mardi 14 septembre 2021

Eva ou l'amour d'un homme rangé

Jacques Chardonne – Dans "Eva ou Le journal interrompu", le romancier Jacques Chardonne offre la parole à un homme sincèrement et éperdument amoureux de sa femme, Eva, et dont il croit être aimé. C'est le regard de l'homme qu'il livre, au travers d'un ouvrage conçu par notules rarement datées, ce qui suggère sans l'affirmer la forme d'un faux journal.

Sur quelque 150 pages, le ton est à la confession, à une introspection qui impose un rythme de lecture lent. Le narrateur apparaît comme un anti-héros parfait, auteur d'un roman publié il y a longtemps puis de seules lettres commerciales – rentré dans le rang. 

Amoureux de son épouse, il l'est, sans doute sincèrement. Mais à force de vouloir prévenir tous ses désirs, y compris ceux qu'il suppose, il apparaît plutôt comme quelqu'un de mou, satellisé par l'autre, allant jusqu'à renoncer à toute vie sociale. Longtemps, on ne saura même pas son nom, comme pour souligner son caractère insignifiant.

Cette renonciation à la vie sociale, il est permis de la lire dans l'éloignement que pratique le couple, qui quitte dans un premier temps Paris pour aller vivre dans la petite ville d'Epône (Yvelines), puis dans un patelin porche de Lausanne, Montcorget – qui n'existe même pas, suggérant que ses personnages vont jusqu'à s'échapper du réel.

De sa femme, le narrateur dessine le portrait d'une personne curieusement distante et fragile, devant faire l'objet de soins constants. Peu à peu, les fissures apparaissent dans cette description, même si le narrateur peine à se les avouer. Est-il possible d'aimer un tel homme, en effet? Dès lors, apparaît également la distance entre le sentiment qu'Eva a d'elle-même et l'image qu'en renvoie le journal du narrateur. 

Un journal qui n'avait pas vocation à être dévoilé. Le dévoilement d'un secret a toujours de quoi blesser, scandaliser, et c'est le cas ici également, au moment où se produit, éclat soudain dans ce livre faussement dormant, le choc frontal des subjectivités.

Certaines pages sont portées par la petite philosophie des jours du narrateur, naissant de ses activités de jardinage. Elle apparaît parfois un poil pontifiante ("Une femme intelligente et qu'on aime est un auditoire merveilleux", suggère-t-il par exemple), comme le reflet des pensées d'un homme médiocre. 

Homme dont, cela dit, l'écrivain excelle à creuser les caractères, celui du narrateur en tête. Partant du regard d'un homme sincère mais – voudrait-on dire – sans qualités, c'est de la psychologie du couple qu'il parle par fines touches dans "Eva ou Le journal interrompu", et en particulier des errements d'un amour au masculin.

Jacques Chardonne, Eva ou Le journal interrompu, Paris, Folio, 1983/Bernard Grasset, 1930. Préface de l'auteur.

Lu dans le cadre du défi "Cette année sera classique" avec Délivrer des livres et Vivre Livre.




4 commentaires:

  1. Inconnu au bataillon ! L'auteur comme le roman. Et j'avoue que votre avis ne me donne pas trop envie de le lire... Cet homme trop mou m'agacerait je crois ! Merci pour cette nouvelle découverte.

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    1. En effet, le narrateur a des côtés insupportables à force.
      L'auteur, ancien collabo, hussard, est aujourd'hui un peu oublié en effet. Il avait fait reparler de lui en l'an 2000, à l'occasion de la sortie du film "Les destinées sentimentales" d'Olivier Assayas, adapté d'un autre de ses romans.
      Merci et bonne journée!

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  2. J'avoue être un peu perplexe. Ce que tu dis sur la narrateur mou qui se plie à chaque désir de son épouse aurait tendance à me faire fuir.
    Je ne suis pas sûre que ce roman me plairait.

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    1. J'ai aussi été surpris par ce personnage auquel on a parfois envie de mettre des claques... Cela dit, il est possible que j'essaierai d'autres titres, plus développés, de cet auteur qu'on dit fin observateur du couple.
      Bonne journée et merci de ton passage!

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