Alice Louise Staman – Lorsqu'on est un gros lecteur, on apprécie parfois de lire ce qui se passe dans les coulisses de l'édition. Force est de relever, dans cet esprit, que pour le lecteur, la vie et la mort de l'éditeur Robert Denoël valent bien un roman. Deux personnes l'ont compris: Gordon Zola, qui a proposé au lectorat une biographie historico-déconnante intitulée "Le Père Denoël est-il une ordure?", et Alice Louise Staman (1942-2020), qui propose avec "Assassinat d'un éditeur à la Libération" une biographie fouillée de celui qui publia à la fois Louis-Ferdinand Céline et Elsa Triolet.
Dans un premier temps, l'auteure, universitaire américaine, explore la jeunesse et les débuts de Robert Denoël, de la Belgique à Paris. C'est là que le jeune homme met en place ce qui sera sa vie: une épouse nommée Cécile, plus velléitaire qu'ambitieuse, et l'envie à la Rastignac de devenir le plus grand éditeur littéraire... à Paris. C'est l'occasion pour l'auteure de planter le décor: Robert Denoël arrive en 1925 dans un monde éditorial parisien où les petites structures, carburant souvent au compte d'auteur, sont nombreuses mais où quelques géants donnent le ton: ce sont notamment Bernard Grasset et Gaston Gallimard. Côté écrivains, c'est le temps du vieux Paul Valéry et de sa jeune amante Jeanne Loviton, de Pierre Frondaie ("L'homme à l'Hispano"), du surréalisme, mais aussi d'Antonin Arthaud.
L'auteure dessine avec précision comment Robert Denoël va se tailler une place enviable dans ce milieu, entre autres grâce à de jolis coups éditoriaux: Denoël profite ainsi des atermoiements de Gallimard pour récupérer le "Voyage au bout de la nuit" de Louis-Ferdinand Céline. "Assassinat d'un éditeur à la Libération" va jusqu'à relater les dessous du prix Goncourt 1932, qui échappe précisément à Céline en dépit de son statut de favori. Piètre consolation pour lui que le Renaudot! Indissociable de Robert Denoël, Céline hante "Assassinat d'un éditeur à la Libération": on le découvre haineux envers les éditeurs, écrivain misérable et hagard traversant avec sa femme et son chat l'Europe en proie au chaos.
Puis vient l'Occupation... l'auteure en explore les vicissitudes pour les éditeurs et donne à voir certaines des tactiques utilisées par ceux qui publient des livres pour se couvrir. Elle évoque ainsi le labyrinthe des sociétés écrans ou fantômes créées par Denoël, mais aussi par d'autres éditeurs, pour faciliter un double jeu: les œuvres trop ouvertement favorables à l'occupant paraissent ainsi sous des labels qui ne sont pas celui de la maison d'édition mère. On a reproché à Denoël d'avoir collaboré avec l'occupant allemand; l'auteure démontre que tous les éditeurs l'ont fait, à leur manière, traçant leur route périlleuse sur une ligne de crête étroite: obéir à l'occupant, au moins en apparence, est une question existentielle, indique l'auteure.
C'est avec une minutie toute policière que l'auteure reconstruit les dernières heures de vie de Robert Denoël. Il n'en reste pas moins des zones d'ombre! Au-delà de cette description, "Assassinat d'un éditeur à la Libération" revisite les coulisses des tribunaux. Elle relève que Robert Denoël, qu'on découvre persuasif et habile en affaires, a déjà préparé une défense qui pourrait faire tomber tout le milieu éditorial parisien. Et surtout, elle brosse de Jeanne Loviton, devenue l'amante de Robert Denoël, le portrait d'une femme rouée, capable de trouver sa voie dans le dédale de tribunaux nés de la Libération et fonctionnant volontiers sous influence. Est-elle l'assassin? Selon "Assassinat d'un éditeur à la Libération", elle aura tout fait pour capter l'héritage Denoël au détriment de Cécile Denoël, veuve en instance de divorce de l'éditeur. Cela dit, même si l'on a envie de suivre son regard, l'auteure de "Assassinat d'un éditeur à la Libération" se garde bien d'accuser frontalement celle qui, malgré de lourds indices, est sortie indemne de ses nombreux passages devant des tribunaux.
La mort de Robert Denoël demeure donc un mystère historique, et ce sera sans doute le cas pour toujours: les personnes ont disparu, certains documents et pièces se sont perdus dès les débuts d'une enquête qui, l'auteure le relève, n'a pas toujours brillé par sa rigueur. Un mystère, c'est ce qu'il faut pour un roman. Dès lors, c'est la forme de la biographie romancée, richement documentée, nourrie d'archives difficiles d'accès, qu'Alice Louise Staman adopte pour dessiner le portrait complexe, torturé qui plus est par les méandres de l'Histoire, de l'éditeur Robert Denoël.
Alice Louise Staman, Assassinat d'un éditeur à la Libération, Paris, e-dite, 2005, traduit de l'anglais par Jean-François Delorme.
J'ai mis le nez dans cette histoire il y a peu car j'ai écrit un podcast dessus. C'est vraiment passionnant je trouve, très mystérieux.
RépondreSupprimerMerci d'être passée ici, Sandrine, et d'avoir laissé un commentaire! Où puis-je trouver ton podcast à ce sujet? En effet, la mort de Denoël reste un mystère. Et qu'on la parcoure selon la voie humoristique de Gordon Zola ou selon l'étude d'Alice Louise Staman, on n'est pas forcément plus avancés...
RépondreSupprimerAmicales salutations, bon dimanche à toi!