jeudi 22 février 2024

De Montparnasse à Saint-Sébastien, la bohème en roue libre

Ernest Hemingway – De Montparnasse à Saint-Sébastien, est-il possible que la vie soit une interminable fête? En mettant en scène une bande d'amis, l'écrivain américain Ernest Hemingway relate dans "Le soleil se lève aussi" quelques pages de la vie d'une bohème contemporaine composée d'écrivains plutôt à l'aise financièrement, suffisamment en tout cas pour vivre à cent à l'heure les Années folles pendant lesquelles ils évoluent. 

Et les interactions entre personnages vont jouer un rôle fort dans un roman pensé comme une confrontation constante entre les âmes. En particulier, le lecteur comprend l'impression ambivalente que Robert Cohn, un juif, exerce sur ses semblables. Eux-mêmes s'entendent plus ou moins bien, et l'alcool exacerbe tensions et penchants. Pour corser l'ensemble, il y a une femme dans le groupe, Brett, qui se distingue par sa descente et ses penchants amoureux. Quant au narrateur, Jake, une blessure de guerre l'a rendu stérile – ce qui donne au lien quasi privilégié entre Jake et Brett les airs d'un amour impossible.

Les caractères qui se frottent au sein d'une bande d'amis résonnent, en deuxième partie de ce roman avec la narration au plus près de scènes de tauromachie, vues et vécues lors des fêtes de Saint-Sébastien, célèbres aujourd'hui encore. Face à l'autre, après tout, l'humain est souvent seul, comme peut l'être le torero face au taureau auquel il devra faire un sort en un quart d'heure.

L'auteur se révèle admirable par son sens de l'observation dans "Le soleil se lève aussi". Son regard est celui du reporter, toujours au plus près, notamment lorsqu'il évoque les corridas. Mêlant langage technique et valse des points de vue narratifs, il parvient à glisser son lecteur dans l'étroit habit de lumière (l'un des personnage suggère qu'il faut un chausse-pied pour l'enfiler...) des toreros. Et bien entendu, Romero, le très jeune torero de "Le soleil se lève aussi", a son rôle à jouer dans ce roman. Face à Brett, alias Lady Ashley, il va bien au-delà d'une simple figuration.

Cette acuité du regard de l'écrivain, cette volonté constante d'être au plus près de son sujet fait un contraste curieux mais assumé avec l'état d'esprit constamment distancié des personnages qu'il met en scène. Cette prise de distance, on l'a vu, est due à la consommation constante d'alcool. Mais qu'a-t-elle à nous dire? L'auteur nous montre un peuple d'écrivains face à ses contradictions, désireux de raconter des histoires sans se colleter avec le réel (comme le torero qui doit tuer la bête), jouissant d'une vie aisée, et finalement plus intéressé par ses délires d'ivresse que par le réel, si terrible qu'il soit – on le comprend au plus tard lorsque l'auteur évoque la mort accidentelle d'un amateur de férias, encorné par un taureau au milieu de la foule en délire.

Et Montparnasse, alors? "Le soleil se lève aussi" donne surtout envie d'y revenir. L'auteur y révèle d'emblée un talent pour les dialogues rapides, nourris et ciselés dans lesquels on ne se perd jamais, alors qu'ils ont l'ambition constante de retracer ces conversations de bistrot où tout le monde parle en même temps, désireux d'imposer sa parole ou de glisser sa vanne. Les répliques se caractérisent par les façons de parler des uns et des autres, et peuvent se répéter. Pénible? À peine. Et que voulez-vous: le lecteur est en présence d'artistes en roue libre, constamment ivres et avides de paris ou de rodomontades. Quant à la géographie des établissements parisiens, elle n'a guère changé: le Select, la Rotonde, le Dôme, la Closerie des Lilas et la Coupole, brasseries légendaires mentionnées dans l'ouvrage, sont toujours là.

Se colleter avec le réel comme le torero apprivoise le taureau ou comme le boxeur fait face à son adversaire: rude mission! C'est celle que l'auteur de "Le soleil se lève aussi" s'est fixée. Au plus profond, il donne ainsi à voir les dynamiques d'une bande d'amis, révélatrices des tensions et des passions humaines dans toute leur force. 

Ernest Hemingway, Le soleil se lève aussi, Paris, Gallimard, 1933/première édition en 1926. Traduit de l'anglais par Maurice Edgar Coindreau. Préface de Jean Prévost.

Le site des éditions Gallimard.

3 commentaires:

  1. Hemingway, j'ai essayé, au moins deux fois avec "les neiges du Kilimandjaro" et "l'adieu aux armes". Je trouve son écriture froide, sans empathie. Avec des personnages qui passent leur temps à boire... Ou alors se sont des histoires de chasse, de pêche ou encore de corrida, des thèmes qui ne me passionnent pas ! J'ai encore "le vieil homme et la mer" quelque part dans ma pal. Je tenterai peut-être un jour !

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  2. Oups, j'ai oublié de me connecter ! Désolée, je ne voulais pas laisser un commentaire "anonyme". Lien ajouté, merci de cette nouvelle participation.

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    1. Bonjour Nathalie, pas de souci! En effet, ça parle beaucoup d'alcool, de pêche et de corrida... J'ai lu "Le vieil homme et la mer" il y a longtemps, il faudrait que j'y revienne un jour.
      Encore merci pour le défi! Il y aura d'autres participations de ma part...

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