Katia Delay – Les secrets de famille et les rapports filiaux hantent "En réalités", deuxième roman de l'écrivaine Katia Delay. L'auteure parcourt la destinée de trois générations de femmes: Anna Gaudillat, l'aïeule, Alexandra la sculptrice, et Isabelle sa fille, mère de deux garçons. Cet univers familial, la romancière en fait un univers en soi, pour ainsi dire clos, pétri de complicités impénétrables, de chansons aussi, de tout un imaginaire.
Ces étoiles qui créent du lien
Pour ce faire, la romancière convoque tout ce qui peut faire lien entre les personnages, même si les contacts sont parfois lâches, voire définitivement distants car la mort s'en mêle. Tout commence, et c'est important, avec cette manière qu'on a, dans la famille, de guetter la première étoile à se lever au crépuscule.
Le motif des étoiles, et plus globalement du cosmos, va traverser le roman, jusqu'à susciter des vocations venues de loin. On le retrouve dans la "fusée-planète" qui, dès l'incipit de "En réalités", intrigue: le lecteur comprend peu à peu que c'est une construction familiale, assemblée par Isabelle et ses deux fils à la façon du palais du Facteur Cheval. On y trouve une étoile avec une pointe en corne.
Et côté cosmos, l'accident d'un des fils fera couler du sang sur un caillou, miniature de la planète Mars à laquelle l'enfant se prend à parler. Quant aux défunts, humains ou animaux, c'est aussi au ciel qu'ils se trouvent: s'ils sont enterrés, isolés par un lit de cailloux, c'est aussi à eux que l'on pense lorsque la famille regarde le ciel. Ainsi se construit une réalité parallèle, empreinte de l'enchantement de l'enfance (qui s'effacera), duquel Isabelle elle-même participe.
Père absent, (auto-) exclu
Un rituel dans lequel le père, Yves Goossens, n'entre pas. Il a sa propre réalité, qui n'est pas tout à fait celle des humains mais qui garde les pieds sur Terre: il est écrivain. On le sent inspiré, peut-être par son vécu, mais surtout préoccupé de la promotion de son œuvre – qui est précisément la mise en valeur de sa propre réalité à l'attention des humains.
Ce décalage constant, infranchissable et dont Yves Goossens semble n'avoir guère conscience, est illustré de façon péremptoire à la fin de "En réalités". Il est symbolisé par l'éloignement du père et de la mère à l'aéroport, lorsque leurs deux fils s'envolent pour les Etats-Unis en vue de leur départ pour la planète Mars. Une distance qui, même si les dates collent, ne doit rien à la distanciation sociale covidienne.
Réalités, versant sombre
Enfin, les réalités terriennes les plus sombres hantent également "En réalités". C'est que la famille Gaudillat est travaillée, génération après génération, par les secrets de famille. L'auteure s'intéresse particulièrement au rôle de mère porteuse endossé par un personnage – l'enfant lui aura été enlevé immédiatement, mais pas assez pour que cela ne se sache pas.
L'écrivain considère aussi les affres du père Gentil (sacré nom pour un tel personnage!), paysan dévoué à ses vaches et coupable de gestes relevant de la pédophilie à l'encontre des deux garçons, Samuel et Rémi – des épisodes traumatisants dont l'auteure retrouve en particulier un geste: ces mains posées sur les épaules des enfants et qui fonctionnent comme un signal à l'attention du lecteur. S'il est le fruit d'une vocation sincère, qu'on comprend profonde, leur départ définitif pour la planète Mars peut aussi être considéré comme l'envie de rompre avec ces éléments familiaux pesants et d'écrire, radicalement, une toute nouvelle page.
Enfin, il y a cette galeriste, Lucrèce d'Alfens, qui tourne autour de la famille Gaudillat, et la maison d'édition de Goossens – autant d'éléments qui disent la réalité des vanités du monde et de l'argent. Quoi de plus opposé aux éléments autrement précieux, affectifs, qui soudent une famille? Les visées de la galeriste sur la planète-fusée montrent que si elle est sincèrement émue, son flair d'agence a ses limites: pour Isabelle en particulier, qui pourtant ne roule pas sur l'or, cette création familiale vaut davantage que toute la gloire et tout l'argent du monde.
"En réalités" apparaît ainsi comme un roman dense, fait d'ombres et de lumière. Connectant la terre au ciel, il charrie en son cœur un riche vocabulaire familial fait d'objets, de gestes, de chansons, de rituels et d'histoires qui créent autant de liens. L'écriture emprunte à la poésie, pour son travail étudié du rythme, mais aussi au théâtre, via la désignation, en ouverture de chaque chapitre, des personnages qui y apparaissent – sans oublier les dialogues amicaux de Samuel et du caillou, qui constituent une réalité à part entière, avec leur musique faite de seules répliques.
Katia Delay, En réalités, Lausanne, BSN Press, 2021.
Le site des éditions BSN Press.
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