Carole Fives – Voici l'histoire d'une mère vivant en solo une relation prenante avec son fils d'environ deux ans. Le père est absent, à telle enseigne qu'il n'est même pas nommé – ni la mère d'ailleurs, ce qui en fait un archétype. Cette mère essaie d'exister autrement que comme mère, de respirer, volant des quarts d'heure de promenade à Lyon lorsqu'enfin, l'enfant s'est endormi. Pourtant, ces escapades ne sont pas cœur de "Tenir jusqu'à l'aube". Avec ce roman écrit au plus juste, rédigé de manière distancée à la troisième personne, l'écrivaine Carole Fives relate toute la difficulté qu'il y a à tenir un rôle de mère célibataire aujourd'hui en France – et sans doute ailleurs.
Mère, c'est avant tout l'invention d'une relation avec l'enfant. L'auteure la saisit à ce moment critique de la vie d'un enfant où celui-ci se révolte parce qu'il découvre que le monde ne tourne pas autour de lui et qu'il n'est pas le roi. La mère, quant à elle, paraît faire beaucoup pour l'enfant et exiger peu, acceptant de rester "à côté, à côté", subordonnée, de lui raconter une histoire de plus, de ranger ses affaires pendant qu'il dort. Cela, tout en cherchant désespérément, quand l'enfant lui en laisse le temps, des mandats dans le domaine de l'édition, susceptibles de payer quelques factures.
L'auteure s'abstient de la juger – et, habilement, elle laisse ses personnages le faire à sa place. C'est ainsi que "Tenir jusqu'à l'aube" révèle peu à peu son véritable fil rouge: celui de la description, froide et sans fard, de la condition de maman solo en ce début de vingt et unième siècle. L'égalité hommes-femmes? Il y a quelques lacunes de ce côté-là, certes, au niveau institutionnel et humain. Mais au travers des échanges aux accents terribles sur un forum où se retrouvent des mamans solos, l'auteure indique que c'est entre elles que les mères sont les plus impitoyables: pas question d'avouer ses faiblesses, ses coups de mou, ses envies de meurtre, tant il est vrai qu'aujourd'hui plus que jamais, un enfant est désiré. Quitte à ce qu'il soit roi.
Bien entendu, les pères en prennent aussi pour leur grade, qu'ils soient absents, qu'ils aient été chassés, qu'ils soient là sans vraiment l'être – l'auteure prend soin d'évoquer toutes ces nuances, sans oublier, de façon un peu plus optimiste, la possibilité de reconstruire une famille. Pour celle dont il est question dans "Tenir jusqu'à l'aube", cela pourrait passer, mais ce n'est pas évident, par le grand-père de l'enfant. Ou par une très hypothétique rencontre favorisée par une petite annonce.
Enfin, si son roman est court et se décline en chapitres brefs, l'auteure y donne toute la mesure de la charge mentale, en créant un personnage de mère particulièrement précaire et vulnérable aux yeux d'une société constamment suspicieuse: tel médecin la prend de très haut, l'administration ne sort pas de ses petites fiches face à une détresse à bruit constant, la banque exige son dû tout comme les rares mandants qui lui confient un peu de travail. Cela, sans oublier les allers et retours à la crèche (à l'autre bout de Lyon, comme par hasard), et tant d'autres choses. Quant à la charge mentale, l'auteure l'illustre en détaillant un à un, à plus d'une reprise, tous les gestes qu'une mère peut faire pour son fils. Cela n'a l'air de rien, mais ça finit par la bouffer tout entière.
Brisant l'idée mythique d'une maternité faite d'un bonheur sans mélange, peut-être soutenue à grands coups d'autosuggestion, la romancière évoque ainsi dans "Tenir jusqu'à l'aube" ce que la condition de mère peut aujourd'hui comprendre de luttes et de désenchantements, entre un entourage défaillant et la forte injonction sociale de perfection qui pèse sur les mères, fussent-elles solo. La lutte, à mort peut-être, en vaut-elle la peine? Cette question, c'est au travers du texte "La Chèvre de Monsieur Seguin" qu'elle se pose, par image. Et c'est là que les moments volés à la nuit de sommeil prennent leur sens: pour la mère comme pour la chèvre, elles ont le goût enivrant et galvanisant de la liberté. De quoi tenir le coup, au moins jusqu'à l'aube.
Carole Fives, Tenir jusqu'à l'aube, Paris, L'Arbalète Gallimard, 2018.
Le site de Carole Fives.
Lu par Agnès Karinthi, Alex, Alexandra Koszelyk, Amandine Glévarec, Antigone, Au fil des livres, Carobookine, Cathulu, Clem, Dal Eg, Délivrer des livres, Edyta, Eva, Evlyne, Françoise Cahen, Henri-Charles Dahlem, Jean-Paul Degache, Joëlle, Killing 79, Karine Fléjo, Krol Franca, La nana se livre, Lecturissime, Le marque-pages, Lily, Loup Bouquin, Manou, Marie, Mathilde Ciulla, Mes échappées livresques, Mes p'tits lus, Micmelo, Mimi Pinson, Murielle, Nadège, Nath, Nath, Nina, NoID, Sans connivence, Sarah Cara, Shangols, Stephalivres, Titine75, Une femme et des livres, Violaine, Virginie, Virginie Vertigo.
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