Pierre Queloz – Alors oui: "On voit de tout aujourd'hui" se présente comme un "polar en alexandrin". Mais gare: les amateurs d'intrigues policières bien carrées et rationnelles risquent d'être déroutés par ce livre en forme de nef des fous que l'écrivain, artiste et chansonnier suisse Pierre Queloz propose à ses lecteurs. Franchement, y a-t-il un polar qui vous a déjà amené aux enfers avec Dante pour y saluer Jean Tinguely, condamné à réparer ses machines, ou Jean-Luc Godard, condamné à regarder ses films?
Sinueuse comme les courbes d'une belle femme, assumant ses digressions et ses méandres déconcertants, l'intrigue offre un voyage dans le monde des arts et de tout ce qui est bon dans notre monde. Au fil des pages, nombreuses sont en effet les allusions aux œuvres d'art plus ou moins connues. On trouve ainsi le Portrait de Baldassare Castiglione de Raphaël, côtoyant la Naissance de Vénus de Botticelli ou la Jeune vierge autosodomisée par sa propre chasteté de Salvador Dalí.
L'auteur fait aussi de nombreux clins d'œil aux écrivains d'hier et d'aujourd'hui, de Jean de la Fontaine à Stéphane Bovon, par le biais d'allusions à sa tentaculaire saga Gérimont. Et bien sûr, ça chante, de façon paillarde ou marrante, dans un esprit qui rappelle Georges Brassens. Enfin, les arts de la table sont omniprésents dans ce livre qui trouve son intrigue en Italie et dans le bassin méditerranéen. Les pâtes sont bonnes, et avec des personnages nommés Aglio, Olio et Peperoncino, on les savoure d'autant mieux. L'auteur réserve d'ailleurs de superbes pages à ces délices, dûment arrosées de bon vin.
Et si l'ouvrage balade son lecteur du côté de l'Italie épicurienne, il ne rechigne pas à colorer ses vers alexandrins de mots et tournures typiquement suisses romands, ni de paroles étrangères. Ainsi, le lecteur se retrouve avec une expression à la saveur corsée, succulente, d'une richesse baroque voire rabelaisienne qui s'adresse à toutes celles et tous ceux qui aiment ce qui remplit agréablement le corps et/ou l'esprit.
Et qu'en est-il de ces alexandrins, alors? Tels qu'ils sont forgés par l'auteur de "On voit de tout aujourd'hui", ils déconcerteront sans doute les puristes du genre. Qu'on retienne cependant le chiffre de 12 syllabes, mesure d'airain que le poète s'est fixée. Pour le reste, foin des césures, hiatus, diérèses et synérèses! Il en résulte une versification singulière, néoclassique, à la fois parfaitement tenue et pleinement délirante, qu'on a sans arrêt envie de mettre à l'épreuve.
Cette métrique fonctionne donc selon le jeu brindezingue qu'a défini l'auteur, y compris lors de dialogues ciselés comme au théâtre, et produit une forme de jazz échevelé où apparaît par moments, comme par hasard, un alexandrin canonique à la Malherbe. Qui n'est autre, peut-on dire, qu'un moment de l'alexandrin dingue, comme la vérité n'est qu'un moment du mensonge, ou vice versa. Mais foin de faire des phrases: en fixant ses propres règles et marges de manœuvre au sujet de l'alexandrin, l'écrivain évite le piège des vers qui ronronnent – ce qui serait probablement insupportable sur 303 pages – et gagne en richesse.
Bien malin qui saura résumer l'intrigue policière de "On voit de tout aujourd'hui", certes. Mais le lecteur amateur de beaux et bons mots garde de ce livre le souvenir d'un ouvrage où se succèdent les scènes de vie affolantes ou truculentes, les descriptions de femmes appétissantes et de belles tables (ou le contraire) dont la saveur est rappelée par le goût du verbe d'un poète qui convoque tout ce qu'il faut pour que ça sonne haut, fort et succulent. Et c'est un monde tout entier, une mythologie qui se dessine au fil des vers – ce que le préfacier Stéphane Bovon nomme le "storytellisme", convoquant sous cette bannière Pierre Yves Lador, Jean-Yves Dubath, Frédéric Vallotton, Alain Freudiger et Marie-Jeanne Urech.
Alors du coup, si parfois, on dit "bonne lecture!" à un lecteur, ici, on a carrément envie de lui crier "bon appétit!".
Pierre Queloz, On voit de tout aujourd'hui, Vevey, Hélice Hélas, 2021. Illustrations de l'auteur, signées Piero. Préface de Stéphane Bovon.
Le site des éditions Hélice Hélas.
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