Philippe Testa – "L'Obscur", c'est un futur sans doute pas si lointain, mais certainement angoissant. Tout commence par des pannes de courant... Sur cette base, Philippe Testa construit un roman d'anticipation dont la langue a des allures futuristes. L'intrigue, c'est juste la vie d'un homme comme tant d'autres, représentée comme banale dans le contexte mis en scène. Après tout, ce qui le mobilise, c'est juste une panne de jus un peu plus longue que d'habitude... Autant dire que "L'Obscur", c'est l'anticipation à la portée de chacun, la normalité de demain: pas besoin d'être un héros. Cela pourrait même arriver au lecteur!
Disons la langue d'abord, car c'est cela qui frappe d'emblée. L'auteur instille une musique qui naît d'un langage familier nourri d'anglicismes et de germanismes, voire de créations verbales vues comme des potentialités langagières. On pense ici à la manière dont Anthony Burgess glisse des néologismes à base russe dans son roman "Orange mécanique"; à cela près que l'anglais évoque tout de suite quelques chose aux lecteurs d'aujourd'hui, frottés de langue anglaise à des degrés divers. Pas besoin de lexique, donc, contrairement au roman d'Anthony Burgess – Philippe Testa s'avère plus commun certes, mais plus direct aussi, du coup.
Et peu à peu, il y a ces pannes de courant, toujours plus inquiétantes. En utilisant cet élément comme fil rouge décisif du roman, l'auteur pose une question: est-ce qu'une société qui quitte les énergies fossiles pour se ruer dans le tout-électrique est vraiment viable? Y aura-t-il assez d'électricité pour nourrir tous les appareils de demain, entre autres ceux qui asservissent l'humain à coups d'informations trafiquées? Il est permis de penser aussi que les manques chroniques de courant sont le symbole de lacunes plus importantes: l'auteur montre une société humaine si peu humaine, dont le délicat vernis de civilisation est prêt à craquer.
Ces pannes trouvent leur contexte dans un monde futuriste qui amplifie les problèmes du monde dans lequel nous vivons aujourd'hui. Vous avez eu un coup de Ciara ou de Lothar devant chez vous cet hiver? L'auteur met en scène des tempêtes insupportables, régulièrement mortelles, et l'on pense aux aléas du changement climatique. Des colonies sur Mars? C'est un classique de la science-fiction et des œuvres artistiques d'anticipation (on pense à "Au revoir", pièce de théâtre d'Antoine Jaccoud, ou au film "Seul sur Mars" de Ridley Scott), et il se retrouve dans "L'Obscur". Des inégalités sociales? Celles-ci sont accentuées avec la généralisation des Gate Communities, ces villes privées où l'on protégé par des milices privées. L'auteur perce aussi à jour l'hypocrisie lénifiante des ressources humaines – qui réinvente le vocabulaire, entre autres.
Tout se noue lors d'une panne de courant un peu plus longue et grave que les autres, qui oblige les humains à apprendre à vivre autrement. "L'Obscur" se fait dès lors crépusculaire, et pessimiste quant à l'humanité, une humanité qui retourne à un mode de vie animal où les interdits humains tombent face à l'extrême. Cannibalisme? L'auteur l'annonce en relatant l'expérience extrême d'une femme colon sur Mars, placée dans la situation de manger ses semblables. Est-on meilleur sur Terre, sur cette planète à la longue tradition de civilisation? Non: le narrateur finit par manger et faire manger de la viande humaine pour survivre dans un monde hostile, et en brochettes grillées s'il vous plaît! L'auteur excelle à montrer, à cette aune, la perte d'humanité progressive: peut-on manger une personne qui s'est suicidée, faut-il chasser de l'humain pour se nourrir?
Et s'il fallait une confirmation écrite de ce processus de retour de l'humain au stade animal, il est possible de le trouver dans cette phrase lourde de sens: "Nous passons un moment à ronger les graines, comme des petits animaux." On n'est donc pas tellement plus humain parce que l'on se contente de graines, et l'auteur donne à voir, à ce moment, une étape du retour progressif de l'humain à un état sauvage, décapé de tout vernis de civilisation. La rédemption pourrait-elle passer par les femmes, volontiers considérées comme un élément civilisateur de l'humanité? Le personnage de Pia, apparemment déterminé lorsque l'extrême l'y pousse, peut le laisser entendre. Mais le lecteur n'en connaîtra pas la fin: a-t-elle rejoint un groupe de chasseurs pour lequel elle est intéressante (comme reproductrice peut-être – l'animalité, encore... – contre la promesse de rester vivante! Face à la nature, les hommes sont moins dommages...) ou a-t-elle péri après avoir quitté le narrateur? L'auteur laisse la porte ouverte; tout au plus indique-t-il qu'à un certain moment, Pia a choisi sa voie individuelle.
Quant à la mort, elle s'impose en deuxième partie du roman, omniprésente, dès la panne de courant: plus de vivres, système social en panne, chasse à l'homme, suicides, morts de faim. Celle-ci s'avère elle aussi peu sélective, face à des êtres humains présentés comme parfaitement interchangeables – le narrateur était-il même le plus habilité à survivre, façon Darwin? Symbole de la mort, il y a cette superbe et glaçante image des barres d'immeubles vues comme un cimetière de tombes anonymes qui fait penser aux cimetières des soldats défunts du côté de la Normandie. Question, du coup: les grandes barres d'immeubles ne sont-elles pas le lieu de vie de morts vivants? La frontière est mince.
Et "L'Obscur", c'est aussi Lausanne: l'auteur de "L'Obscur" met en scène une vision hallucinée de la Lausanne de demain, où vivent des personnages apparemment sans histoire ni mémoire, déshumanisés (on pense à l'épisode du décès du frère du narrateur, entre bureaucratie aveugle et tentative d'empathie), mais qui souffrent à leur manière dans un univers impossible. Un univers que l'auteur rapproche du nôtre pour suggérer ce qui nous attend si on continue comme ça sur certains aspects.
Philippe Testa, L'Obscur, Vevey, Hélice Hélas, 2019.
Le site des éditions Hélice Hélas.
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