Eva Baltasar – C'est l'histoire d'une femme à peine nommée au début du roman, qu'on ne dirait pas forcément être une femme lorsqu'on la voit de loin. Elle vit simplement, elle aime cuisiner, et elle trouve l'emploi qui lui convient dans un navire cargo qui dessert les rivages sud-américains. Un poil misanthrope, c'est là qu'elle a trouvé son territoire. Puis l'amour survient, violent, sans présager de ce qu'il va lui faire endurer – l'amour d'une autre femme. Tel est le point de départ de "Boulder", roman de l'écrivaine bourlingueuse et poétesse Eva Baltasar, native de Barcelone.
Cet amour, l'auteure en relate les vicissitudes et les aspérités dès le deuxième chapitre de l'ouvrage, adoptant le point de vue de la narratrice. Une narratrice qui recevra de son amante le surnom de "Boulder", "le rocher". Surnom empoisonné: nommer, c'est prendre le pouvoir. Et l'on comprend en effet que Samsa (un nom à la Kafka, façon "La Métamorphose", auquel le lecteur donnera peut-être un sens connexe), femme matériellement à l'aise, sera l'élément dominant du couple, exerçant une forme d'emprise dérangeante.
La narratrice, quant à elle, a accepté de la rejoindre en Islande, mais l'auteure excelle, dès les premières pages de ce deuxième chapitre, à démontrer comment cette île a des airs de prison dorée, un peu comme la vie de ce couple. Bovarysme, avez-vous dit? Il y a quelque chose. La nostalgie pointe par moments, la solitude mord malgré la vie en couple, aussi alors que Samsa est souvent absente en raison de son métier.
Le lecteur perçoit d'emblée le sens de l'image expressive qui caractérise l'écriture de l'auteure. Si elle s'avère "simplement" juste en début de roman, elle gagne en puissance, et aussi parfois en ironie à base d'outrance, à partir du moment où Samsa a des envies d'enfant. Dès lors, aucun des stéréotypes de la mère parfaite n'est épargné – le génie de l'auteure étant de les pousser à l'extrême pour en dire la vanité. Il y aura les rituels liés à la procréation médicalement assistée, la préparation à l'accouchement, la gynécologue qui convie Boulder à un entretien à trois avec Samsa mais ne s'adresse guère à elle (attitude ordinaire contre celui ou celle qui n'est pas future mère?), l'orientation exclusive d'une mère envers celle qui sera, qui est sa fille: Tinna. Une mère, une fille, OK; mais quelle doit être la place de Boulder, ni mère, ni père, nullement génitrice ou géniteur? Doit-elle se contenter d'être tenue à l'écart par une Samsa qui impose ses vues et considère Boulder comme une servante, ou se laisser guider par les risettes de Tinna?
La vie de celle qu'on appellera désormais Boulder reste limitée en Islande, même si elle réussit à animer un food-truck spécialisé dans les empanadas, qui connaît un certain succès. Elle constitue cependant l'occasion d'ouvertures, rares et précieuses, vers autre chose que l'entre-soi étouffant du couple, même lesbien. Il y a Anna, promesse d'un amour alternatif, coiffeuse que la narratrice prend pour la conservatrice de quelque musée du cru. Il y a aussi Ragnar, son premier chef en Islande, patron d'un restaurant asiatique, qui la reçoit en fin de journée, en ami, pour boire des coups et fumer des cigarettes.
Et en une manière de narration cyclique, c'est la mer qui reprendra Boulder, qui la retrouvera transformée par une part de vécu marquante malgré tout. S'il est court, "Boulder" est aussi un roman qui défie et subvertit les stéréotypes de genre. Relatant les méandres d'un amour vécu entre deux femmes, l'est un texte dense, porté par une écriture aux images maniées avec virtuosité pour créer des impressions qui ne peuvent que résonner fortement chez le lecteur.
Eva Baltasar, Boulder, Lagrasse, Verdier, 2022. Traduction du catalan par Annie Bats.
Le site des éditions Verdier.
Lu par Aline, Kits Hilaire.
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