bonsoir Thaïs! Je ne sais guère ce que la critique a dit de cette publication, si ce n'est qu'on sent que c'est un premier jet au style déjà reconnaissable... Les éléments de paratexte, lexique etc., prennent une place modeste dans l'ouvrage: le confort de lecture reste prioritaire, il n'y a donc typiquement pas de notes envahissantes dans le texte lui-même. Et le lexique peut s'avérer pratique...
      Bonne soirée à toi, merci de ton passage!

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  2. Céline, mon homme aime beaucoup. Moi je n'ai encore jamais tenté. Le peu que je sais du personnage me déplaît. Mais qui sait, un jour...
    Merci pour cette nouvelle participation !

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    1. Bonsoir Nathalie, merci pour l'initiative du défi! Pour moi, cette lecture aura été l'occasion de renouer avec un auteur que j'ai lu un peu, il y a bien longtemps – le Voyage, mais aussi un bout de "Casse-pipe". De bonnes lectures, mais en effet, le personnage est controversé et je suis conscient de ses travers...
      Bonne soirée à toi, et à bientôt!

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