Tout commence par une tentative de reprise de contact de l'évêché de Nidaros, aujourd'hui Trondheim (Norvège), avec une colonie installée à Thulé (aujourd'hui Qaanaaq), au Groenland. L'auteur ne désigne guère les noms de pays, respecte les noms anciens des toponymes, ceux qu'ils avaient à la fin du XIVe siècle, plongeant le lecteur dans un léger flou géographique.
Ce flou fait écho au propos lui-même: l'équipée déléguée par les Norvégiens, menée par l'inquisiteur Montanus, manque plus d'une fois se perdre dans les glaces inhospitalières de l'Atlantique, puis sur un Groenland aux contours méconnus et traîtres. Lorsque l'auteur dessine ces équipées en terres hostiles, on songe immanquablement aux récits d'aventuriers vers l'Antarctique, façon "Le pire voyage au monde" d'Apsley Cherry-Garrard ou "Au pays du blizzard" de Richard Mawson: d'un pôle à l'autre, par-delà le temps, les solutions imaginées par les humains pour avancer en milieu glacial entrent curieusement en résonance.
Avec l'abbé inquisiteur Montanus, l'auteur met en scène un homme sûr de lui, radical. Il est permis de voir en lui le héraut d'une civilisation chrétienne triomphante, impérialiste comme on dirait aujourd'hui, et qui, sûre de la vérité catholique, l'assène sans trop se poser de questions, si ce n'est dans un bon gros esprit casuiste avant l'heure dont le but est de donner raison à Dieu, à ceux de sa bergerie et – quand même, hein – à Montanus lui-même. Chargé de restaurer la foi chrétienne en des terres où elle se serait dénaturée, celui-ci réfléchit, agit, restant persuadé jusqu'à la caricature extrême que sa voie, celle du Christ, est la seule possible, et qu'elle justifie plus d'une exaction, mises à mort comprises.
C'est que Montanus met les pieds dans un monde bien particulier, infernal à force d'être sauvage ou dégénéré, où la faim et la misère sont des compagnes constantes qui poussent à des usages qu'on dirait barbares en des contrées plus clémentes: exils, justice sommaire et ritualisée, pratiques de strangulation qui rappellent l'ivresse malsaine de l'actuel jeu du foulard. C'est donc bien un choc des civilisations que l'auteur met en scène. Choc démultiplié par ceux que le roman nomme les "publicains", et qui ne sont rien d'autre que les habitants premiers de la région. Mais contrairement au Christ, Montanus a un peu de mal à aller à la rencontre de ces publicains qu'il regarde de haut...
Roman historique d'exception peuplé de vikings affamés partis vers l'ouest, découvreurs de l'Amérique avant Christophe Colomb, "Court Serpent" – nom d'un bateau en clin d'œil au drakkar historique "Long Serpent" – se doit d'avoir un style à la hauteur. Et c'est là qu'éclate la magnifique spécificité de ce roman: il est capable de développer, sur la base d'un vocabulaire opulent et d'un rythme à la fois lent et habité, une langue qui n'appartient qu'à lui, puissante, obsédante – et délicieusement archaïque.
Et pour que tout colle, cela va plus loin, plus profond: l'auteur réussit à créer des personnages crédibles, dotés de mentalités telles qu'on peut les imaginer aujourd'hui pour leur époque. Le lecteur érudit identifie aussi quelques clins d'œil littéraires, tels que l'ombre du personnage lointain d'Einar Sokkason, héros d'une saga à lui tout seul, et peut être amené à penser que "Court Serpent" en est un spin-off contemporain.
S'il est assez bref, "Court Serpent" est un roman d'une implacable densité, relatant en mots choisis pour leur beauté une tentative de reprendre le contrôle d'une colonie en terres inhospitalières où règne une misère noire et sordide. C'est dur toujours, l'adversité est impitoyable et s'immisce comme par capillarité dans les circonstances les plus insoupçonnées. Mais en 133 pages, l'écrivain réussit à embarquer littéralement ses lecteurs dans une aventure terrible et stupéfiante. Et si celle-ci est historique, on l'a compris, elle pose aussi quelques questions sur notre manière de vivre d'aujourd'hui.
Bernard du Boucheron, Court Serpent, Paris, Gallimard, 2004.
Lu par Eontos, Nebal, Roman-historique, Wodka, Yossarian.
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