lundi 14 septembre 2020

De la tendresse pour les Jean de peu

Mon image

Thierry Girandon – Se trouver bien avec une jambe de femme. Vivre la vie des gens "qui ne sont rien", comme disait l'autre, et que l'écrivain observe avec tendresse en leur offrant toujours une lueur d'espoir dans un monde qui ne leur en donne guère. Sur le ton subtilement décalé qui est le sien, Thierry Girandon embarque une fois de plus dans ses nouvelles. 

Cette fois, le recueil s'intitule "Perpète". Et souvent, c'est en intérieur que l'action se déroule. Est-ce à dire que l'on est prisonnier de son logement? Le simple souvenir du confinement du printemps dernier suggère une réponse affirmative. 

Dans "Perpète", les personnages s'appellent Jean, Brigitte, Claire, Olivier. Une brochette réduite de prénoms récurrents qui crée une unité au fil des nouvelles. Il est permis de penser que ce sont les mêmes personnages, mais rien n'est moins sûr en fait: au fil des nouvelles, Jean est par exemple divers, tantôt célibataire dans "Les Pluies", tantôt marié à Brigitte dans "Marche blanche". A moins qu'il ne vive encore chez sa mère... 

"Perpète" cultive un goût pour le miteux, voire pour le sordide, comme pour souligner, métaphoriquement, la misère sociale des personnages. L'humain transpire à chaque page, ça sent le sale, la merde, la bière, le foutre, et ça paraît presque normal sous la plume faussement distancée de l'écrivain. Il y a des blattes un peu partout, la vaisselle n'est pas toujours faite, on fait l'amour vite fait dans les toilettes d'un bar de troisième zone comme dans "L'ensorceleuse" – le bar s'appelle d'ailleurs "Le Rebut", comme si ses clients étaient des rebuts de la société. Mais n'oublions pas: l'auteur a de la tendresse pour ces hommes et femmes de peu, emprisonnés "à perpète" dans leur condition.

Il y a aussi le vomi, liquide corporel récurrent dans "Perpète". Plutôt que d'évoquer sa description la plus premier degré, il vaut la peine de rappeler la manière dont le Furan, qui déborde soudain, dégueule Jean dans "Les pluies". L'auteur décrit les objets les plus improbables que la rivière stéphanoise charrie, et l'on pense de manière fugace au roman "Liquéfaction" d'Alain Freudiger. 

Sachant que le Furan est une rivière souterraine bien contrôlée, il est permis de voir dans "Les Pluies" l'image d'une révolte d'une nature qui se révolte à force d'avoir été trop contrainte et canalisée. Révolte de la nature comme image de la révolte de l'humain? Il est aussi permis de lire ce recueil de cette manière, et d'être indigné par la manière chiche dont les personnages mis en scène par l'auteur vivent, dans un pays qui se targue d'être une puissance mondiale.

La jambe de la nouvelle "Les Pluies", qui ouvre le recueil, entre en résonance avec la main coupée de la nouvelle "Le Congélateur", qui le termine. Il est permis de penser que chez Thierry Girandon, comme dans certains textes d'Anna Rozen (par exemple "Bonheur 230"), les corps humains se présentent en pièces détachées. Mais plus que le lien entre les livres, on retiendra du "Congélateur" le souvenir de ces enfants morts que des parents aux abois tuent et congèlent faute de mieux, retracé avec une glaçante pudeur.

Enfin, le lecteur relève au fil des pages de "Perpète" une écriture simple, brute de décoffrage (on pense aux répétitions pas forcément volontaires, à l'affection pour le verbe "zyeuter" qu'on retrouve dans plus d'une nouvelle), en phase avec les univers et les personnages mis en scène. Sans virtuosité hors de propos, celle-ci est cependant enrichie par des images folles mais qui sonnent juste ou parfois de façon théâtrale: "Elle écrasa l'oeuf dans sa main de telle sorte que le blanc dégoulinât le long de son avant-bras" ("L'oeuf", p. 126). Et ceux qui aiment les ambiances de supermarché qu'on trouve dans d'autres textes de Thierry Girandon seront servis avec "Moïse"... 

Thierry Girandon, Perpète, Paris, Editions sans crispation, 2020.

Le site des Editions sans crispation.

2 commentaires:

  1. C'est un très beau livre en effet, d'un auteur qui mérite d'être lu. A noter, en plus, que "Perpète" vient de sortir. Alors fonce! :-)
    Je te souhaite une bonne journée et une bonne fin de semaine.

    RépondreSupprimer

Allez-y, lâchez-vous!