René-Victor Pilhes – Troublant ouvrage, gênant même, que "L'hitlérien"! Centré sur le village ariégeois fictif de Tonombres, ce roman de René-Victor Pilhes (1934-2021) a suscité un soupçon de scandale à sa parution en 1988. Qu'on en juge: l'antisémitisme sous toutes ses formes et inspirations constitue son fondement. En plaçant face à Urbain Gorenfan, le narrateur et personnage récurrent de l'écrivain, un hitlérien convaincu nommé Nomen (il n'a pas de vrai nom, contrairement aux autres personnages, ce qui le situe d'emblée à part), l'auteur interpelle sa bonne conscience de socialiste rangé des voitures et voué à l'écriture.
Cette bonne conscience a déjà été ébranlée par l'écriture et la publication par Urbain Gorenfan de Convulsions, un ouvrage qui, dans le contexte du livre, a fait quelque scandale en clivant les personnes de confession juive en France. Il y est question de sionisme et d'antisionisme, et c'est là qu'arrive ce que le romancier, à travers son personnage, nomme la "loi de Lévy", nommée d'après le philosophe Bernard-Henri Lévy: "L'antisémitisme de demain, s'il doit vraiment revenir, sera antisioniste ou ne sera pas." Et du côté d'Urbain Gorenfan, c'est une obsession qui naît, et c'est sa mère qui doit la lui révéler.
Si convaincu qu'il ait pu être, l'antifasciste et antiraciste Urbain Gorenfan commence-t-il à avoir des doutes face à ses propres convictions à l'heure où il vieillit, où son envie de débattre s'est émoussée, où la réflexion elle-même a fragilisé les convictions? Recyclé quant à lui dans quelque chose qui ressemble à la Nouvelle Droite, Nomen fait figure de nostalgique décomplexé du nazisme, mais aussi de tentateur, fonctionnant à un moment paroxystique du récit comme le diable tentant le Christ au désert, le sourire narquois en plus: Nomen se montre bon convive, tout de blanc vêtu, et va jusqu'à faire à Urbain Gorenfan le cadeau d'un exemplaire de "Mein Kampf", objet jugé absolument toxique par ses proches à Tonombres. Mais Gorenfan le garde un temps, ne serait-ce que pour voir...
Le côté didactique de la narration, exposant parfois les arguments des uns et des autres sous la forme d'escarmouches verbales ou de longs développements (surtout pour un roman aussi bref), peut apparaître pesant au lecteur. Ce jeu d'arguments est également porté par la compagne de Nomen, Dol de Reigne, critique musicale aigrie et "rasoir" qui véhicule la voix d'un antisémitisme mondain. Enfin, cette narration se revêt d'ambiances musicales crépusculaires dès lors qu'il est question de Gustav Mahler, joué à l'occasion d'un festival au village: l'auteur, manifestement fin connaisseur de ce compositeur, le cite abondamment, faisant renaître des réminiscences moqueuses ou désespérées chez le lecteur mélomane.
Et la légèreté, alors? Certes, l'écrivain brosse au fil des pages le tableau assez complet des formes d'antisémitisme qui se côtoient en France, et aussi sans doute ailleurs en Europe. Il a aussi l'audace d'évoquer l'angle mort de l'antisémitisme de gauche, pendant d'un certain propalestinisme. A ce titre, "L'hitlérien" résonne avec une acuité toute particulière ces temps-ci, alors que le conflit fait rage entre Israël et Gaza. Pour la légèreté, il reste le pittoresque du pays que l'écrivain décrit, avec ce village de Tonombres dominé par le Loum, une montagne méphitique à la forme phallique décrit de manière gourmande et lascive (et qui ne s'est pas surpris, soudain coupable à son tour, à se demander si cette montagne a l'air circoncise?). Et l'ambiance villageoise, faite de bals et de concerts, mais aussi de relations de bon voisinage pétries de bons repas et de bon vin.
René-Victor Pilhes, L'hitlérien, Paris, Albin Michel, 1988/Le Livre de Poche, 1990.
Le blog (interrompu en 2016) de René-Victor Pilhes; le site des éditions Albin Michel, celui du Livre de Poche.
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