Marie Loverraz – "L'amour est aveugle": un adage mille fois entendu devient le titre d'un micro-roman signé Marie Loverraz. Pour le coup, il doit être compris au sens littéral: Monsieur est aveugle. Ce qui ne l'empêche pas d'être sensible... de tous ses sens restants. Auquel il faut ajouter un sixième sens qu'on appellerait, en d'autres circonstances, l'intuition féminine – ressentie par un homme, pour le coup, ce qui ne manque pas de déstabiliser Madame.
On y va: A comme amour, c'est aussi A comme Augustine et A comme André, le courageux si l'on en croit l'étymologie. Et Josiane, la collègue d'Augustine, est hors jeu: son prénom ne commence pas par la même lettre que les futurs amants. Et on pourrait dire J comme jalousie, pour le coup... Continuons un instant dans l'onomastique: il y a aussi un peu d'ironie à nommer André "Leclair". Mais dans cette histoire, n'est-ce pas l'aveugle qui y "voit" le plus clair? La romancière le montre comme un homme qui sait y faire avec les femmes, comédien bonimenteur, assertif en diable, allant jusqu'à jouer avec sa cécité. On l'a compris: une fois que la danse amoureuse a commencé à la rue Desanges ("des Anges"), c'est lui qui la mène.
Il est certes permis de ne pas adhérer sans réserve au personnage d'Augustine, présentée comme une quadragénaire au physique banal, résignée au célibat parce que, selon elle, les hommes ne savent voir que le physique. Pas faux, la science l'a démontré! Cela dit, une femme banale peut rassurer un homme qui craint qu'une femme trop belle, attirant les regards, ne soit jamais tout à fait à lui – bête réflexe de genre, comme quoi... Mais de manière plus universelle, cette Augustine qui se pique de culture, libraire et lectrice pour une bibliothèque sonore, hantant conférences et concerts, ne fait-elle pas fuir les gars simplement parce qu'elle se prétend plus intelligente que les autres, comme le dernier des cuistres?
Point de vue personnel certes... c'est dans cet état d'esprit que j'observe Augustine. Et l'intérêt littéraire est ailleurs. L'auteure a en effet l'habileté de faire tout doucement monter la température, en dessinant une relation amoureuse qui se précise, jusqu'au point suprême. Elle organise son récit en cinq chapitres, qu'on peut voir comme les cinq sens, qui participent de tout bon érotisme. La véritable force d'Augustine est ainsi sa voix, présentée comme extrêmement sensuelle et chaude. De quoi épater un aveugle dont les autres sens sont exacerbés par compensation. Le toucher joue son rôle dans le texte aussi, bien entendu, par le biais des caresses. La vue elle-même est essentielle, d'ailleurs: l'auteure suggère qu'André, aveugle à la suite d'une maladie (il a été peintre, et le caractère érotique de ses créations concourt au crescendo) a des yeux au bout des doigts. Quant au goût et à l'odorat... de façon classique, un peu de champagne y pourvoira en faisant des bulles dans les cœurs. Davantage qu'un thé...
Il est dès lors intéressant de voir cette Augustine si sûre de son savoir, qui se considère même comme finalement pas si mal (ils n'y connaissent rien!) fondre face à un homme qui sait y faire et la mener vers ce qui leur fera plaisir ensemble. A plus d'une reprise, on la sent déstabilisée par un homme qui, sans la voir, lit en elle comme en un livre ouvert. On la sent devenir une toute petite fille, révélée à elle-même par l'amant André qui, nouveau Pygmalion, la guide vers plus loin et la fait se sentir belle et désirable, naturellement. Il semble d'ailleurs que la typographie, taquine, participe au crescendo: césure sur "con-" en page 93, sur "cul-" en page 102... ou quand la forme rejoint le fond.
Pourtant, ce n'est pas sur un orgasme que s'achève "L'amour est aveugle", mais sur un poème. L'auteure paraît suggérer ainsi que la poésie va encore plus loin que le bonheur physique d'un moment d'amour, fût-il virtuose – et Dieu sait si l'auteure n'hésite pas à montrer les gestes, ni les positions, ni à dire les sensations. Ecrit en alexandrins pas toujours exacts, brut de décoffrage et parfois maladroit, le poème qu'André récite après l'amour fait figure, en fin de récit, d'instant suprême de sincérité brute: limité uniquement par les mots qu'il faut bien choisir, c'est dans ces vers qu'André se fiche définitivement à poil. Cela, après avoir tombé ses lunettes noires (geste présenté comme déjà fort intime) et ses vêtements... C'est peut-être ça, l'amour: quelque chose de beau que la poésie transcende.
Marie Loverraz, L'amour est aveugle, Chamblon, Catherine Gaillard-Sarron, 2019.
Le site de Catherine Gaillard-Sarron.
Quelle belle chronique ! j'ai pris plaisir à la lire ! même si je ne sais pas si ce livre me plairait.
RépondreSupprimerEn tout cas, merci pour la découverte !
Bon après-midi !
C'est à essayer! Marie Loverraz a aussi un recueil de nouvelles érotiques à son actif.
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