Karine Yoakim Pasquier – Vous avez fui votre jeunesse alors que vous êtes à peine majeure, et tout d'un coup, voici qu'à l'aube de la trentaine, celle-ci vous revient en pleine face et vous contraint à l'affronter. Telle est la trame du roman "Oublier Gabriel", écrit par Karine Yoakim Pasquier, primo-romancière suisse qui a bourlingué de Rome à Hong Kong en passant par Milan – une ville qui, vue comme un havre apparemment inatteignable de l'extérieur, a son importance dans cet ouvrage.
Le lecteur suit ainsi Louise, dans une narration qui, en des allers et retours constants et maîtrisés, relate par moments forts son adolescence et cette trentaine qui débute par un rappel venu de loin. C'est dans le chapitre 2, après un premier chapitre qui fait office de prologue énigmatique, que l'auteure installe un suspens définitivement accrocheur: quelle est cette lettre que Louise reçoit chez elle, à Milan, et qui la trouble tant? Et surtout, pourquoi?
"Oublier Gabriel" fait progressivement la lumière. Le titre lui-même est paradoxal: tout le roman n'est que souvenirs qui reviennent à l'esprit de Louise, empêchant précisément l'oubli. Ce Gabriel, c'est un garçon mi-suisse, mi-afghan, caractérisé par ses dreadlocks, qui a été le grand amour de Louise au temps de ses 17 ans. Cela, dans un contexte où Louise se sentait rejetée voire harcelée au lycée – l'équipe qui s'est construite autour de Gabriel et de quelques autres lui ayant permis d'assouvir son besoin d'appartenance à un groupe. Ce qui, entre les impératifs d'intérêts, de physique ou de fringues, n'est pas évident – gageons que plus d'un lecteur ou lectrice se sera souvenu de sa propre jeunesse en lisant ces pages.
Dessinant avec talent les dynamiques à l'œuvre dans une bande d'amis de lycée, entre coups de folie, tentations de refaire le monde ou de traîner en ville – voire au Montreux Jazz Festival – la romancière rappelle quelques thématiques sociales d'actualité, dont ses personnages sont les victimes ou les acteurs. On pense bien sûr au racisme, qui va casser Gabriel à l'occasion de deux rixes – pour le coup, l'auteure charge généreusement le portrait de sa bande de xénophobes en carton.
Mais on pense aussi aux idéologies tout autant en carton qui entraînent Louise, Gabriel et leur clique à se livrer à des actions qui, sous leurs airs potaches, relèvent d'une certaine forme de vandalisme: faire rouler un conteneur à ordures d'une commune à l'autre, déboulonner des poubelles. Et c'est dans le cadre de ces opérations voulues comme "citoyennes", anti-consuméristes ou antimilitaristes (péché quasi capital en Suisse, l'auteure le suggère en évoquant le rapport des uns et des autres à l'armée...), que l'irréparable sera commis.
En effet, et c'est le moteur de l'intérêt du lecteur au fil de "Oublier Gabriel": quel événement a été si terrible qu'il a poussé Louise à quitter la Suisse pour n'y plus revenir pendant une grosse dizaine d'années, et à couper radicalement les ponts? Et (on voit venir cette péripétie) qu'est-ce qui a poussé Gabriel à se suicider? L'auteure entretient le suspens, dans un souci de gradation implacable et judicieux: non, ce n'est pas parce que Gabriel est oppressé par le racisme ambiant. Non, ce n'est pas à la suite de certaines bêtises de jeunesse. Non, ce n'est pas pour des disputes de filles pour un mec, ou le contraire. L'auteure trouve pire, et sait surprendre – c'est son génie.
L'autre versant de son génie, c'est que la vie de Louise est ainsi faite qu'elle lui offre une occasion de rédemption, en des circonstances certes délicates. Il est permis de voir dans cet aspect de rédemption une vision protestante du rapport au poids du péché, que le sacrement exclusivement catholique de la confession ne peut alléger: Louise est une fille de Vevey, vaudoise donc imprégnée de la Réforme, culturellement au moins.
Alors voilà, pour conclure: Louise saura-t-elle la saisir, cette chance de rédemption, et avouer l'inavouable aux jeunes mariés? Oui, "Oublier Gabriel" se termine par un mariage, comme les romans d'amour qu'on rêve, comme les beaux contes. Mais cette fois, l'enjeu de la noce porte sur quelques vies, hélas finies ou à vivre encore. Ouverte, portée par un second Gabriel aux airs d'archange messager, la fin laisse le lecteur en suspens avec une question à laquelle il lui revient de répondre, comme à la place de Louise: si l'on peut vivre avec les morts, peut-on vivre avec le coupable secret qui les entoure et qui nous concerne directement?
Karine Yoakim Pasquier, Oublier Gabriel, La Chaux-de-Fonds, Torticolis et frères, 2022.
Le site de Karine Yoakim Pasquier, celui des éditions Torticolis et frères.
Egalement lu par Ecrire et penser, NoID.
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