Pierre Rehov – Les nazis, côté ésotérique: telle est la note de fond de "88", le dernier roman de l'écrivain et journaliste Pierre Rehov. Le monde est son terrain de jeu: baladant ses deux personnages dans un thriller qui s'étale sur trois continents, il traque le détestable héritage humain du nazisme à Moscou comme à Banda Aceh, en passant par les Etats-unis. Cela, autour d'une question qui se précise au fil du récit: qui sera la réincarnation d'Adolf Hitler?
Banda Aceh? L'auteur va chercher loin les bases de son propos, puisque tout commence par les chambardements survenus en Indonésie à la suite du dramatique tsunami de décembre 2004. Un médecin se retrouve nanti d'un gamin un peu bizarre qui, comme lui, a tout perdu, y compris ses proches. En Adih, le lecteur découvre un guérisseur au talent sélectif mais indéniable, muré dans son monde. Quant à Darwis Haikal, le médecin donc, l'auteur l'utilise comme véhicule pour introduire le lecteur dans le monde des intégristes musulmans indonésiens, conseillés... par des Allemands.
Moscou? On le sait, une partie du patrimoine documentaire nazi s'y trouve – en particulier une mâchoire du Führer, mais aussi, et c'est là qu'on bascule vers la fiction, son troisième testament, le "testament ésotérique". Emporté dans le tourbillon de la chute du régime communiste, tenté de passer à l'Ouest, un fonctionnaire, agent secret déçu, va essayer de faire valoir ce document à l'étranger.
Quant aux Etats-Unis, ils apparaissent sur la carte du roman à la faveur de l'enquête discrète menée auprès de néonazis par Melany. C'est le côté folklorique du roman, présenté en début d'ouvrage comme un hors-d'œuvre: l'auteur réussit à balader son lecteur, à la fois fasciné et dégoûté, dans le microcosme glauque de la petite ville d'Odyssey, repaire pennsylvanien de suprémacistes blancs par ailleurs bien sous tous rapports, hospitaliers même. Si cette localité est fictive, elle s'inspire clairement d'Ulysses, localité pennsylvanienne véridique, qui a défrayé la chronique à cause du goût immodéré de certains de ses habitants pour la doctrine national-socialiste. En revanche, et pour revenir en Europe, il ne masque pas le nom de la localité de Kahla, en Thuringe, haut lieu de l'extrême-droite est-allemande (les déçus de Staline, qui préfèrent encore Hitler), où exerce un médium précieux.
Mais le folklore cède rapidement la place aux activités de renseignements les plus violentes et les plus sérieuses. Avec son compagnon Jeffrey, Melany dénoue les liens, crédibles, qui rapprochent le nazisme et l'islam, et finira par sauver le monde au moment où des dignitaires indonésiens cherchent à identifier, parmi une poignée de candidats, celui qui est la réincarnation d'Adolf Hitler. Un peu à la manière de l'identification de la réincarnation du Dalaï-Lama...
On l'imagine sans peine, les fondements ésotériques du nazisme ont tout d'un galimatias. A partir de là, l'auteur recrée avec adresse et rigueur un corpus cohérent, au service de son intrigue et à l'usage de certains de ses personnages. Au-delà du monde islamique radical, on se retrouve ainsi avec le fantôme d'Heinrich Harrer, que le grand public connaît depuis le film populaire "Sept ans au Tibet" de Jean-Jacques Annaud (1997), avec Brad Pitt dans le rôle principal – on s'étonne même, en tant que lecteur, que ni Jeffrey ni Melany n'en ait entendu parler. En passant, l'auteur lâche quelques anecdotes bien réelles qui suggèrent qu'Hitler n'est pas tout à fait mort dans la culture populaire – à l'instar de cette exposition, véridique, où il était possible de se prendre en selfie avec un mannequin en cire à l'effigie d'Hitler, sur fond de "Arbeit macht frei".
Rigoureusement documenté on l'a compris, entre anecdotes et documents lourds, "88" est un thriller impeccable, raisonné de bout en bout. S'embarquant dans une histoire de réincarnation, cependant, il laisse le lecteur avec une nécessaire part de doute: l'humain qui paraît porter l'âme d'Hitler est-il vraiment sa réincarnation? Complémentaires pour le coup, Jeffrey et Melany jouent le jeu des coïncidences pour se demander si, selon le bon mot d'Einstein, elles ne sont pas le fait d'un dieu voyageant incognito. Et "88", alors? Le titre indique la voie symbolique choisie par l'auteur: suggérant deux fois la huitième lettre de l'alphabet, c'est le chiffre qui suggère "Heil Hitler" et constitue le symbole de ralliement bien connu des néonazis d'aujourd'hui.
Qu'on ne s'y trompe pas, cependant: si habile et documenté qu'il soit, "88" n'est en aucun cas une apologie du nazisme, et à travers ses personnages américains, moteurs de l'intrigue, l'auteur prend toutes ses distances avec cette doctrine. Mêlant ésotérisme et grande histoire, mettant à nu les liens entre islam politique et nazisme, il raconte une histoire captivante, addictive même (ça joue sur la fascination malsaine mais parfois irrésistible que peut exercer l'horreur, hein!), qui met en scène deux enquêteurs en rupture avec leur hiérarchie, assoiffés de liberté, à l'écoute d'une possible transcendance mais dont les pieds restent bien ancrés sur terre, dans la glèbe implacable de la raison – loin des délires d'un régime politique failli aux multiples métempsycoses.
Pierre Rehov, 88, Paris, Cosmopolis, 2021.
Le site de Pierre Rehov, celui des éditions Cosmopolis.
Lu par Anaïs, Asastru, Chacha, Froggy Delight, La Papivore, Reiko, Thrillermaniac, Tomabooks.
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