jeudi 15 octobre 2020

Résonances de Jean Lorrain à Quentin Mouron

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Quentin Mouron – Parue à l'enseigne des éditions Olivier Morattel à Dole, la dernière publication de Quentin Mouron s'avère atypique. Elle inclut en effet une étude littéraire sur l'écrivain français Jean Lorrain (1855-1906), "Jean Lorrain ou l'impossible fuite du monde", et la réédition de "L'Âge de l'héroïne", un roman de Quentin Mouron lui-même. Force est cependant de constater, en lisant ce livre, que le rapprochement est pertinent. Même s'il est à double tranchant.

"Jean Lorrain ou l'impossible fuite du monde" est présenté comme un essai. Occupant les trois quarts de l'ouvrage, ce texte apparaît plutôt comme une étude, une monographie sérieuse et ambitieuse qui s'intéresse à Jean Lorrain, un écrivain oublié, inscrit dans la mouvance décadentiste et dont on se souvient surtout, aujourd'hui, qu'il s'est battu en duel avec Marcel Proust. 

L'auteur se livre avant tout à une mise en perspective: pour partir de ce qui est connu, il dessine une filiation (Baudelaire, Maxime Du Camp) et positionne Jean Lorrain par rapport à Joris-Karl Huysmans. Un rapprochement attendu, mais aussi une manière de distinguer l'un de l'autre: si Huysmans semble admettre la possibilité d'échapper au monde, par exemple en créant son propre monde comme le fait un Des Esseintes dans "A rebours", Jean Lorrain semble acter qu'une telle abstraction est impossible – pas même par la distanciation satirique, à laquelle Jean Lorrain renonce au fil de ses œuvres.

Selon cette étude, Jean Lorrain s'inscrit dans une littérature confrontée à la modernité née de la révolution industrielle, et se démarque du naturalisme. L'auteur met en évidence le rapport des personnages de Jean Lorrain à l'unique et à la série, allant jusqu'à suggérer que le besoin de se singulariser à la manière d'un Des Esseintes peut devenir une nouvelle manière d'être pareil aux autres. Cette étude met d'ailleurs en évidence le thème du masque, cher à Jean Lorrain. Qu'une personne soit masquée et elle se distinguera, mais si tout le monde se masque, tout le monde sera pareil. 

Quant à l'enfantement, il peut être vu comme une manière de produire des humains de manière industrielle – Schopenhauer et son mépris du vouloir-vivre sont passés par là, avant Nietzsche et sa pulsion de vie. D'où une réflexion sur les sexualités non reproductives chères à Jean Lorrain et aux décadents: alors qu'on valorise une hétérosexualité féconde, Jean Lorrain assume son homosexualité, d'une manière décomplexée à une époque qui la condamne. L'œuvre de l'écrivain, quant à elle, lorgne du côté de la nécrophilie aussi.

Nous ferons grâce à l'auteur de quelques coquilles, la plus curieuse étant une parenthèse indiquant "("broder quelques conneries sur la "fonction du monologue")" en page 81. La rigueur du propos fait de "Jean Lorrain ou l'impossible fuite du monde" une étude importante, approfondie, sur un écrivain passé au-dessous des radars et que, du coup, l'on a envie de redécouvrir. 

A ce titre, "L'Âge de l'héroïne", qui occupe le quart restant du tout dernier livre publié par les éditions Olivier Morattel, peut constituer une mise en appétit, tant on y retrouve les thèmes et questionnements littéraires chers à Jean Lorrain, entre autres sur le besoin de singularisation, au travers de livres à la rareté surjouée dont le caractère précieux s'estompe tant ils sont nombreux dans une librairie.

S'il commence par une improbable scène d'accouplement plus ou moins consenti entre un beau parleur et une libraire du côté de Berlin, ce roman prend rapidement les allures d'un western moderne, avec ses porte-flingues et sa prostituée qui taille des pipes en série – en notre temps, le sexe non reproductif est aussi devenu une industrie. Quant à la libraire, qui occupe le début et la fin du propos, est-elle vraiment libraire? "Vous avez la forme d'une libraire, Mademoiselle Schulz", dit un personnage, trébuchant peut-être sur un masque à la Jean Lorrain.

Quant au mot d'"héroïne" dans le titre, il renvoie certes à l'un ou l'autre personnage féminin, mais suggère aussi les drogues modernes, qui résonnent avec les paradis artificiels du dix-neuvième siècle qui traversent l'œuvre de Jean Lorrain (opium, et surtout éther). Faut-il dès lors voir "Jean Lorrain ou l'impossible fuite du monde" comme manière de préface à "L'Âge de l'héroïne"? En tout cas, force est de constater que Quentin Mouron, figure singulière des lettres romandes comme il y en a quelques-unes, a su installer, l'espace d'un roman, une résonance avec Jean Lorrain. Alors, Mouron, héritier ou épigone de Lorrain? Au lecteur d'en juger.

Quentin Mouron, Jean Lorrain ou l'impossible fuite hors du monde, suivi de L'Âge de l'héroïne, Dole, Olivier Morattel Editeur, 2020.

Le site de Quentin Mouron, celui des éditions Olivier Morattel.

Lu par Francis Richard, Jean-François Fournier.

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