Gazmend Kapllani – La frontière, le choc des cultures, le cosmopolitisme contre le patriotisme: tels sont les thèmes qui irriguent "La pays des pas perdus", roman de l'écrivain albanais Gazmend Kapllani. Ces oppositions sont incarnées par deux personnages que l'imaginaire usuel aurait tendance à rapprocher: deux frères, Karl et Frederick. Sans oublier la mythologie communiste, puisque les deux personnages doivent leur prénom, admis de haute lutte dans un pays communiste, l'Albanie, qui a rejeté les prénoms traditionnels, à Karl Marx et à Friederich Engels.
Ainsi, Frederick est présenté comme l'héritier du système politique d'Enver Hoxha, que l'auteur met en scène d'une façon caricaturale dans les anecdotes mises en scène: il est question de chanter des chansons à la gloire du régime, par exemple, et si Frederick accepte de jouer le jeu jusqu'au bout, ce qui finit par faire de lui un homme de racines convaincu, Karl finit par se révolter: c'est un bonhomme engagé à sa manière. Reste que cela représente une façon pour Karl de briser le folklore familial et de venir, sans doute, au monde réel – un monde qui invite au cosmopolitisme.
Karl vit ainsi sa vocation d'écrivain à succès, et elle apparaît aventureuse aux yeux du lecteur. On voit le personnage en Grèce et aux Etats-Unis. Côté grec, l'auteur dessine avec vigueur les écarts entre les gens de Grèce et les immigrants, et la signification des liens entre eux face à une société pas forcément bienveillante. Et Karl, Albanais qui personnifie la position de l'étranger, dessine sa vie: service des habitants, permis de travail, mais aussi aides financières. Et femmes, bien sûr: il y aura Clodie, Clio et d'autres.
L'écrivain albanais met en scène les avanies d'un territoire présenté comme un palimpseste, à telle enseigne qu'on peut se demander qui est l'étranger de qui, au gré des batailles: Turcs, Albanais, Français même, etc. Cette impression est cristallisée dans les paragraphes qui, relatés sur le ton d'un guide historique, narrent l'histoire de la ville de Ters, cité albanaise imaginaire mais dont le nom, en albanais, signifie "erreur" ou "malchance", voire "ce qui va de travers". C'est aussi la ville des surnoms, qui donnent une dimension supplémentaire à ce qu'ils désignent, à l'instar de la rivière qui la traverse, surnommée "La Seine".
Cela dit, faut-il qu'un enterrement, celui du père, mette tout le monde d'accord, entre concentration légitime sur le pays et envie non moins légitime de passer les frontières? Il faut croire que oui, puisque tout commence dans cette situation classique, que nous avons sans doute tous vécue, de la perte d'un proche. Ainsi, dès le début du roman, l'auteur installe une ambiance baignée d'émotion.
L'écriture paraît stricte et grave; mais à qui est attentif, elle apparaît travaillée. L'exemple le plus patent est constitué par ces fins de chapitre où Frederick s'exprime à la première personne du singulier, en contrepoint, disant ses raisons et sa vie, alors que le reste du roman est écrit à la troisième personne du singulier, de façon distancée. Et la deuxième partie du roman a des ambiances de révolution avec ses statues déboulonnées.
Dès lors, quelle est la patrie (pays du père, ce qui n'est pas innocent: c'est justement à l'enterrement de leur père que Karl et Frederick se revoient) de ce Karl qui a vu tout ce qui se passe hors de son pays, aux Etats-Unis entre autres, et parle des langues étrangères, ce qui fait de lui, un peu, un étranger? Avec Frederick, le patriote, le dialogue de sourds est installé. "Le pays des pas perdus" fait ainsi voir un monde normal, celui qui reflète la vie qu'on mène en Albanie, en Grèce et ailleurs.
Gazmend Kapllani, Le pays des pas perdus, Paris, Intervalles, 2019. Traduit de l'albanais par Françoise Bienfait.
Le site des éditions Intervalles.
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