Thierry Girandon – Elles sont nombreuses, les nouvelles qui composent "Le petit Sauvagneux", recueil signé Thierry Girandon. Leurs titres sont les noms de lieux-dits du Forez et suggèrent un ancrage local profond. Et à travers le personnage de Jean, l'auteur dessine avec acuité et poésie quelques moments d'une enfance vécue dans les années 70 et 80 du vingtième siècle.
Et ça va secouer! En effet, l'auteur ne se contente pas de raconter des moments mignons du passé, dans un souci de nostalgie rassurante. Partant sans doute de son vécu, il a compris que l'enfance est ce moment où le bien et le mal ne sont pas encore clairs pour la personne, pas plus que le vrai et le faux. Adoptant une écriture distancée à la troisième personne, il raconte. Et c'est tout.
Et c'est quand il ose l'image qu'il fait le plus mal: là où l'adulte voit le mal, l'enfant voit juste l'action. Jean se laisse ainsi entraîner par Gilles, un aîné particulièrement dégourdi, à découvrir ce qu'il y a sous les jupes des filles, mais aussi à tuer des chats ou à réitérer des rituels nazis (le salut fasciste, ça claque dans la cour de récré!) sans en capter le caractère choquant.
De cette manière, l'écrivain place entre les mains du lecteur la question presque taboue de l'innocence de l'enfance, en mode "je pose ça là". Innocent, l'est-on vraiment lorsque l'on jette par jeu une collègue d'école au feu, qu'on tue des fourmis pour le plaisir? Et plus largement, ce sont les comportements de tout un chacun qu'il interpelle: qui n'a jamais fait de mal, dans son enfance et en se sentant innocent, à un animal familier, voire à un humain?
L'utilisation des toponymes du Forez comme titres de chapitres suggère un ancrage local du côté de Saint-Etienne, mais force est de relever que "Le petit Sauvagneux" pourrait fonctionner, à peu de chose près, n'importe où ailleurs. Côté humain, on l'a vu, ce recueil fonctionne sur des ressentis universels – il convient d'ajouter que la question de la transmission intergénérationnelle est aussi évoquée au travers des jeux de cartes, présentés comme une compétence à la fois complexe et qu'il faut maîtriser. Ces jeux à la terminologie ésotérique sont présents partout en Europe si ce n'est dans le monde – et que l'auteur le sache: apprendre à jouer au yass, en Suisse, prend aussi les accents d'un rituel de passage.
Et côté décor, l'auteur renvoie constamment à des réalités universelles, qu'il fusionne dans un village qui ne dit même pas son nom: s'il a été imaginé dans le Forez, il peut se trouver partout. Partout, en effet, on trouvera le bonhomme handicapé par un pied bot qui fait peur à tout le monde et noie cette aura indésirable dans l'alcool; partout aussi, l'on trouvera cet enseignant qui tape sur les doigts des élèves désobéissants, de même que ces gamins qui cherchent à savoir quoi faire de leur quiquette ou de leur vulve. Cela, sans oublier enfin l'épicière près de ses sous, dont l'auteur dessine un portrait gratiné à base de verrues plurielles et mal placées – c'est là que s'exprime le génie de portraitiste de l'écrivain, capable de se mettre dans les chaussures d'un gamin, ou au plus tard d'un préado.
Combines de gosse, préfigurant les combines d'adultes dont les enfants eux-mêmes sont témoins (on pense à la poupée gonflable de tel idiot du village, ou alors aux revues qu'un père conserve, presque parfaitement cachées, ou encore aux jeux de guerre...): "Le petit Sauvagneux" dessine, à hauteur des yeux d'un enfant qui prend la vie comme il la voit, l'humanité en roue libre d'une certaine France, vivant loin même des villes moyennes, plus ou moins épargnée par les assauts de la modernité, tranquille avec ses parts d'ombre et de lumière. Et interpelle le lecteur adulte sur ce qu'il a vu, vécu, ressenti naguère, voire à y revenir.
Thierry Girandon, Le petit Sauvagneux, Lyon, Utopia Editions, 2019.
Le site d'Utopia Culture.
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