Alain Freudiger – Alors qu'on célèbre aujourd'hui les poissons d'avril, pourquoi ne pas évoquer l'élément liquide, celui dans lequel ils se sentent le plus à l'aise? Justement, le roman "Liquéfaction" d'Alain Freudiger a paru il y a une petite quinzaine aux éditions Hélice Hélas, et il y est question d'eau, par mètres cubes, comme si le monde entier devenait une immense baignoire fantasmagorique, peut-être sous l'effet du changement climatique. Ce livre semble devenir ce monde tout en vagues où les terres sont un fantasme: pour l'image, l'éditeur a choisi de laisser flotter – j'allais dire "ondoyer" – les marges de droite au lieu de les justifier. Mais voyons cela de plus près...
Voilà un roman structuré en quatre parties qui sont autant d'éléments aux rythmes particuliers et bien tranchés. Pour commencer, il faut se plonger dans l'élément liquide. Le premier chapitre (j'allais dire "mouvement", comme pour une symphonie: "Liquéfaction", c'est une musique) a tout d'une exposition. Il met en évidence le personnage principal du roman, Baptiste Ott. Son nom rime certes avec Aristote, mais son jeu dans la baignoire où il se baigne est plus proche de celui d'un Archimède rêveur. Résultat: avec l'acuité des tropismes d'une Nathalie Sarraute, l'auteur explore à fond ce que suggère la baignoire, lieu de jouissance, de mort aussi (Claude François, Marat). Lieu aussi où l'on s'observe, au-dessus et en dessous de la surface de l'eau. Où l'on bande, aussi, si l'on est Baptiste. Le bain, c'est un moment à soi, et les sensations déclinées par l'auteur trouveront immanquablement un écho dans celles que ressent n'importe quel baigneur. Reste que confiné dans une salle de bains, ce moment apparaît plutôt statique...
... ce qui change dès la deuxième partie, clairement plus romanesque, où les dialogues émergent: emporté par une vague plus haute que lui, Baptiste Ott surnage une inondation monstre, partant d'une Suisse rêvée (on aime les noms de localités inventés) au gré des flots hasardeux de la Rheuse. Les dialogues s'installent, les rencontres aussi, suggérant un voyage qui n'est pas sans rappeler l'Odyssée d'Ulysse – d'autant plus que l'épouse de Baptiste Ott, retrouvée au bout du périple, s'avère entourée de plein de gens prétendument amicaux. Ces rencontres signifient aussi, peu à peu, la liquéfaction progressive d'une humanité en proie à un cataclysme aquatique qui la dépasse. Cette liquéfaction passe par les comportements certes, de plus en plus anarchiques, hostiles ou erratiques, mais aussi par le langage, de plus en plus approximatif, parfois un peu difficile à lire pour le lecteur, tant l'auteur s'attache à recréer des accents fantaisistes. Pour lutter contre cette érosion, le ressassement, en stimulant le souvenir, peut être une solution: ainsi, Baptiste se raconte à plusieurs reprises, à la manière de Marianne dans "La Vie de Marianne" de Marivaux. Et cet aspect narratif trouve un écho dans la forme du récit, qui use volontiers de ces "[...]" qui suggèrent que quelque chose a été perdu. Si l'humanité part en lambeaux, en effet, pourquoi pas la littérature?
Ce voyage est aussi l'occasion de revisiter l'inévitable mythe de Noé, en particulier en suggérant que Baptiste Ott aime boire du vin, à l'instar de celui qui, selon la Bible, planta la vigne. Bible? Dans la mesure où l'eau est un élément qui traverse ce livre saint, pour le pire comme pour le meilleur, il est piquant de relever que Baptiste voyage longuement avec une fille romaine très libre nommée Ana. Le rapprochement des prénoms (Ana-Baptiste) suggère étymologiquement que le voyage, et par conséquent tout le roman "Liquéfaction" n'est rien d'autre qu'un nouveau baptême, une épreuve suprême passée à l'eau bénite. Bible toujours: l'auteur se montre discret sur la tenue vestimentaire d'Ana et de Baptiste, laissant le lecteur les imager nus comme Adam et Eve, et peut-être innocents comme eux. Ou pas.
Commencée dans la deuxième partie de "Liquéfaction", la déliquescence de l'humanité s'accentue dans la troisième partie, suggérant de façon plus accentuée les violences et mortalités résultant de cette inondation mondiale. Là, c'est à l'intérieur d'une nef des fous surpeuplée, qui peut faire penser aux embarcations qui traversent la Méditerranée du sud au nord pour offrir aux voyageurs un monde qu'on dit meilleur, que tout se délite, la cuisine comme la discipline: chacun finit par faire ce qu'il veut, comme il veut, sur un sablier (un navire chargé de sable, donc) qu'on voit facilement comme une métaphore qui temps qui passe. En précurseur de cette anarchie à venir, Baptiste Ott reste dans sa baignoire, esquif étrange qui, bizarrement, flotte à la remorque du sablier: ah, les mystères de théorème d'Archimède!
Mais alors que tout fout le camp, comme de l'eau ou du sable qu'on tente désespérément de retenir dans ses mains jointes, le quatrième mouvement de "Liquéfaction", structuré en chapitres courts et rapides qui sont autant d'histoires, offre une lumière d'espoir: la littérature ou, pour le dire autrement, l'art de raconter des histoires même simples, devrait sauver l'humanité, par-delà les clivages et les cultures. Pour le coup, l'auteur fait du sablier un de ces lieux amènes, confinés, où l'on se raconte des histoires depuis la nuit des temps: on pense à l'"Heptaméron" de Marguerite de Navarre. Et les transitions entre les histoires, soignées, suggèrent que les personnages regroupés dans le bateau surfent sur une vague de récits. Image aquatique encore.... Et c'est sur un dernier tronçon qui rappelle son début que ce roman se referme: telle l'eau, la narration de "Liquéfaction" a son cycle.
Sans devoir jamais sortir les rames, sans jamais se noyer, l'auteur emmène ses lecteurs dans un voyage tortueux et chantourné, suivant les méandres d'un récit qui assume ses références littéraires: célèbres ou méconnues, actuelles le plus souvent, anciennes parfois, celles-ci viennent installer un contrepoint toujours pertinent à la narration, installation une dimension supplémentaire au fil du récit.
Alain Freudiger, Liquéfaction, Vevey, Hélice Hélas, 2019. Illustration de Bastien Schmid.
Le site des éditions Hélice Hélas, le blog d'Alain Freudiger.
Lu par David Medioni, François Perrin.
Lu par David Medioni, François Perrin.
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