Laurence Voïta – Alors que Laurence Voïta écrivait tout autre chose, le personnage de Charles Guérin a fait irruption, impérieux, dans son activité de romancière. Impérieux ou impérieuse? Charles Guérin, dit "La Gingolaise", est en effet une jeune femme native du Chablais, qui a quitté Saint-Gingolph pour s'enrôler dans une troupe de mercenaires. Elle est morte des suites d'un tir de canon lors de la bataille de Minorque en 1781 à l'âge de même pas 17 ans, et ce n'est qu'après son décès que les médecins constatent son sexe véritable, sans doute connu de sa seule famille, voire des villageois.
Pour relater le destin singulier de Charles Guérin, l'auteure n'a guère que deux pages écrites en espagnol à sa disposition. Dès lors, "La Gingolaise" s'attache à recréer une figure historique et le contexte dans lequel elle a évolué à partir de documents annexes, mais aussi de son ressenti face à ce personnage atypique.
Côté histoire, il y aura quelques personnalités plus ou moins connues, telles Isaac de Rivaz (inventeur du moteur à combustion interne) ou le duc de Crillon. Les lieux sont respectés, la reprise de Minorque aux Anglais par les Français en 1781 est réelle, et la Suisse envoyait encore ses mercenaires au service des puissances étrangères en ce temps de fin d'Ancien régime. Forte de ses recherches, et à mesure qu'elle déroule son propos, l'auteure révèle à son lectorat tout un monde et une époque autour de Charles Guérin.
L'intérêt littéraire de l'ouvrage réside avant tout dans la manière de recréer ce personnage complexe de Charles Guérin à partir des sources lacunaires dont l'auteure dispose. Celle-ci lui trouve un nom de naissance, Marie Anne, puisque l'Histoire ne l'a pas retenu, et lui accorde un caractère avide de liberté, héroïque et jovial, déterminé aussi, peu compatible avec les rôles que l'époque attribuait généralement aux femmes, mais aussi désireux d'assumer son choix de s'enrôler.
L'auteure louvoie aussi avec sensibilité entre la part de féminité de son personnage, délibérément fluide en matière de genre: cette féminité, masquée jusqu'au bout, est en concurrence constante, ne serait-ce que par le biais de la biologie, avec le rôle masculin que Charles Guérin entend endosser. Ce louvoiement, le lecteur le perçoit aussi par la grammaire comme par la danse des rôles que s'impose le jeune soldat, désireux d'en remontrer à ses compagnons dans un souci, parfois d'actualité aujourd'hui encore en d'autres contextes, de surcompenser au combat un sexe qu'on n'attend pas sur le champ de bataille ou à l'exercice.
Cela ira jusqu'à la récupération de la mort de Charles Guérin, transformée en vierge (elle l'était à son heure dernière, le médecin l'a confirmé au terme de son autopsie) et martyre au courage étonnant pour créer l'événement et donner du cœur aux troupes. Récupération discutable, et l'auteure ne manque pas de la commenter. Mais l'essentiel est ailleurs: par la littérature, la romancière fait revivre de façon crédible, à partir de bribes, un destin singulier. Et à démontrer qu'il méritait cette évocation: les aventures de Charles Guérin résonnent aujourd'hui encore avec certaines questions sociales d'actualité.
Laurence Voïta, La Gingolaise, Lausanne, Favre, 2024.
Le site des éditions Favre.
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