vendredi 30 août 2019

François Beaune: qui viendra à l'apéritif?

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François Beaune – On a envie de dire que c'est l'histoire d'un mec... et le pire, c'est qu'on n'a pas si faux que ça. "Une vie de Gérard en Occident" met en effet en scène un "Français moyen" nommé Gérard Airaudeau, Vendéen pure souche. Et le livre qui le met en scène, roman signé François Beaune, se réclame expressément du sketch "Gérard" du regretté Coluche. Et comme dans un sketch de Coluche, on n'entend guère ceux qui sont en face. Dans ce livre, il n'y a qu'un auditeur: Aman, un migrant érythréen que Gérard et sa femme ont pris sous leur aile. Il est muet... ce qui permet à Gérard de laisser libre cours à son verbe. Autant dire que c'est surtout lui qu'on va entendre.


Gérard Airaudeau a le verbe fleuri et jovial, à telle enseigne qu'il a trouvé sa place au théâtre. L'auteur lui donne une sacrée gouaille, et lui confère aussi une évidente émotivité, exacerbée qui plus est par une costaude consommation d'alcool. L'écrivain a le chic pour recréer une oralité crédible, réaliste, irriguée par une truculence de tous les instants mais tempérée par une indéniable tendresse. Résultat: le lecteur rit des personnages dont il est successivement question dans le verbiage de Gérard, ainsi que de leurs aventureuses tribulations. Les anecdotes et les portraits s'imbriquent ainsi, dans une structure joyeuse qui met en évidence une mentalité fondée sur la débrouille et le bon sens, parfois blackboulé par l'administration ou ceux qui savent mieux.

Si la structure est joyeuse, elle est aussi rapide, parce que les chapitres sont courts. Ils reflètent le rituel d'un repas, avec ses énumérations excessives de plats, comme plus d'un restaurant français sait le faire; mais là, on joue les doubles sens. Le lecteur a le droit de regretter que ces jeux de mots d'apéritif ne soient cités qu'à la table des matières en fin de livre; mais enfin, c'est là, et l'on s'amuse pour peu qu'on prenne la peine de se reporter à la fin du livre. Que peut être une "Goule" en terrine, ou une "Mafia" en risotto foncier, ou encore un "Dernier goret", cuisson cercueil? On voit l'idée, on entrevoit les images.

Quant à Gérard, c'est l'archétype de la débrouille et des emplois précaires même si le bonhomme a surtout été employé aux abattoirs. Cela cela induit un côté à la fois tragique et comique, humoristique en définitive, de ce que peut être la vie d'un homme et d'une famille en France périphérique. Un Gilet jaune potentiel? Non, car Gérard, bonhomme aux âges de la retraite, paraît finalement satisfait même s'il aime râler.

Il est permis de le voir comme un beauf moyen, "coluchien", paradoxal aussi, sans le comprendre lui-même. C'est justement tout le génie de l'auteur que de dessiner sans biais, de ce beauf, les limites (on pense aux préjugés limite racistes qu'il envoie parfois, sans même penser à mal, à la face d'Aman), mais aussi les splendeurs (s'il invite un migrant chez lui, c'est qu'il a un coeur beaucoup plus grand que certaines célébrités qui incitent les autres à cette démarche sans la faire elles-mêmes). Homme de contradictions, paternaliste au coeur d'or, bonhomme nature aussi, Gérard aime également sa femme, mais à sa manière (il est permis de l'engueuler si cela apparaît nécessaire), et assume sa descendance avec fierté. Quant à Aman, le migrant érythréen, on peut le voir comme une concession pratique à l'air du temps: en 2017, ceux qui affluaient vers l'Europe étaient nombreux, et ils le sont toujours.

Plus largement, l'auteur plante le décor de la Vendée, vu au travers du fameux Gérard. C'est un monde qui a son rapport à la religion catholique (le curé, ça compte encore), à Philippe de Villiers (on sent une certaine reconnaissance, et le Puy du Fou, c'est important), à la politique communale. Plus généralement, au gré des anecdotes envoyées en rafale, l'auteur va chercher les détails qui sonnent vrai, les lieux-dits, les activités professionnelles telles que l'abattage d'animaux, et recourt même parfois, sans paraître y penser, aux mots du cru.

Mais c'est couru d'avance: les invités de l'apéritif ne viendront pas, et l'auteur trouve une entourloupe totalement crédible pour le justifier. Ces invités font dès lors figure, tout au long du livre, d'arlésiennes dont on parle à très haute voix mais qu'on ne verra jamais. Ils constituent des McGuffin bien commodes: le lecteur se demande comment l'auteur va faire avec ces lascars, tourne les pages, et... écoute le discours de Gérard le bavard, entre théories, portraits et anecdotes. Ce qui ne peut que l'amuser... Pari gagné pour l'écrivain, fier d'avoir amusé son monde avec son Gérard! Et il le peut bien.

François Beaune, Une vie de Gérard en Occident, Paris, Verticales, 2017.

Le site des éditions Verticales.

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