Adèle Rose Virpyr – Un nom d'auteur pareil, voilà qui paraît improbable. C'est pourtant porteur de sens: le nom de famille associe, selon les étymologies classiques, l'homme (vir, latin) au feu (τὸ πῦρ, grec). Tel est le nom de l'auteur, mais aussi de la narratrice de "Mon chéri à Gérimont", tome 13 en forme de spin-off de la saga de Gérimont, monstre artistique et littéraire initié par le romancier et dessinateur Stéphane Bovon.
Tout d'abord, qui se cache derrière le pseudonyme d'Adèle Rose Virpyr? Personne d'autre que l'écrivain vaudois Pierre Yves Lador, les amateurs d'anagrammes l'auront deviné. On reconnaît sa patte, généreuse et philosophique, au fil des pages, et l'on relève aussi qu'il réussit l'exercice consistant, pour un auteur homme, à se glisser dans la peau d'une femme qui sera la narratrice de tout un livre.
Adèle Rose Virpyr se lance dans l'écriture d'une lettre à l'homme de son cœur, le commissaire Rodal (encore une anagramme de Lador, comme si Virpyr et Rodal ne formaient qu'un, à la manière d'un androgyne platonicien ou d'une malicieuse mystification...), actif à Lachaude, qui est la grande ville de la geste de Gérimont – le double littéraire de La Chaux-de-Fonds. Mais cette lettre va vite se muer en une manière de journal, rythmé par des temps qui suggèrent la proximité à la nature: une année est une révolution, un mois est une lune.
Dès lors, s'inscrivant dans un univers futur dystopique et utopique à la fois, "Mon chéri à Gérimont" a l'allure d'une observation sereine du monde qui a émergé, si l'on ose ainsi dire, après une inondation majeure nommée "la Montée" et qui a touché toute la Suisse romande, contraignant les uns et les autres à repenser leur mode de vie, osant même le cannibalisme pour des raisons de survie, et le ritualisant, tout en ménageant les animaux, ânes ou mulets par exemple, qui peuvent être utiles. Les travaux et les jours oscillent ainsi entre libertés et contraintes, la règle tolérant l'exception pour être d'autant plus la règle.
Ce petit monde de la Damonie, nouveau nom du Pays d'Enhaut, la narratrice le voit comme autarcique, autant que possible autosuffisant moyennant un mode de vie simple qui a su retrouver ses liens avec la nature. Les règles de ce monde futur (le mot "règles" fait d'ailleurs écho avec l'idée des menstrues de la narratrice, et ce n'est pas un hasard...) résonnent pourtant de manière troublante avec celles qui régissent la vie en Suisse, aujourd'hui: accueil très sélectif des horsains, formations professionnelles cadrées (mais il est possible d'en faire plusieurs, et la narratrice se targue d'avoir pratiqué 22 métiers), etc.
Et alors que les Suisses ne sont pas forcément réputés pour leur décontraction face aux choses du sexe, l'auteur va jusqu'à concevoir une approche libérée, presque animale ou païenne, du plaisir amoureux. La narratrice elle-même aime son corps de vieille dame estropiée, se donne du plaisir par le geste ou en pensant à son amant, le commissaire, quitte à oublier son mari, qui trace sa voie de son côté et n'est que déception de ce côté-là.
Enfin, la proximité avec la nature est fortement suggérée par ces détails foisonnants que la narratrice relate, nommant les plantes, les champignons, les animaux à l'aide des mots les plus précis. Vu comme cela, il est permis de voir la narratrice Adèle Rose Virpyr, femme libre, femme proche de la nature, également nommée Amélie, comme une sorcière de demain, pas forcément traquée comme celles d'antan. Cela, d'autant moins que dans la région de la Damonie, une communauté s'essaie aux subtilités du matriarcat. L'avenir appartient-il aux femmes, alors, voire peut-être à la déesse Gaïa? La question traverse "Mon chéri à Gérimont".
Tout comme l'environnement décrit par la narratrice, "Mon chéri à Gérimont" est écrit sur un ton souriant et foisonnant qui marie la sauvagerie la plus échevelée et la plus parfaite rigueur. Les mots sont exacts quitte à être rares ou à porter sur eux la glèbe du terroir damounais, les phrases sont longues et copieuses pour dire un monde généreux qui sait répondre aux faims de mots les plus tenaces. Ainsi, le lecteur de "Mon chéri à Gérimont" sort repu et content de sa lecture. Et s'il a aimé les prénoms albanais qui sont la marque de fabrique de la saga, il en retrouvera aussi un ou deux dans "Mon chéri à Gérimont". Voilà qui fait le lien...
Enfin, un mot sur la logique des spin-off, numérotés 11 et plus: sachant que la saga de Gérimot est pensée pour une narration par tous les moyens littéraires et picturaux possibles (entre autres!), pourquoi ne pas démultiplier ces potentialités en approchant d'autres auteurs? Telle est l'idée, qui ouvre la porte à une œuvre d'art totale créée à plusieurs mains, à plusieurs sensibilités aussi.
Adèle Rose Virpyr, Mon chéri à Gérimont, Vevey, Hélice Hélas, 2022.
Les autres spin-off de la saga:
Karl-Reinhardt Übersex-Müller, Vevey sous les eaux (court, illustré par l'auteur, 2022).
Lefter Da Cunha, Le Dragon de Gérimont (le polar qui cause vaudois, 2017).
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