Jean-François Braunstein – Le genre, l'animal, la mort: tels sont trois des grands thèmes de l'actualité et de la philosophie de ce début de vingt et unième siècle, dont les racines plongent au milieu du siècle dernier. Dans "La philosophie devenue folle", le professeur de philosophie Jean-François Braunstein explique comment, sur la base de bons sentiments partagés par un bon nombre de nos semblables (les sondages en font foi), une certaine lecture de ces thèmes vise à rendre acceptables des idées perturbantes, voire dangereuses pour l'humanité vue comme une civilisation.
Nous sommes en présence d'un ouvrage qui critique avec une vigueur non exempte d'ironie, assumant un positionnement critique tranché, les avancées d'une certaine modernité philosophie, fondée sur les avis de penseurs anglo-saxons tels que Peter Singer ou Judith Butler. C'est aussi un ouvrage rigoureusement argumenté, et bien informé: Jean-François Braunstein s'est penché sur les auteurs qu'il cite abondamment, et les a lus. Et aussi, "La philosophie devenue folle" relève les propos et avis les plus glaçants des auteurs cités, qui les défendent pourtant avec le plus grand naturel.
Les avatars du genre...
C'est ainsi autour de John Money que l'auteur fait naître l'histoire de la théorie du genre, en déconstruisant la terrible histoire de David Reimer, un enfant qui a perdu son pénis à moins de deux ans et que Money a décidé de faire élever comme une fille après avoir décidé de lui faire couper qui lui restait entre les jambes. Résultat: un suicide, celui de Reimer, et un échec scientifique que l'auteur de "La philosophie devenue folle" détaille avec rigueur. Et l'idée chimérique, pas prouvée en somme mais induite, que l'idée d'être une femme ou un homme n'a rien à voir avec le fait d'avoir un vagin ou un pénis.
Et en retraçant une généalogie qui est aussi un crescendo basés sur les travaux vermoulus de Money, il aborde la question de la transsexualité, avant d'aboutir au transgendérisme, qui peut être simplement déclaratif et même fluide, une personne pouvant, si l'on suit Judith Butler être homme le matin et femme le soir, ou en fonction des opportunités. Cela, sans oublier la possibilité de suggérer des idées bizarres: citant John Money toujours, l'auteur rappelle le phénomène de l'acrotomophilie, attirance sexuelle envers les personnes amputées ou envie maladive de se faire amputer soi-même – peut-être créée de toutes pièces par le chercheur, suggère le critique, mais qui a trouvé un écho malsain que Jean-François Braunstein impute à Internet et aux facilités de diffusion qu'il offre.
Tout ça pour dire que si l'on en croit ces auteurs, tout cela, c'est dans la tête: génération après génération, l'enjeu a été de démontrer que le genre, culturel, n'a strictement rien à voir avec le corps, qu'on peut dès lors modifier à sa guise. L'auteur nomme "Gnose" cette primauté de l'esprit, qui implique qu'on doive considérer le corps comme quantité négligeable et non déterminante. Et il conclut avec quelques possibilités telles que l'idée des personnes transraces, exposé à l'exemple du cas de Rachel Donezal.
... et des animaux, humains ou non
La fluidité peut aller jusqu'à passer d'une espèce à l'autre. L'auteur s'attaque dès lors aux écrits de Peter Singer, ainsi qu'à ses déclarations lorsqu'on le place face aux conséquences de ses réflexions. Plusieurs exemples démontrent les faiblesses des raisonnements de ceux qu'il appelle les "animalitaires" et de l'antispécisme en général, fondé essentiellement selon ses adeptes sur l'idée qu'un animal est sensible et donc digne de droits. Il met à nu une démarche qui évolue de proche en proche, d'abord avec le projet Grands singes qui vise à mettre sur un pied d'égalité civique humains, gorilles, chimpanzés et autres orang-outans.
Puis l'on va vers les animaux, notamment de compagnie – et il sera question de zoophilie, que Peter Singer ne condamne guère (l'auteur relève cependant que cette option ne fait pas l'unanimité chez les "animalitaires") et que Donna Haraway paraît pratiquer avec bonheur avec son propre chien (sans parler de l'envie de cyborgs ou de grains de riz, rappelle l'analyste), si l'on en croit les citations reproduite dans "La philosophie devenue folle". Plus effarant encore, Jean-François Braunstein interroge le fait que Peter Singer préfère laisser vivre un animal en bonne santé plutôt qu'un être humain affaibli. Le spectre de l'eugénisme nazi n'est pas loin, l'auteur le souligne, entre autres en rappelant que Peter Singer fait scandale lorsqu'il entend donner des conférences en Allemagne. Et le lecteur se souvient, incidemment, qu'on reconnaît la qualité d'une civilisation à la manière dont il s'occupe de ses membres humains les plus faibles...
Redéfinir la mort?
Affirmant, suivant l'argumentation de Jean-François Braunstein, qu'il y a des vies humaines plus valables que d'autres, Peter Singer est également présent dans la troisième partie du livre, entre autres au travers de l'idée de l'euthanasie, ou de l'avortement post-natal – portée plus précisément par les docteurs et bioéthiciens Alberto Giubilini et Francesca Minerva. Plus loin, "La philosophie devenue folle" évoque les dessous inquiétants de l'idée de mort cérébrale, mise en rapport avec le don d'organes. Il faut admettre qu'une personne en état de mort cérébrale est morte; est-ce vraiment le cas? L'auteur cite le lexique et le jargon des médecins, qui trahit une hésitation. Il met aussi en avant l'idée que certaines organisations de dons d'organes, qui ont besoin d'organes frais, sont tentées de vouloir étendre la définition de la mort – un peu comme dans le sketch, mentionné, que "Le Sens de la vie" des Monty Python consacre à ce sujet. Et il indique qu'il faut anesthésier de tels "cadavres" pour éviter qu'ils ne bougent. Faisant enfin appel au modèle de la "loterie de la survie" de John Harris, Jean-François Braunstein déconstruit enfin l'approche utilitariste de la mort et du don d'organes.
En tournant les pages de "La philosophie devenue folle", ne peut qu'être effaré par la simplicité avec laquelle des chercheurs tels que Peter Singer balaient des questions difficiles pour celles et ceux qui doivent directement y faire face, et qui font partie, souvent, des grands thèmes d'aujourd'hui. En conclusion, l'auteur de "La philosophie devenue folle", en critique d'une philosophie analytique glaçante si elle devient davantage qu'un jeu d'esprit, rappelle qu'il y a des limites et que c'est autour de celles-ci qu'il faut travailler pour être transgressif, et que les nier n'apporte rien de bon. Et appelant de ses voeux le retour à une forme de bon sens, il cite George Orwell et sa notion de "common decency": "Il faut être un intellectuel pour croire une chose pareille: quelqu'un d'ordinaire ne pourrait jamais atteindre une telle jobardise".
Jean-François Braunstein, La philosophie devenue folle, Paris, Grasset, 2018.
Le site des éditions Grasset.
Lu par Denis Collin, Marine Baron, Richard Figuier, Simone Manon.
Le question des limites n'est que très peu posée, en effet.
RépondreSupprimer… en somme, la question posée est celle des implications que peuvent avoir des idées fondées sur les bons sentiments. Et ce que l'auteur met au jour ici est assez glaçant.
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