Romain Slocombe – Pour faire revivre densément une époque, rien ne vaut la personnalisation au travers de personnages bien construits. C'est ce qu'a bien compris l'écrivain Romain Slocombe, auteur du dense et magnifique roman "La Débâcle". Le lecteur se trouve dès lors embarqué sur la trace d'hommes et de femmes au profil bien travaillé, tous jetés sur les routes de France entre le 10 et le 17 juin 1940 – le discours radiodiffusé du maréchal Pétain constituant le point d'orgue de ce roman.
On les voit divers, ces personnages: une famille de grands bourgeois actifs dans le cinéma, un photographe à la mode, un avocat prêt à toutes les compromissions avec l'Allemagne nazie, hériter des idées qui sont dans l'air à son époque. L'auteur précise chacune et chacun: chez les Perret, le lecteur aura une tendresse particulière pour la fille adolescente du couple, qui va devenir femme pendant la semaine que l'auteur décrit. Et chez l'avocat, il appréciera son épouse Marie-Louise, émancipée d'un clan solognot aux mœurs perverses, malheureuse en amour, paumée sur les routes.
Il sourira aussi face aux réflexions techniques de Bernard, son frère, qui font penser à la technicité des bandes dessinées d'antan – on imagine qu'il en est friand. Et surtout, le lecteur sera dégoûté face à la mère Perret, plus prompte à pleurer son p'tit chien Zig que sa bonne, Simone Pin. Soit dit en passant, il est évident d'être dégoûté par le personnage de Mme Perret. Mais voilà: n'est-il pas aujourd'hui encore des personnes, antispécistes ou non, qui sauveraient plus volontiers un chien qu'un humain de la noyade?
En évoquant la guerre, et la fin de la bataille de France plus précisément, l'écrivain s'installe sur un terrain propice à l'expression de ce que l'humanité peut avoir de pire comme de meilleur. En juin 1940, la solidarité s'exprime ainsi par exemple par une bouteille de vin de prix offerte à un réfugié de passage: "c'est toujours ça que les Allemands n'auront pas!", dit plus d'un personnage. L'auteur sait aussi dessiner les moments où des évacués se rencontrent et, soudain, se trouvent une fraternité face à l'adversité. On pense à la lumineuse description de ces veillées de partage dans une cour de ferme. Enfin, bien entendu, il illustre l'engagement d'une armée française qu'on somme de se replier et ne songe qu'à défendre sincèrement le pays, au nom du principe de liberté inscrit au fronton des mairies et des écoles.
Mais le pire de l'humanité marque également "La Débâcle", et l'auteur ne fait aucune concession en la matière: la guerre a ses profiteurs. On pense aux informations contradictoires qui parviennent aux fuyards qui encombrent les routes de France, propices aux théories du complot, éventuellement mystiques. On songe aussi à ce garagiste techniquement très au point (ça en devient presque cocasse), capable de poser mille hypothèses de diagnostic et surtout de libeller une facture surfaite pour réparer (mal) la moto du photographe, qui a embarqué la femme de l'avocat compromis.
Enfin, la fraternité, élément clé de la devise française, est mise à l'épreuve des différences, apparentes ou non. Comment vivre quand on porte un nom à consonance allemande? Cela peut suffire à se faire tuer au fin fond de la Sologne. Et qu'en est-il des unités constituées d'Africains? Celles-ci sont décrites à l'auteur, qui leur rend hommage, interroge le regard du Français sur eux en conservant une saine distance (oui, une jeune fille peut voir en un médecin noir le tirailleur sénégalais du "Y a bon Banania" et lui être infiniment reconnaissante d'avoir pris soin d'elle), et montre par contraste des éléments de troupes nazies qui les exécuteront sans états d'âme, tout en jouant les parfaits gentlemans face à ceux qui, s'ils sont des latins, ont au moins l'avantage d'avoir la peau blanche – de quoi choquer le principe d'égalité cher à la France.
Ce réalisme des mentalités finement reconstruites résonne avec le contexte, mais aussi avec les événements historiques. Si les personnages moteurs du roman sont inventés (il est permis de trouver dans le photographe certains points communs avec l'écrivain, par exemple – on pense à l'ascendance juive et nord-africaine – et soit dit en passant, Lucien Schraut n'est pas le premier personnage de photographe que l'écrivain Romain Slocombe met en scène, souvenons-nous de "Un été japonais"...), le contexte dans lequel ils évoluent est recréé dans les moindres détails, jusqu'à l'anecdote. Gageons par exemple que le courrier du cœur que la fille Perret lit avec avidité dans "Marie-Claire" est repris d'une édition d'époque de ce vénérable magazine.
"La Débâcle" est traversée, enfin, par ces images de bouchons dangereux qui se forment sur les routes de France pendant la semaine qui précède la capitulation. Elle est traversée par une guerre des vérités, comme aujourd'hui à l'heure où le monde se prépare à une troisième guerre mondiale, avec en prime des ingrédients mystiques comme la prophétie de Sainte Odile. Les matelas fixés sur les toits des voitures des évacués et des réfugiés paraissent une image récurrente: on y voit une tentative dérisoire de se protéger contre ce qui vient d'en haut, qu'il s'agisse des foudres divines ou des bombes des Stukas.
Quant au lecteur, il découvrira dans "La Débâcle" un récit captivant, mais avec ce qu'il faut de retenue pour ne pas basculer dans l'esthétisme racoleur ou le misérabilisme. Mettant en scène ses personnages pour le pire et le meilleur, sans rien effacer de l'horreur, l'écrivain les laisse vivre et résonner, longtemps, dans l'esprit du lecteur. Et, en laissant quelques portes ouvertes, il se laisse la possibilité d'écrire une suite...
Romain Slocombe, La Débâcle, Paris, Robert Laffont, 2019.
Le site des éditions Robert Laffont.
Lu par Cyrille Cléran, Jean-Pierre Vialle, Livres For Fun, Mélanie Talcott, Miss Léo, O Grimoire, Selma, Stef Eleane, Velda.
Cela me fait penser au roman d'Irène Némirowski, "Suite française", qui est aussi très bon. Et il y a un roman de Zola, qui porte le même titre, mais qui n'évoque bien évidemment pas tout à fait le même épisode historique !
RépondreSupprimerJe n'y pensais plus, mais en effet, Émile Zola a aussi écrit une "Débâcle" - je ne l'ai pas lu, cependant. Et puisque tu parles de Zola, figure-toi que je suis justement en train de lire un livre d'un certain Zola, qui n'est pas Émile. Voilà qui est piquant!
SupprimerJe te souhaite une excellente journée!