Corinne Chaponnière – Nous fêterons dans quelques jours, le 27 septembre, le deux centième anniversaire de la naissance de l'homme de lettres genevois Henri-Frédéric Amiel. C'est l'occasion d'en dire quelques mots, d'autant plus que vient de paraître "Seule une valse", ouvrage que lui a consacré l'écrivaine Corinne Chaponnière. Une écrivaine qui n'a pas perdu son temps pendant les confinements successifs de l'année 2020: elle les a mis à profit pour lire le journal d'Amiel, un monument de quelque 17 000 pages, paru il y a quelques lustres aux éditions L'Age d'Homme.
"Seule une valse" offre une relecture de la première partie de la vie d'Henri-Frédéric Amiel, la moins étudiée, vue à travers le prisme des sentiments. C'est qu'en plus d'être un diariste acharné, le bonhomme est un célibataire endurci, resté vierge jusqu'à sa trentaine bien entamée (et peu convaincu par l'expérience du dépucelage). Ce qui ne l'empêche pas d'avoir des attirances d'ordre romantique. L'auteure en dissèque la mécanique, entre cœur et raison, et donne à voir l'homme qui l'actionne.
Cette mécanique pourra paraître singulière à toute personne qui sait qu'il faut parfois écouter ses sentiments. Tout se passe en effet comme si, face à une attirance quelconque, Amiel opposait les arguments de la raison pour se refroidir. Des arguments purement théoriques, exigeants, portés cependant aussi par les impératifs de la société dans laquelle il vit. Ainsi, s'il recherche une femme à dot, c'est parce qu'il sait qu'avec son seul salaire de professeur de philosophie et d'esthétique à Genève, il ne pourra pas faire vivre un ménage.
Reste que si Amiel choisit de ne pas choisir, il n'en est pas moins fort entouré. L'auteure a le chic pour faire venir et revenir les femmes qui ont hanté le diariste: deux institutrices rencontrées en Allemagne et qui se posent en rivales l'une de l'autre, des personnes plus âgées que lui (alors qu'il préférerait une compagne plus jeune), et des cousines plus ou moins avérées: orphelin élevé dès l'adolescence par son oncle Frédéric et sa tante Fanchette, il se retrouve accompagné de gens de son âge qui se visitent les uns les autres. Plus tard, cette famille finira par s'avérer quelque peu encombrante, par exemple lorsqu'il s'agit pour Henri-Frédéric Amiel, soucieux de son devoir de frère, de loger avec sa sœur Laure, qu'il juge superficielle.
Plus largement, l'auteure de "Seule une valse" offre d'Henri-Frédéric Amiel le portrait d'un bonhomme qui pratique à merveille l'art de la procrastination, y compris en matière sentimentale: il sera toujours temps pour lui de trouver une épouse – sachant que le choix du mariage s'avère très mûrement réfléchi, du moins sur un plan théorique, graphiques à l'appui. Mais Amiel apparaît aussi comme un professeur peu soucieux de préparer ses cours, capable de bâcler un mémoire honorable dans l'urgence afin d'obtenir une place. D'emblée, le lecteur le découvre peu pressé d'achever sa thèse de doctorat, pour laquelle il a quitté Genève pour d'autres cieux plus ouverts.
Genève? L'auteure en retrace les vicissitudes d'ordre politique et les enjeux de société, marqués par des classes bien dessinées et entre lesquelles on ne se mélange pas au-delà d'un certain niveau. Elle synthétise aussi le point de vue d'Amiel lui-même, qui paraît à plus d'une reprise étouffer dans une ville vue comme petite, provinciale dirait-on, à bien des égards. Enfin, compte tenu qu'Amiel est un protestant bon teint, la question des religions et de la manière dont elles façonnent les mentalités est également présente dans la réflexion de "Seule une valse".
Les amours tortueuses d'un diariste sincère, célibataire parce qu'il a le temps avant de l'être du fait d'une posture défensive, servent dès lors de point de départ à une lecture de la société genevoise du mitan du dix-neuvième siècle. La plume de l'auteure de "Seule une valse" s'avère aisée, malicieuse parfois, témoignant de la valeur documentaire, sinon littéraire, du journal d'Amiel. Et son propos suggère qu'en société comme en amours, il en va toujours un peu de même aujourd'hui.
Corinne Chaponnière, Seule une valse, Genève, Slatkine, 2021.
Le site des éditions Slatkine.
avez-vous lu l'essai de Roland Jaccard sur Amiel ? je me suis plongée dans Le Monde d'avant (journal de RJ 83-88) comme un hommage de circonstance, et puis j'y prends un plaisir de lecture pas anticipé du tout...
RépondreSupprimerHélas non, je n'ai pas lu cet ouvrage de Roland Jaccard... Il serait temps que je me mette à cet auteur, récemment disparu, suisse qui plus est.
SupprimerMerci de votre visite par ici et bonne fin de semaine à vous!