Klaus Schwab – Alors que l'édition 2024 du World Economic Forum de Davos déroule ses tapis rouges, il m'a paru de circonstance de me plonger dans "La Quatrième Révolution Industrielle" de Klaus Schwab, fondateur de ce raout. Paru en 2017, il n'a certes pas prévu la pandémie qui nous a tous préoccupés au début des années 2020. Il n'empêche: plus d'un lustre plus tard, bon nombre des éléments que ce livre soulève restent parfaitement actuels et suscitent la réflexion, voire le débat.
La Quatrième Révolution Industrielle? L'auteur désigne ainsi le virage numérique inédit que nous, sociétés occidentales avancées, vivons depuis une pincée de décennies. Plutôt que de considérer cette évolution comme un prolongement de la troisième révolution, celle de l'informatique, qui s'est fait jour dans les années 1960/70, il en fait une révolution à part entière, moment de bascule ou de "disruption" fondé sur des moteurs aussi divers mais convergents que l'impression 3D ou les véhicules autonomes, voire des appareils familiers tels que les téléphones intelligents. Et au fil des pages, on sent l'auteur technophile et optimiste, et il ne s'en cache pas une seconde même s'il se veut pragmatique. Se faisant messianique, il pose aussi comme acquis que cette révolution doit s'appliquer à l'ensemble de l'humanité.
La part la plus importante du livre est consacrée à l'impact de la Quatrième Révolution Industrielle sur l'humanité. Elle s'efforce d'être lucide: elle évoque les changements que cette révolution apportera dans le monde de l'emploi (analyses plutôt favorables des modèles de type Uber y compris pour les chauffeurs, regard sur les plates-formes d'intermédiation, émergence du freelancing sur ordinateur, défis aux processus politiques, qu'ils soient démocratiques ou non), en matière de transparence vue comme un gage d'amélioration vertueuse de la qualité pour le bien de toutes et de tous. Ce long chapitre pourra paraître bien théorique au lecteur; heureusement, et même s'il est peu critique et très synthétique, le bouquet d'annexes intitulé "Mutations profondes" vient nourrir sa réflexion d'éléments concrets, actuellement dans les tuyaux ou déjà réalisés.
Enfin, même la question de la confiance, au cœur de l'édition 2024 du World Economic Forum de Davos, est présente dans "La Quatrième Révolution Industrielle". On pourra me reprocher de ne pas faire confiance à certains intervenants, fortement soupçonnés de corruption, mais là n'est pas le propos: si le Forum de Davos défend cette année l'idée de confiance tout en mettant en valeur des personnes "trop riches ou trop influentes pour être honnêtes", capables d'organiser la transparence à leur seul profit, c'est son affaire.
Qu'on ne se méprenne pas: la lecture de "La Quatrième Révolution Industrielle" est instructive et utile. Cet ouvrage est un apport judicieux aux débats qui font le fracas du monde, à considérer comme un essai de prospective nourri de sources abondantes, parfois issues de recherches soutenues par le World Economic Forum lui-même. Le lecteur comprendra cependant vite qu'il y a deux ou trois angles morts regrettables dans cette étude.
Le premier est celui de l'écologie et de l'utilisation des ressources terrestres, à peine abordée – Dieu sait que je ne suis pas un écolo, mais je me mets à leur place sur ce coup-ci... L'auteur paraît bien optimiste lorsqu'il évoque l'économie circulaire, sans mentionner en parallèle, ce qui serait plus honnête, les limites actuelles du recyclage des matières premières indispensables à cette révolution – "La Quatrième Révolution Industrielle", en particulier, ne répond pas à la question du caractère fini des matières premières: Philippe Bihouix estime par exemple dans "L'Age des Low-Tech" que les réserves en métaux rares n'iront pas au-delà de deux ou trois générations, et à quel prix! Cela, sans oublier la question géopolitique – là, on pense à Guillaume Pitron et à "La guerre des métaux rares": c'est un peu facile de dire que toute l'humanité doit tirer à la même corde pour que la Quatrième Révolution Industrielle déploie pleinement ses effets supposés positifs. Or, avec le monde multipolaire qui advient, pétri de puissances qui se regardent plus ou moins en chiens de faïence, ça va être chaud.
Enfin, jamais l'auteur ne se pose la question des personnes qui, pour des raisons diverses et variées, n'en ont rien à faire et s'en passent très bien: individus occidentaux technocritiques et décroissantistes, mais aussi populations qui ont toujours vécu sans cette quatrième révolution (certaines n'ont même pas vécu les trois premières et s'en portent aussi bien que possible) et ne voient pas pourquoi on la leur imposerait tout d'un coup. Tout le monde n'a pas envie d'avoir un ordinateur portable greffé dans ses vêtements ou de profiter des bienfaits du télétravail à l'écran – à commencer par les invités World Economic Forum eux-mêmes, qui aiment prendre l'avion pour se voir en présentiel. Force est de constater, en fermant le livre, que l'auteur n'a rien à proposer de ce côté-là, pas même le retour aux cabines téléphoniques (pourtant un bel exemple d'économie fondée sur le partage, mais l'auteur préfère parler ici de trafic individuel motorisé, si possible autonome...) pour ceux, dont je suis, qui refusent le téléphone portable.
On l'a compris, si rapide qu'il soit, "La Quatrième Révolution Industrielle" n'est pas exempt d'étonnantes lacunes sur lesquelles le lecteur peut réfléchir, ni de contradictions intrinsèques si l'on réfléchit un peu à ce qui y figure. Cela, sans oublier que ce livre manque singulièrement de réponses respectueuses à celles et ceux qui, pour une raison ou pour une autre, choisissent, radicalement ou au cas par cas, une autre voie que celle du numérique pour tous. On pourrait y voir un message en creux: à chacun d'inventer sa vie, numérisée ou non. Mais la conclusion de l'auteur ne va pas dans ce sens: elle est celle d'un maître à penser ès prospectives, convaincu et désireux de convaincre qu'il n'y aura pas de salut en dehors de la Quatrième Révolution Industrielle – d'ailleurs régulièrement écrite avec des majuscules au fil de l'ouvrage.
Klaus Schwab, La Quatrième Révolution Industrielle, Paris, Dunod, 2017, traduit de l'anglais par Jean-Louis Clauzier et Laurence Coutrot, préface de Maurice Lévy.
Le site des éditions Dunod, celui du World Economic Forum.
"analyses plutôt favorables des modèles de type Uber y compris pour les chauffeurs" Favorable pour le libéralisme et ceux à qui il profitte, terrible décroît social pour les concernés... Le sujet est intéressant mais le texte a l'air très orienté. D'ailleurs, j'aime beaucoup la manière dont tu le remets en perspective.
RépondreSupprimerBonjour Audrey, merci pour ton message! En effet, pour devenir riche avec Uber, il faut être le patron d'Uber - le livre évoque du reste la stagnation (voire le recul) de la valeur travail, opposée à l'appréciation du capital. Mais il n'apporte guère de solution... Ce fut une lecture intéressante et d'actualité.
SupprimerBonne fin de semaine à toi!
Oh punaise, bravo, je serais incapable de lire ça, je pense.
RépondreSupprimerBonjour Violette, merci de ton message! C'est un essai assez accessible, qui touche à des éléments de la révolution numérique qui sont déjà là. A essayer, avec un regard critique!
SupprimerJe te souhaite un bon week-end!