Guillaume Delbos – Vie et mort d'une relation exacerbée, vécue en ligne entre un homme et une femme... Sur fond de covid-19 qui complique les rencontres et les sorties, "Nos emprises" relate l'histoire d'une relation toxique vécue exclusivement en ligne, du point de vue de l'homme: alter ego peut-être de Guillaume Delbos, auteur de ce roman, Victor Delbauché évoque une relation au goût de drogue dure, avec ses (très) hauts et ses (très) bas. Et c'est l'électrocardiogramme qui donne le rythme, sous forme de titres de chapitres: c'est le cœur qui bat sa mesure, au fil des pages.
Qui est Victor Delbauché? Voici un gaillard qui profite des terrasses de Paris enfin rouvertes après une période de confinement. Il ouvre le journal, lit un article sur un fait divers, s'émeut parce qu'il résonne en lui. Victor Delbauché, c'est aussi un quadragénaire qui a découvert les sortilèges de la vie en ligne après avoir vécu toute sa jeunesse sans Internet. Homme de plume, il se retrouve en présence virtuelle de Léopoldine, artiste avec laquelle il se verrait bien monter un projet artistique. Bien vite, les conversations prennent un tour personnel, puis dérapent...
Résultat: le lecteur est placé dans une position de semi-voyeur, l'auteur divulguant les échanges privés et publics (en ligne) entre le narrateur et Léopoldine – ainsi se manifeste l'effacement des frontières entre intimité et vie publique proposée voire imposée par Internet et les réseaux sociaux. Et là, force est de relever que le narrateur hypermnésique de "Nos emprises" gâte le lecteur: tantôt graveleux, tantôt fin, c'est un festival flamboyant de jeux de mots qui s'offre. Parfois, on se dit même que San-Antonio, grand jongleur du verbe à la mode gauloise devant l'Eternel, peut bien aller se rhabiller...
Cela étant, "Nos emprises" repose aussi sur les élans de la psychologie de chacune et chacun. Il est permis de penser que c'est Léopoldine qui manipule Victor en lui faisant croire à une certaine exclusivité (un classique de l'emprise, dans des contextes autres qu'amoureux) et en maniant le compliment pour l'encourager à continuer et à surenchérir. Quel intérêt concret, pour Léopoldine? Aucun: le lecteur ne peut que considérer que c'est un mode de fonctionnement de ce personnage, dû à son caractère ou à son vécu. Mais Victor finit par comprendre qu'il y a mensonge chez Léopoldine. Schizophrénie, dédoublement de la personnalité de "Léopoldingue", prise de contrôle par un tiers? Le doute subsiste.
Reste que Victor, quant à lui, est aussi prisonnier de ses propres fonctionnements psychologiques délétères. En évoquant à plusieurs reprises son "syndrome du sauveur", il s'inscrit dans la logique du triangle de Karpman. Du coup, Léopoldine, positionnée en victime (divorce difficile, puis compagne d'un dominateur dans une relation sadomasochiste, victime enfin de l'addiction aux réseaux sociaux et à leur tyrannie positionnés comme bourreaux), ne pouvait que résonner avec Victor, pour le meilleur et pour le pire. Et il n'y a même pas besoin de se rencontrer pour vivre tout cela: les dialogues, jeux de bannissement et de "likes" sur les réseaux sociaux suffisent.
A la fois fin et outrancier, "Nos emprises" est un roman psychologique fort et bien mené, qui développe avec précision les méandres d'une relation entièrement vécue en ligne par deux personnages souffrant de la distanciation sociale imposée par les mesures de lutte contre le covid-19 et qui se montent la tête et se font des films, chacun à sa manière. Son écriture recourt aux mots d'aujourd'hui, et l'auteur en fait un lexique en fin de roman. Si ce lexique peut paraître dispensable aux lecteurs d'aujourd'hui, en tout ou en partie, il sera probablement utile aux lecteurs de demain, qui y trouveront les mots que les humains d'aujourd'hui posent sur leurs obsessions.
Guillaume Delbos, Nos emprises, Montreux, Romann, 2023.
Le site des éditions Romann.
Lu par Francis Richard.
Si tu me parles de festival de jeux de mots, je ne peux qu'être tentée a fortiori si l'histoire se parte d'une dimension psychologique forte !
RépondreSupprimerBonjour Audrey! En effet, c'est un festival, même si c'est parfois un peu olé olé...
SupprimerMerci d'être passée, bonne semaine à toi!