Guy Debord – Il est permis de sortir quelque peu déconcerté du livre phare du philosophe français Guy Debord "La Société du spectacle". L'auteur y développe une vision du monde toute personnelle, le lecteur comprend qu'il y a quelque chose de vrai, de certain. Mais comment un ouvrage finalement parfois tortueux, pas évident d'accès, descriptif plus que séditieux même si son esprit est révolutionnaire, a-t-il pu connaître une telle audience?
D'emblée, en particulier, le lecteur va se demander ce qu'est, en définitive, le "spectacle", terme qui, de page en page, va revenir souvent, soit tel quel, soit sous forme d'adjectif. De séquence en séquence, l'auteur l'évoque, mais l'écriture, guère pédagogique, ne permet guère de s'approprier le concept. Pour un lecteur peu philosophe, il faudra bien tout le livre pour s'en faire une idée, à force de réflexion personnelle.
On admettra que le "spectacle" est une manière organisée, par en haut, de mise à distance de l'humain face au réel, visant à lui substituer un ersatz mercantile aliénant, organisé et standardisé à la double fin de l'empêcher d'agir, par des leurres, et de servir une caste de puissants, bien dotés politiquement ou économiquement, cette dernière caste jouant un rôle de contrôle à ambition totalitaire: il sera ainsi question de gestion et de conception du temps imposée, et aussi de substitution de l'être par l'avoir.
Le lecteur retient ainsi, au fil de séquences parfois plus claires parce qu'enrichies d'exemples (tourisme, urbanisme, automobile reine), que chaque personne est tentée de jouer le jeu du spectacle, au travers de quelque chose qui pourrait être la recherche de "distinction" bourdieusienne. Essentiellement critique d'un matérialisme qui rend vulgaires les choses les plus désirables dès lors qu'elles sont achetées en masses, l'auteur ne va cependant pas jusqu'à l'idée de "croyance de luxe", théorisée après lui par l'écrivain Rob Henderson (1990- ).
L'auteur passe aussi par une assez longue phase d'analyse des avatars du marxisme, qu'il n'épargne guère dans la mesure où y voit, tout autant que dans la société capitaliste qui prévaut aujourd'hui, une manière d'organiser le spectacle, évolutive au gré de ses pontes: on retiendra Lénine et Staline bien sûr, mais aussi Marx lui-même.
Dans sa démarche, l'auteur ne cite guère de pays expressément, si ce n'est la Russie (un mot qu'il utilise pour désigner l'URSS également, pour exemplifier une vision historique précise), suggérant que son point de vue est universel. Il n'est cependant pas évident d'essayer d'appliquer le modèle de manière indiscutable à tout ce qui se passe dans le monde, vu son caractère peu évident à appréhender de façon indiscutable.
Certains questionnements sous-jacents persistent cependant: l'organisation du spectacle est-elle un fait purement organiquement, naturel, ou résulte-t-elle d'un complot entre puissants? Vivons-nous dès lors dans un monde de leurres, et les écrans sont-ils aujourd'hui, omniprésents, l'avatar ultime et parfait du "spectacle"? Guy Debord (1931-1994) n'est plus là pour répondre, mais gageons qu'il aurait eu beaucoup à dire de nos années 2024, post-covidiennes en particulier, trente ans après son suicide.
Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Buchet-Chastel, 1967/Paris, Gallimard, 1992/Paris, Folio, 2007.
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