jeudi 18 août 2022

Pierre Corneille, plume de Molière? Eve de Castro rouvre le dossier

Eve de Castro – Molière aurait eu quatre cents ans cette année. Voilà qui vaut bien un roman! L'écrivaine Eve de Castro s'est plongée pour l'occasion dans la vie du comédien, fondateur de l'Illustre Théâtre, et de son entourage. Cela donne "L'autre Molière", un saisissant roman polyphonique qui offre la possibilité de voir l'auteur du "Misanthrope" sous un jour inhabituel.

Solidement informé et éclairé à sa manière, "L'autre Molière" reprend, en lui donnant un tour vraisemblable, une hypothèse récurrente de l'histoire littéraire française: Jean-Baptiste Poquelin, dit Molière, ne serait pas l'auteur des pièces de théâtre qu'on lui attribue, celles-ci étant en réalité, peu ou prou, de la plume de Pierre Corneille. Ce faisant, l'auteure ajoute sa contribution à une idée qui a eu ses adeptes par le passé, Pierre Louÿs en tête, et qui refait régulièrement surface – on pense à Denis Boissier et à son essai "L'Affaire Molière" (2004).

Citant dans ses remerciements l'avocat et auteur belge Hippolyte Wouters, auteur de la pièce de théâtre "Le destin de Pierre" (que j'ai vue avec délectation à Bruxelles en 1997), elle s'inscrit dans la tradition d'une hypothèse non conformiste. Cette hypothèse a certes été réfutée par cette quasi-religion qu'on appelle aujourd'hui la science. Mais la littérature n'en a que faire, tant elle excelle à explorer les vérités alternatives et les zones d'ombre de l'Histoire – et à en dire: "et si c'était vrai quand même?".

Polyphonique? Le lecteur va goûter à coup sûr l'écriture aux accents dix-septiémistes de "L'autre Molière", une écriture qui retranscrit la parole des personnages de leur temps, transformés en purs esprits qui, de leur paradis, observent notre monde – celui entre autres où sévit un virus (ce qui résonne avec le thème très moliéresque des médecins, et aussi avec la maladie pulmonaire qui a eu raison de Molière). Le lecteur entendra ainsi tour à tour Corneille (dit Pierre - et son frère Thomas hante aussi ces pages), Molière (dit l'Intouchable), Madeleine et Armande Béjart (dites l'Accoucheuse et la Désirée), Michel Baron (dit Le Petit)... 

C'est là que les voix s'entrecroisent pour dessiner un univers pétri de secrets d'écriture, bien gardé pour que les affaires continuent et que les amours tiennent le choc. Ainsi, c'est le cœur autant que la raison qui pousse Corneille à passer à Molière des comédies qu'il ne peut représenter lui-même parce qu'elles sont trop éloignées de ce que l'on attend de lui: Armande Béjart devient "la Désirée", Molière apparaît bisexuel hilare. C'est donc tout un monde d'attirances et de rejets, raisonnables ou passionnés, que l'écrivaine compose avec justesse, dans le contexte d'une époque où il faut vivre vite parce qu'on meurt vite, de maladie ou par la volonté arbitraire d'un puissant – on pense aux scènes de décapitation que l'auteure relate, par la voix d'un de ses personnages qui a vécu sous Louis XIII.

L'écrivaine retrace ainsi toute la vie de Molière, patron d'une troupe de théâtre, en posant comme réelle l'hypothèse, à tout le moins, d'une consanguinité littéraire entre Corneille et Molière – l'auteure suggérant, dans son roman, que les jeux de masques et de prête-noms étaient usuels durant le Grand Siècle. Pour étayer ce propos, l'auteure met en scène un Pierre Corneille prompt à dénigrer les qualités de versificateur de Molière. Un autre personnage se demande quant à lui quand Molière, patron d'une troupe de théâtre, peut bien trouver le temps d'écrire, a fortiori à une cadence infernale (trois semaines, deux semaines pour une pièce, le roi l'a dit...). Cela, tout en montrant un Corneille qui se ruine en bougies pour versifier jusqu'au bout de la nuit.

C'est la mort de Molière qui ouvre le roman "L'autre Molière", mort signe d'une fin mais aussi d'une ouverture vers quelque chose d'autre – la création de la Comédie Française, toujours active comme on le sait, sur les bases des troupes de théâtre parisiennes de ce temps, par exemple. Faisant parler aujourd'hui les fantômes des génies hommes comme femmes d'hier, l'écrivaine rappelle que nous, humains vivant quelque part dans le monde en 2022, sommes leurs héritiers. Et développe une idée qui roule et rebondit, déjà féconde de plus d'une fiction.

Eve de Castro, L'autre Molière, Paris, L'Iconoclaste, 2022.

Le site des éditions L'Iconoclaste.

2 commentaires:

  1. Bah, il y a bien eu la BD (série Blake et Mortimer "post-Jacob") titrée "Le testament de William S., aussi...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Bonjour Ta d loi du ciné, merci de ton passage par ici! En effet, il y a aussi des légendes qui suggèrent que Shakespeare n'est pas vraiment l'auteur des pièces qu'on lui attribue. Cela dit, je ne connaissais pas cette bande dessinée, n'étant guère lecteur de "Blake et Mortimer". Je prends note: une intrigue littéraire n'est jamais pour me déplaire.
      Amicales salutations à toi et à Dasola!

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