samedi 23 mai 2020

Allusions littéraires en miroir autour d'une disparition

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Daniel Sangsue – "A la recherche de Karl Kleber" est le dernier roman de Daniel Sangsue, que les lecteurs ont connu en d'autres temps sous le nom d'Ernest Mignatte. Qui dit recherche dit disparition; et c'est à une quête littéraire, pour ne pas parler d'enquête, truffée de références astucieusement choisies, que l'auteur  jurassienne invite: où est passé le professeur Karl Kleber?


Si l'écrivain glisse quelques allusions à la réalité, par exemple en citant l'ancien secrétaire d'Etat suisse Charles Kleiber, cette réalité joue à cache-cache avec la fiction au fil des pages. On sourit à l'idée qu'il y ait une université à Morat ou à Thoune; si elles n'existent pas en vrai, elles sont bien présentes dans "A la recherche de Karl Kleber". En revanche, bien entendu, les références littéraires sont bien réelles. Dans l'anecdotique, il y a un certain Harry Quebert, entre autres. Fausse piste, l'intrigue le dit: il y a plus fondamental, et Quebert n'est pas Kleber. Allons donc plus loin.

Voici en effet un écrivain, Daniel Sangsue, qui joue la carte des pseudonymes pour construire son œuvre, à la manière d'un Stendhal. Référence d'autant plus pertinente que sous le nom d'Ernest Mignatte, il a signé "Le Copiste de Monsieur Beyle". C'est le même Stendhal que l'on retrouve tout au long de la riche bibliographie de chercheur de Daniel Sangsue. Quant aux allusions littéraires, elles semblent adressées aux "happy few", pour citer "La Chartreuse de Parme", qui sauront les attraper au vol. Pour aider, cependant, l'auteur dévoile en fin d'ouvrage un certain nombre des clins d'œil qu'il a dispersés dans son livre.

Nous reviendrons à Stendhal; mais à la base, il y a un autre écrivain qui apparaît fondateur dans ce roman de quête qui va mener jusqu'en Aveyron, et c'est Georges Perec. C'est prévisible si l'on pense que nous sommes en présence d'une "disparition"! Formelle chez Georges Perec on s'en souvient, elle devient partie intégrante de l'intrigue, thème littéraire revisité, chez Daniel Sangsue. Le motif perecquien se concentre chez le bouquiniste, Georges précisément, qui tient une boutique nommée "Le Cabinet d'amateur" – titre d'un roman de l'auteur des "Choses". L'énumération citée en pages 29/30 suggère du reste l'envie désespérée de remplir matériellement les vies vides qui traversent en particulier "Les Choses".

On relève aussi la présence fugace d'un certain Jean Wirtz, professeur suisse de sémiotique, cité en page 90. L'homme est un spécialiste des mystifications littéraires, et rappelle justement l'histoire d'Ernest Mignatte, vue comme un "coup" qui a fait du bruit jusque dans le "Canard enchaîné". Ainsi encore, le romancier jurassien fait miroiter un palais des glaces où l'on ne sait jamais si l'on est dans le réel ou dans le fictif. Côté professeurs d'université réels, on croisera aussi un certain Pierre Centlivres, au nom prédestiné pour un tel ouvrage.

Et la disparition de Karl Kleber, alors? Elle peut être due à une histoire d'amour, ou à une volonté de fuir les réformes de l'université. Tout le monde en parle dans "A la recherche de Karl Kleber", mais personne, et surtout pas le lecteur, ne le voit: belle figure d'Arlésienne au masculin. Le narrateur va consacrer cinq ans de sa vie à le rechercher – un narrateur qui ressemble quelque peu à l'auteur, veut-on imaginer; dès lors, ces cinq ans renvoient au temps qu'il a fallu à Flaubert pour écrire "Madame Bovary". Peut-on cependant paraphraser l'auteur de Croisset en suggérant que le narrateur pourrait affirmer "Karl Kleber, c'est moi"? Ce serait peut-être excessif, mais voilà encore une piste de lecture.

Enfin, le nom de Kleber renvoie à Strasbourg, avec sa grande place éponyme – ville où passe l'intrigue du roman "Le Rouge et le Noir" de Stendhal – encore lui. A noter que la "place Kléber" strasbourgeoise s'est nommée "Barfüsserplatz", comme une autre place du même nom à Bâle. Ce n'est pas un hasard si l'intrigue de "A la recherche de Karl Kleber" passe par ces deux villes... et s'avère irriguée par pas mal de bière, ce qui la rend goûtue et familière, de même qu'un certain nombre de jeux de mots discrets, glissés là comme par hasard. Mais cette bière, n'a-t-elle pas été brassée par Hermann Raffke, brasseur dans... "Un cabinet d'amateur", court roman de Georges Perec?

Stendhal un peu partout, Perec à la base et à la tireuse, et quelques autres réunis en une nouvelle symphonie romanesque où le réel et le fictif s'entrecroisent: de Morat jusqu'à l'Aveyron, voilà un court et malicieux roman littéraire, porteur d'un réseau serré d'allusions. Faisant la jointure entre l'auteur de fictions Ernest Mignatte et le professeur émérite Daniel Sangsue, il saura délecter les lecteurs avides d'allusions, désireux de revisiter le genre du roman de quête.

Daniel Sangsue, A la recherche de Karl Kleber, Lausanne, Favre, 2020.

Le site des éditions Favre.

2 commentaires:

  1. Oh mais que voilà une petite trouvaille grandement tentante ! J'adore ce genre d'(en)quête littéraire et ses clins d'oeil d'auteur.

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    1. Tu seras servie! Peut-être même verras-tu d'autres astuces. De plus, c'est un roman agréable à lire.
      Bonne journée et bonne semaine à toi!

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