jeudi 23 février 2023

Georges Duhamel: les Etats-Unis, vision terrifiante du futur

Georges Duhamel – "Scènes de la vie future": voilà un récit de voyage atypique! L'écrivant à la suite d'un périple déroutant, Georges Duhamel y pose que l'Amérique, et précisément les Etats-Unis, sont le futur de l'Europe. Et il n'y a pas de quoi se réjouir selon lui... Guidé par plusieurs personnalités du cru, habituées au mode de vie américain de l'entre-deux-guerres, l'auteur s'étonne, se révolte, laisse résonner en lui l'expérience de ce qui s'avère un authentique choc culturel. Quitte à mettre les pieds dans le plat à plus d'une reprise, il la relate en des formes qui vont du dialogue, parfois poussé à l'absurde, à la réflexion personnelle, en passant par le style du reportage, mâtiné d'impressions personnelles fortes.

Le lecteur le verra ainsi horrifié lorsqu'il visite les monstrueux abattoirs de Chicago, lieu industriel où ni l'humain ni l'animal ne sont respectés. Il le découvrira réfléchissant au statut artistique du cinéma, un statut qu'il nie au terme d'une séance dont il déconstruit avec une glaçante justesse ce qu'on n'appelait pas encore l'expérience client à l'époque: des séances à la pelle organisées dans un complexe où les spectateurs sont littéralement avalés, une musique inconsistante où surnagent des éléments de musique classique sortis de leur contexte. Enfin, l'auteur reste dubitatif face à l'automobile reine, pilotée en ce temps-là par des conducteurs irresponsables: l'une d'entre elles avoue, avec une terrible désinvolture avoir écrasé deux humains au volant – "Deux seulement". "L'assurance paiera!", ironise l'auteur, plus loin.

L'écrivain interroge aussi la notion même de liberté, prétendument sacrée aux Etats-Unis, dès son arrivée, marquée par des examens d'hygiène obligatoires qui, pour le lecteur contemporain, évoquent immanquablement les tests PCR requis pour entrer dans telle ou telle nation en période de pandémie: est-on vraiment libre lorsqu'on est obsédé par son hygiène? Plus tard, l'obsession hygiéniste revient avec la mention des calories de chaque plat sur la carte d'un restaurant. La liberté apparaît bridée aussi par la Prohibition (l'auteur en mentionne les limites et l'hypocrisie) et par la politique de ségrégation raciale stricte, que l'auteur évoque à l'occasion d'une visite à une école pour Noirs: la séparation va jusqu'à rendre inconcevable, pour la directrice, noire, de déjeuner avec ses visiteurs, blancs. Enfin, le conditionnement par une publicité omniprésente peut être vu comme une injonction contraignante à consommer à outrance.

Des Etats-Unis, l'auteur dessine ainsi le portrait d'un pays entièrement voué à l'industrie, aux dimensions inhumaines à tous points de vue, régi par la standardisation à tout crin (il utilise à de nombreuses reprises l'adjectif "standard") et par les lois de l'économie: tel que l'auteur le perçoit, le dollar est un dieu qui asservit et ternit toute chose et déshumanise toute personne. Le travail lui-même paraît avilir l'humain, à telle enseigne que l'auteur, glissant avec malice l'idée récurrente du "droit à la paresse" (selon le titre d'un ouvrage de Paul Lafarge paru en 1880), suggère à son vis-à-vis américain révolté la création d'une "grande ligue pour apprendre à ne rien faire" (p. 76). Serait-ce une illustration d'un rapport au travail différencié selon qu'on est latin et catholique ou anglo-saxon et protestant?

"Scènes de la vie future" a servi de base documentaire à Hergé pour "Tintin en Amérique", et Céline s'en serait inspiré aussi pour son "Voyage au bout de la nuit". Mais quelle idée de lire aujourd'hui un tel ouvrage datant de 1930? Le lecteur constate qu'il n'y a pas grand-chose de changé, et que les tendances que l'auteur dessine sont toujours à l'œuvre en 2023, peut-être davantage même qu'au temps de la parution de ce livre. A ce titre, s'il se trompe parfois et s'exprime avec les mots de son temps, l'auteur réussit aussi à se révéler visionnaire: en se faisant du souci face au productivisme acharné et au consumérisme sans frein, ainsi que face à l'appauvrissement et à la standardisation des végétaux destinés à l'alimentation humaine, il arbore un côté écologiste avant l'heure. Et en décrivant le milieu du sport de compétition, il ne fait que décrire, avant l'heure, le sport-business d'aujourd'hui.


Georges Duhamel, Scènes de la Vie future, Paris, Mercure de France, 1930.

Défi "2023 sera classique" avec Nathalie et Blandine.


4 commentaires:

  1. Comme dit la chanson "Non, non, rien n'a changé..." Il est intéressant de voir que certains étaient déjà conscients de certaines dérives.

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  2. Bonjour Nathalie! En effet, l'auteur est revenu effaré par ce qu'il a vu aux Etats-Unis - d'autant plus qu'il le considérait comme "la vie future" de l'Europe. On y est...
    Bonne fin de semaine à toi!

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  3. De Duhamel, je ne connais que les Chroniques des Pasquier, lu il y a plusieurs décennies et qui figurait dans la liste de mes relectures si le confinement de 2020 s'état encore prolongé (oui, je fais partie de ceux qui étaient heureux d'avoir davantage de temps pour (re)lire!).
    quand vous parlez de visite des "monstrueux abattoirs de Chicago", cela me fait songer à "La jungle" d'Upton Sinclair, description du capitalisme américain le plus sauvage...
    (s) ta d loi du cine, "squatter" chez dasola

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    1. Bonsoir Tadloiducine, merci pour votre message! Je n'ai pas lu la "Chronique des Pasquier", si ce n'est les extraits utilisés dans les exercices de grammaire de mon enfance: il a dû servir dans le Bled, où j'ai lu pour la première fois les noms de bon nombre d'écrivains. Je note la référence d'Upton Sinclair, merci pour ce tuyau! Il semblerait que rien n'ait changé depuis Georges Duhamel...
      Bon dimanche et joyeuses Pâques, avec quelques heures d'avance!

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