Loïc Herry – "Cela parle du corps de la poésie", annonce le poète Loïc Herry dans la lettre d'accompagnement qu'il envoie à une éditrice avec les huit poèmes de son recueil "La leçon d'anatomie", écrits au début des années 1980. "La poésie est une langue morte", dit l'auteur dans cette séquence; mais il dit aussi: "Oui, la poésie bat encore".
À la fois vive et morte, elle mérite selon le poète une approche amoureuse qui, au-delà des références évidentes, plonge ses racines dans les blasons du corps féminin, chers à certains poètes de la Renaissance – pour mémoire, un genre qui fait de chaque texte un "zoom" poétique sur une partie du corps, prise à part.
Corps coupé
Prise à part? Voilà qui est important. Dès le titre de ce recueil, l'auteur annonce une "anatomie", qui n'est rien d'autre qu'une dissection, une découpe du corps humain. Le cinquième poème de l'ouvrage indique par exemple l'idée du bistouri. Associée à l'œil, présent ailleurs, elle ne manque pas, soit dit en passant, de faire penser au film "Un chien andalou" de Luis Buñuel.
Mais revenons au début: le propos des trois premiers poèmes résonne dans une structure similaire, découpant la langue française en vers pour annoncer de façon franche une musique particulière, celle qui n'appartient qu'à la poésie. Tout paraît bien rangé ici, chaque partie du corps évoquée par groupes de trois vers. Les deux premiers poèmes paraissent particulièrement proches, utilisant les mêmes vers isolés d'une structure faisant alterner tercets et vers seuls, alors que le troisième poème, reprenant la même structure, ose prendre quelque distance tout en restant parent.
Un jeu de proximités et de distances qu'on retrouve dans les thèmes abordés: les deux premiers poèmes se concentrent sur ce qui appartient à la bouche, lieu de l'énonciation, sans exclure l'œil – nous en reparlerons. Le troisième poème, quant à lui, poursuit l'image de la découpe en évoquant l'idée d'une oreille coupée. Il évoque aussi le pénis, organe vu comme ambivalent, à la fois pénible et fier, borgne aussi – nous voilà revenus à l'idée de l'œil.
Mon œil!
Oui, l'œil apparaît comme un organe récurrent dans "La leçon d'anatomie". L'auteur le découpe, le cerne, mais est-il vraiment l'organe qu'on pense? Dans le cinquième poème, le poète ose un rapprochement qui va éclairer ce motif d'une manière inattendue: ne serait-il pas question de l'œil de bronze, donc de l'anus, "rimbaldien choquant et distingué"?
Par ce simple jeu de polysémie, l'auteur jette le trouble dans l'esprit du lecteur. Il ouvre aussi la porte à une lecture érotique de ses poèmes. D'autant que le cinquième texte évoque "la belle Marion" ou "la blanche Ophélia".
Thème et variations
Le jeu des images et des parties du corps vues par le poète en autant d'éclatés sait séduire. Mais quelle est la part, vectrice de force évocatrice démultipliée, de l'art du poète? Force est de constater qu'elle est d'une épatante richesse, donnant au lecteur l'impression d'écouter un thème musical avec ses variations – l'un se mêlant volontiers aux autres en un jeu fin et maîtrisé d'infinies résonances.
Les trois premiers poèmes du recueil arborent une allure classique: c'est le gris typographique familier des poèmes à vers, avec justification à gauche et interligne double, au service d'une écriture qui vise l'essentiel, taille parfois dans le vif, omet de finir ses phrases pour aller à l'os, ne ponctue pas. Elle s'avère presque classique vue de loin – voilà le thème.
Mais soudain, dès le quatrième poème, on resserre: l'écriture se fait presque prose, le rythme gagne en urgence et en inquiétude au fil des points d'interrogation et autres ponctuations. Pourtant, c'est le même monde: ce que l'auteur a posé dans ses premiers poèmes revient claquer, transfiguré, dans ce quatrième texte. Ce, dès les premiers mots: "De sang armé et bétonné", c'est le quatrième vers du premier et du deuxième poèmes.
L'écrivain va jusqu'à oser une écriture qui paraît soudain prosaïque dans "Chirurgie", le seul poème du recueil qui ne s'intitule pas "La Leçon d'Anatomie". Il adopte ainsi une musique à lui, sur un ton professoral. Forcément: c'est là que se trouvent quelques clés de la séquence de poèmes, indiquant en particulier que c'est bien du corps de la poésie qu'il s'agit, et que le corps humain éclaté en est la métaphore.
Enfin, un mot sur les jeux de sonorités. Avec leurs formes manifestement versifiées, les premiers poèmes auraient pu, dirait certain lecteur, avoir de vraies rimes! Vraiment? Le poète va plus loin, au-delà de la binarité de la rime, en jouant les résonances sonores. Cela passe par les à-peu-près sérieux et bien trouvés qui réunissent les vers isolés des premiers poèmes, mais aussi par les échos qui traversent tout le recueil et contribuent de manière décisive à son unité.
Références
Enfin, les amateurs de références littéraires seront gâtés, l'auteur leur offrant quelques os à ronger. Rien de servile là-dedans cependant: les références sont judicieuses, revisitées avec pertinence. Nous avons déjà cité Buñuel. On pense aussi à l'improbable Jean d'Acre – nom coupé d'une ville connue, mais Jean d'Acre n'existe pas sans son "saint", tout comme une partie du corps ne saurait exister hors d'un ensemble.
Arrive par ailleurs, dès le troisième poème, une allusion à Œdipe et à ses pieds enflés, bien entendu rapprochés de la psychanalyse, "l'énigme viennoise" dit l'auteur. Et ce pied pour la "chaleureuse chaussure", n'est-ce pas celui de Cendrillon? L'auteur convoque ici les imaginaires communs au lecteur et à lui-même pour créer une connivence.
Et Lautréamont? Il hante le quatrième poème de l'ouvrage, où se glisse une table de... dissection – bien entendu, dans une optique de corps proposés à la découpe. Bien entendu, on ne saurait recoudre dans "La leçon d'anatomie". Dès lors, s'il y a bien un parapluie qui devrait aimer, tout à la fin du poème, la machine à coudre y devient machine à moudre. Couper fin, encore.
Enfin, la découpe ultime n'est-elle pas celle de la décomposition? "Cette mort est la mienne je ne veux pas mourir/Au-dessus de moi des yeux déjà me décomposent", annonce, funeste, le poème conclusif du recueil. Annonciateur de la décomposition majeure de tout corps vivant, il apparaît au lecteur d'aujourd'hui comme un envoi en forme d'adieu définitif. Comme si le jeune auteur avait déjà, au moment d'écrire "La leçon d'anatomie", l'intuition de l'heure où la Parque couperait son fil de vie – survenue en 1995. Loïc Herry avait alors 36 ans.
Loïc Herry, La leçon d'anatomie, St-Quentin-de-Caplong, Atelier de l'agneau éditeur, 2021.
Le site consacré à Loïc Herry, celui de l'Atelier de l'agneau. Merci à Babelio pour l'intermédiation.
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