Gaël Grobéty – C'était audacieux, et le pari est réussi: "Au commencement était le meurtre", deuxième roman de l'écrivain suisse Gaël Grobéty, revisite à la manière d'un thriller l'épisode biblique (Genèse 4) de Caïn et Abel, l'un tuant l'autre. Astuce: bien sûr, on connaît le coupable. Mais comment va-t-on y parvenir? Dans un tel thriller fondé sur un mythe familier, c'est surtout le parcours d'enquête qui est intéressant. Le lecteur le découvre riche, sinueux, tendu et proche de la psychologie de personnages qui vivent de l'essentiel, découvrent ce que peut être le péché et pensent leur relation à Dieu.
Sur la base d'un récit biblique dont tout le monde connaît la structure, l'auteur développe un univers, jamais localisé sur notre planète, réduit mais précisément décrit. Il admet qu'Adam et Eve, premiers humains et premiers parents, ont vécu très vieux: ils ont 197 ans au moment où se déroule le drame. Et ils ont trente-trois enfants et neuf petits-enfants, parfois nommés selon la fantaisie de l'auteur, habile à créer des noms à consonance biblique – peut-être en se fondant sur les travaux de la chercheuse Dorine Ravanel, citée en dédicace mais mystérieuse même pour l'ami Google. Pour l'anecdote familiale, il est à noter que la Genèse (5:5) elle-même indique qu'Adam est mort à 930 ans...
Autant dire qu'il y a de nombreuses âmes qui vivent, déjà, en cette aube de l'humanité. Les plus jeunes apparaissent comme des promesses de vie, les aînées s'essaient à l'art (Yérubabbel) ou à la médecine (Thémech). Et l'on se marie entre frères et sœurs en cette première génération de l'humanité, qui s'interroge quant à la possibilité de s'éloigner du site où Adam et Eve ont élu domicile après avoir été chassés du paradis terrestre. Un paradis qui n'est pas bien loin, du reste, l'auteur exploitant les motifs du Jardin, secret parental qu'Eve divulguera pour sortir ses enfants de leur statut de mineurs, et du Fruit défendu aux capacités particulières.
Venons-en enfin au caractère de thriller de ce roman, et aux conditions particulières imposées par la relation de ce qui, selon la Bible, constitue le premier meurtre. L'auteur capte bien cette situation, décrivant à l'occasion l'état de choc de ceux qui l'ont vécu – des gens d'une famille qu'on découvre tout d'un coup plus fragmentée qu'il n'y paraît. Il relève aussi une particularité: les premiers hommes qu'il décrit n'ont pas encore l'expérience de la mort humaine, ou si peu: une femme décède de mort naturelle dans le récit.
Quant à l'activité de police, l'auteur sait la réinventer à l'aune de personnages qu'on imagine vivre, à vue de nez, au Néolithique. On découvre ainsi un Adam qui, fort de son autorité de premier homme et de père de tout le monde, impose en patriarche son autorité d'enquêteur. Il a du reste également inventé les châtiments pour dresser sa nombreuse marmaille – on pense aux "cages", malaisées à vivre lorsqu'on y est enfermé, ne serait-ce que pour quelques jours.
Enfin, il y a le chantre (ou coryphée?) Jodarak, porteur d'éléments antérieurs au récit du drame, qui porte un regard oblique, plus ou moins fourni, sur tout le roman – ceux-ci sont composés en italiques. Il n'en faut pas plus pour offrir au lectorat un roman incarné qui revisite les épisodes les plus mythiques de la Bible en adoptant un point de vue résolument humaniste, légitime, qui plonge dans la nuit des temps et montre les premiers hommes apprenant, déjà, nécessairement, à vivre ensemble.
Enfin, après Guillaume Tell dans "La reine de cœur", voilà le deuxième mythe que l'auteur explore. Un filon pour une œuvre?
Gaël Grobéty, Au commencement était le meurtre, Genève, Cousu Mouche, 2024.
Le site de Gaël Grobéty, celui des éditions Cousu Mouche.
Un immense merci pour ce commentaire foisonnant!
RépondreSupprimerEt pour lever une part du mystère entourant Dorine Ravanel, à qui ce livre est dédié en 3e position, je dirai seulement que c'est un personnage de mon prochain livre...
Gaël Grobéty
De rien! Merci à vous pour les heures de lecture, et pour votre commentaire!
SupprimerEt je me réjouis d'en savoir plus sur cette Dorine Ravanel...