Georges Bataille – La critique présente "Histoire de l'œil" comme le "roman œuf" de l'écrivain Georges Bataille (1897-1962), celui qui contiendra toute son œuvre ultérieure. C'est aussi un écrit où l'œuf joue son rôle, à l'instar de tous ces trucs qui sortent de l'organisme humain ou animal, liquides ou solides, souvent mais pas toujours ronds, blancs et mous: yeux, testicules, sang, lait, pisse. Avec ces ingrédients, puisés dans son propre vécu et restitués comme des réminiscences revisitées le romancier offre un roman à la ligne claire, porteur à chaque phrase d'une tension sexuelle à la fois répulsive et incroyablement magnétique. D'autant plus que la narration met en scène des adolescents de seize ans, supposés innocents aux yeux d'une certaine bien-pensance d'alors, certes pas forcément nette.
"J'ai été élevé seul et, aussi loin que je me le rappelle, j'étais anxieux des choses sexuelles", dit le narrateur dès le début du roman. Autant dire que ce sera Simone, amie de rencontre, qui mène un bal parfaitement amoral, présenté sur un ton neutre, faussement distancé et apparemment innocent: le narrateur raconte ce qu'il voit, ce qu'il vit. Le défi dans les yeux, Simone s'assoit cul nu dans le lait du chat... le cul étant considéré ici, indifféremment, comme le fondement ou le sexe de la personne humaine: "ce nom que j'employais avec Simone me paraissait le plus joli des noms du sexe", confie le narrateur. Simone? On la verra s'enfiler des œufs dans le cul et les faire craquer, couler – l'artiste suisse Milo Moiré n'a rien inventé!
En début de roman, la narration s'apparente à la récitation de jeux enfantins présentés comme innocents, mais le scandale finit par arriver, au terme d'une orgie entre adolescents, décrite avec ce qu'il faut d'exactitude... et là encore de fausse innocence. Sachant l'évolution religieuse d'un Georges Bataille catholique (converti en 1914, il perd la foi six ans plus tard), il est possible de voir là une reconstruction à caractère blasphématoire du paradis perdu, de l'Éden d'Adam et Ève. Le scandale provoqué par l'orgie, la fureur des parents s'apparente à la colère de Dieu. Et si Simone et le narrateur partent dans la nuit à vélo, cela prend les airs d'une fuite.
Cette fuite permet aux deux personnages de retrouver Marcelle, une amie de Simone, catholique jusqu'aux os, empreinte d'une certaine pruderie qu'elle n'assume pas tout à fait. Il est permis de voir dans ces deux personnages féminins les archétypes classiques de la femme, mère ou putain, Ève ou Lilith. L'auteur enfonce d'ailleurs le clou en suggérant que Marcelle est celle qu'on épouse ("Nous allons nous marier, n'est-ce pas?", p. 58), alors que Simone est celle avec qui l'on jouit. Sans forcément faire l'amour, d'ailleurs: l'auteur installe à chaque phrase une tension sexuelle incroyable, sans qu'on ne se pénètre forcément. Quant au "Cardinal", "curé de la guillotine", on peut le voir comme la métaphore bien connue des règles, adroitement exploitée, avec une majuscule qui souligne une contrainte liée au sang.
Le motif religieux catholique se poursuit sur un ton toujours blasphématoire, mais qui ne devrait plus émouvoir personne aujourd'hui tant il a été rebattu: les choses perverses du sexe vont jusqu'à envahir une église et troubler un prêtre espagnol, qui en mourra. Gageons cependant que l'idée d'uriner sur des hosties consacrées a dû faire scandale au moment de la première parution de l'"Histoire de l'œil", sous le pseudonyme de Lord Auch – à comprendre comme "le Seigneur aux chiottes!".
Citer l'Espagne, lieu de fuite pas forcément malheureux de Simone et du narrateur, c'est pour l'écrivain préciser soudain le décor, alors que celui-ci est généralement minimaliste, réduit aux objets et lieux strictement utiles à la narration: une baignoire pleine d'œufs où l'on se baigne, une armoire où Marcelle s'enferme pour se masturber, un asile que le narrateur, puis Simone explorent quasiment nus. En début de roman, cette quasi absence de décors installe une ambiance surréaliste, tendue et perverse, en blanc surexposé – rappelons que les personnages sont des adolescents qui, s'ils connaissent les pulsions de leur corps, semblent n'avoir pas encore connu les injonctions sociales en matière de pudeur. Il en résulte un trouble à la Balthus, qui interroge le lecteur et ses zones d'ombre: pourquoi es-tu ému? Et pourquoi ne l'es-tu pas? Aucune réponse n'est "correcte" au sens que l'on donne aujourd'hui à ce mot.
Enfin, l'écrivain associe étroitement le sexe à la mort, dans la perspective classique de l'Eros et du Thanatos. Faisant mourir Marcelle, il consacre la seule jouissance, dangereuse si possible – si elle est honnête, c'est qu'elle n'a guère de goût: "En général, on goûte les "plaisirs de la chair" à la condition qu'ils soient fades". Et pour que Simone puisse goûter (crues, donc blanches, ce qui les rapproche des autres globes blancs du roman) aux couilles de taureau servies aux spectateurs privilégiés d'une corrida, il faut qu'un taureau meure... et aussi un toréador en grande tenue, encorné, l'œil pendant hors de son orbite. Simone, meneuse du narrateur, consacre ici son rôle de leader toute-puissante, impitoyable, sadique et énorme, de l'"Histoire de l'œil".
"Histoire de l'œil": est-il question de l'œil de bronze, cet autre nom du cul, argotique? Ou n'est-ce pas le titre d'un roman qui interpelle le voyeur qu'il y a en tout lecteur, en toute lectrice, jusqu'à l'extrême? Il faudrait un Luis Buñuel pour mettre cela en images! Chargé, capiteux, convoquant sexe et religion à tous les niveaux, ce probable premier roman de Georges Bataille questionne la notion d'obscénité et repousse les murs, assumant de choquer tranquillement le lecteur bien sage dans son fauteuil.
Georges Bataille, Histoire de l'œil, Paris, 1928/Jean-Jacques Pauvert, 1967/Gallimard, 1998.
Lu par La Mémoire des livres, M Y R, Tonton Daniel.
Défi Je relis des classiques avec Vivre Livre et Délivrer des livres.
Une lecture qui me semble complexe pour moi mai qui a l'air intéressante.
RépondreSupprimerMerci pour la découverte !
Bonne journée !
Intéressante, mais il ne faut pas avoir froid aux yeux!
SupprimerBonne journée à toi!
"Georges Bataille questionne la notion d'obscénité" (le sexe, la mort)
RépondreSupprimerNotion que l'on retrouve dans l'histoire de la peinture moderne, d'Ingres à Picasso. (L'Erotisme, 1957)
En effet, avec parfois l'idée de repousser les limites. Trouble et scandale à la clé!
SupprimerMerci pour la découverte et ta participation, mais je vais m'en tenir à ta chronique ;-)
RépondreSupprimerBelle soirée!
Pas de souci! A très bientôt pour de nouveaux billets. Bonne journée à toi!
SupprimerSi je connais l'auteur de nom je n'avais jamais entendu parler de ce roman. Ceci dit j'avoue être assez peut tentée...
RépondreSupprimerC'est vrai que je commence fort… A bientôt pour une prochaine participation au défi des classiques!
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