Jean-Pierre de La Rocque et Corinne Tissier – Le vin, c'est chouette à déguster. Mais c'est aussi, souvent, une affaire de famille. Les auteurs Corinne Tissier et Jean-Pierre de La Rocque mettent cet élément en évidence dans «Guerre & Paix dans le vignoble» en retraçant la destinée de douze familles qui se sont illustrées dans le domaine viticole sur plus de trois générations, en France essentiellement, mais aussi en Italie (Antinori, une dynastie de treize générations dont les racines remontent au 19 janvier 1395!), en Espagne (Torres, ceux du "Sangre de Toro" avec le petit taureau en plastique, mais pas seulement...) et même en Allemagne (Müller et ses vendanges tardives). Intéressant d'emblée: chacun a dû voir passer les noms des familles citées au moins une fois dans les rayonnages du magasin élu, en choisissant la bouteille qui trônera sur la table du dimanche.
Qui dit dynastie dit tradition, et c'est pourquoi les auteurs se trouvent amenés à décrire des domaines de prestige aux appellations brillantes. A tout seigneur, tout honneur: l'ouvrage s'ouvre sur les vicissitudes du domaine de la Romanée-Conti, rare et précieux vin de Bourgogne. C'est l'occasion de découvrir un mode de distribution particulier (une caisse de 12 bouteilles de vins de la famille, dont une seule de Romanée-Conti, avec interdiction de revente), mais aussi le modus vivendi des familles Villaine et Leroy aux commandes, parvenues à un accord pour gérer le domaine. Pas moins de trois domaines de la Champagne sont évoqués aussi: les Roederer, dont on apprend les dessous du mythique "Cristal" commandé par le tsar Alexandre II de Russie, les Bollinger, qui ont trouvé leur place dans James Bond (qui ne meurt jamais), et les Pol Roger, qui doivent leur renommée aux accointances bien exploitées d'Odette Pol Roger avec un certain Winston Churchill.
Rois, vignerons, politiques: ce sont des humains qui peuplent ce qui apparaît comme un essai historique, avec leurs qualités et leurs travers – les auteurs ne se lassent pas de dessiner des portraits d'hommes (et de femmes) d'hier et d'aujourd'hui. Cela, grâce à des entretiens bien souvent, généreusement cités, de patriarches comme de jeunes successeurs, sans cesse sur la corde raide entre la passion de la vigne et le penchant managérial, voire simplement financier. On sourit aux cinq Alphonse de la dynastie Mellot, dans le Sancerre, qui a même ouvert un restaurant à l'Avenue Rapp à Paris, et l'on tremble face au destin des frères Georges et Jeanny Hugel, «malgré-nous» embarqués dans l'armée allemande pendant la Seconde guerre mondiale et hérauts d'un vin de grains nobles face à la vogue des cépages hybrides.
Synthétiques, les relations de ces histoires familiales revêtent à plus d'une reprise les ambiances des romans à la François Mauriac – dûment cité d'ailleurs. Les auteurs en font ressortir les spécificités, en mettant notamment en évidence la difficile question des passages de témoins entre générations lorsque le prestige et l'argent sont en jeu. La notion de transmission est même l'élément clé de «Guerre & Paix dans le vignoble»: les auteurs mettent au jour les tensions d'hier et d'aujourd'hui, voire de demain, et relèvent mine de rien ce qui peut favoriser une bonne coexistence entre héritiers (la complémentarité des talents, par exemple) et ce qui a pu causer des brouilles passagères ou tenaces. On pense à un André Lurton, Bordelais qui a donné ses lettres de noblesse à l'appellation Pessac-Léognan, qui peine à passer le témoin à ses enfants, ou aux accointances japonaises d'un Drouhin pour sauver un entreprise en dérive financière. Il y a aussi la possibilité d'engager des spécialistes externes. Et les femmes, enfin, viennent jouer leur rôle: aucune dynastie ne se revendique comme forcément portée par des hommes, mais toutes n'ont pas l'habitude de voir des femmes aux commandes...
Le lecteur ne manquera pas non plus de mettre un peu d'ordre dans ce qu'il sait des Rothschild, qu'ils soient Mouton ou Lafite, ni d'en apprendre davantage sur cette famille active tous azimuts où Philippine s'illustre dans le segment du vin – les auteurs rappellent que le Mouton-Cadet avait l'ambition, lorsqu'il est arrivé sur le marché (1930), d'être un vin bordelais de certaine qualité à prix abordable, meilleur que les piquettes de leur temps. Les auteurs ne manquent pas non plus de citer tel élément pittoresque, par exemple l'immense barrique que l'on peut voir aujourd'hui encore chez les Hugel à Riquewihr. Donnant certes la priorité à la France et aux familles de prestige, «Guerre & Paix dans le vignoble» relate les bisbilles et rabibochages familiaux d'hier et d'aujourd'hui, entre opportunités manquées ou saisies, ouvrant toujours la porte à la suite en esquissant les enjeux des successions familiales dans des maisons parfois mondialisées, lorgnant vers l'Oregon pour les Drouhin ou l'Australie pour les Rotschild, après le Chili du vin «Los Vascos».
Jean-Pierre de La Rocque et Corinne Tissier, Guerre & Paix dans le vignoble, Paris, Solar Editions, 2009.
Le site des éditions Solar.
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