Helen Pluckrose et James Lindsay – Toute personne interpellée par l'approche "woke" des problèmes de société de notre temps devrait lire "Le triomphe des impostures intellectuelles", essai signé de l'écrivaine et conférencière libérale Helen Pluckrose et du mathématicien et physicien James Lindsay. Fondé sur une argumentation rationnelle rigoureuse, cet ouvrage déconstruit méthodiquement les faiblesses d'un certain gauchissement de la pensée et prône comme remède un libéralisme sain, fondé sur la raison et l'humanisme. Voici quelques éléments de ce riche ouvrage, dont on voudrait tout citer...
Woke, ai-je dit? C'est de cela qu'il s'agit, certes. Mais "Le triomphe des impostures intellectuelles" ne fait guère usage de ce terme, qui n'apparaît que deux ou trois fois dans ses plus de quatre cents pages. Paradoxal? Certes. Mais cela s'explique par le fait que l'ouvrage dessine avant tout la généalogie d'une manière de penser fondée sur certains principes posés par les philosophes postmodernes Michel Foucault et Jacques Derrida, parmi lesquels la difficulté à cerner une vérité authentiquement objective. Dès lors, les auteurs parlent plutôt de "Théorie" et de "Justice Sociale" pour évoquer les éléments théoriques analysés et leur application – avec des majuscules, comme s'il s'agissait de religions, à croire sur parole, alors que leurs fondements rationnels sont pour le moins fragiles, voire inexistants.
Les auteurs décrivent le postmodernisme comme un refus des métarécits tels que les portent les religions ou le marxisme, ainsi que par la préséance des jeux de pouvoir et par un scepticisme radical, y compris à l'encontre de la raison, jugée subordonnée aux intérêts de ce qui est jugé bon ou vertueux par celui qui s'exprime. Et c'est sur cette base que roule, implacable, l'analyse rationnelle des deux auteurs autour de quelques phénomènes de pensée et manifestations actuels, qui ont su sortir des universités pour s'installer jusque dans les discussions de café du commerce et les départements des grandes entreprises.
Il sera dès lors question d'intersectionnalité (un truc périlleux) ou de communautarisme (ah, les identités exacerbées!), la Théorie considérant, à l'encontre de l'humanisme universaliste, que c'est au niveau des communautés humaines que tout se joue. Tout doit devenir rapport de force entre communautés soudain sourcilleuses, et celui qui parle en leur nom doit être pris inconditionnellement au sérieux – ce que les auteurs appellent le "positionnisme", qui postule que toute personne extérieure à une communauté est inapte à comprendre ce qui s'y passe et s'y ressent. Surtout lorsqu'on est en présence de rapports de domination, généralisés par la Théorie alors qu'une approche libérale part d'un principe de souplesse bienveillante, refusant la bagarre (culture de l'honneur) au profit du dialogue ou de l'ignorance (culture de la dignité) pour régir les rapports humains. Or, dès lors qu'on introduit là-dedans le postulat d'un rapport de forces généralisé, on entre dans une culture de la victimisation qui va à l'encontre de toute émancipation.
Les auteurs abordent la Théorie et la Justice Sociale selon plusieurs angles, parvenant à chaque fois à démontrer l'inanité de l'approche, voire ses conclusions absurdes. Il sera question de théories postcoloniale ou queer, de théorie critique de la race, de féminisme et d'études de genre (le féminisme étant décrit entre matérialisme, radicalité et intersectionnalité), handicap et corpulence – ces deux derniers éléments mettant en évidence des attitudes victimaires où l'on préfère se complaire dans son statut de personne corpulente ou en situation de handicap alors qu'il est possible, moyennant quelques efforts, de vivre plus sainement. Mais le dire aux personnes concernées serait jugé oppressant...
Qu'on ne s'y trompe pas: les auteurs ne nient pas les problématiques liées aux discriminations diverses et variées qui, aujourd'hui encore, taraudent nos sociétés. Massive mais nuancée, leur critique va plutôt aux réponses que donne la Théorie et la Justice Sociale – ce qu'on appelle aujourd'hui communément le wokisme – à ces questions: contradictions délirantes qui ne manquent pas de naître d'une intersectionnalité qui crée des catégories à l'infini qui finissent par se taper dessus, victimisation des uns et des autres et refus qu'on puisse être autre chose qu'une victime à moins d'être Blanc (oui, il est aussi question de Robin DiAngelo dans "Le triomphe des impostures intellectuelles"). Critiques d'une Théorie qu'on classe volontiers à gauche, les auteurs rappellent enfin qu'une telle approche, par effet miroir, pourrait même décomplexer les démons illibéraux d'extrême droite.
Les derniers chapitres, dans cet esprit, remettent la raison au centre du discours. Une raison parfois ingrate, qui se trompe à l'occasion, qui a produit pas mal d'horreurs aussi, mais qui dispose des moyens de reconnaître ses erreurs afin d'avancer en évitant autant que possible la violence (alors que faute d'arguments, la Théorie n'a généralement plus que la violence pour répondre à ses détracteurs). Et qui a été, contrairement à la "Théorie", un indéniable moteur de progrès social et humain depuis cinq ou six siècles.
Helen Pluckrose et James Lindsay, Le triomphe des impostures intellectuelles, Saint-Martin-de-Londres, H&O Editions, 2021. Traduction de l'anglais par Olivier Bosseau et Peggy Sastre, préface d'Alan Sokal.
Le site des éditions H&O.
Lu par Gabriel des Moëres,
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