mardi 28 juillet 2020

"Cafard noir", la corrosion du feel-good

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Collectif – Fait-on de la bonne littérature avec de bons sentiments? C'est là une question récurrente dans le milieu des lettres. L'émergence de la littérature feel-good et des guides de développement personnel a pu faire pencher la balance vers une réponse naïvement favorable. C'est sans compter les éditions Intervalles, qui ont fait paraître tout dernièrement un recueil collectif de nouvelles bien corrosives qui dissolvent des certitudes quelque peu ronronnantes. Cela s'appelle "Cafard noir", et c'est sous-titré "Seize leçons d'enveloppement personnel". Tout un programme, porté par des auteurs pas forcément célèbres, mais qui tracent leur voie en qualité de plumes d'humoristes, de scénaristes ou d'éditeurs, parfois auréolés de la publication de quelques romans. Et s'avèrent brillants dans le genre de la nouvelle, pour le coup.


S'accepter soi-même est-il évident lorsque l'on est toujours le deuxième face à une fille, qu'il faut toujours céder la place? "La Consolation", nouvelle de Benjamin Fau, met le lecteur dans la peau d'un personnage aimable mais falot qui accepte d'être toujours le bonhomme de seconde zone, celui auquel l'entreprise paie un voyage en train compliqué de la France vers la Suisse parce que c'est moins cher, alors que deux collègues se voient offrir un transport plus direct et plus commode. S'accepter comme second violon, c'est parfois le message d'un certain discours du développement personnel. L'écriture est faussement sage, et la conclusion paraît presque glaçante dans le manque d'ambition qu'elle exprime: "On dira ce qu'on voudra sur l'amour, le sexe et tout le reste, mais être vivant c'est déjà pas mal."

Le monde de l'entreprise est une proie rêvée pour certains auteurs des nouvelles de "Cafard noir". Il y a ainsi un Chief Happiness Officier dans "Jolly Good Fellow" d'Anne Bouillon. Son écriture utilise de façon caricaturale les jargons et gadgets d'entreprise, ainsi que le discours des cours de développement personnel qu'on peut y trouver. Quelques noms résonnent là-dedans, par exemple Pierre Rabhi – normal alors qu'on travaille dans une entreprise nommée Vivaplantes. Mais le fait qu'elle se trouve à Limoges lui donne tout de suite l'image d'un point de chute pour personne... limogée. Les stages de développement personnel en prennent aussi pour leur grade, entre autres dans "Mona" de Laurence Balan, qui oscille avec adresse dans le triangle périlleux constitué par les séminaires, la sexualité de groupe et les religions de pacotille.

Bien entendu, plus d'une nouvelle aborde la difficulté de vivre des femmes d'aujourd'hui. Elles peuvent vivre du côté de Paris, et dès lors, leur problème principal est celui des fêtes d'anniversaire des enfants, avec une "piñata" en point de mire – c'est "Piñata" de Laurette Polmanss, qui devrait parler à tous les parents qui lisent "Cafard noir" parce qu'elle dégomme méthodiquement les codes des goûters d'anniversaire d'aujourd'hui. Dans un registre plus glaçant parce que plus essentiel, "Rocinha", d'Eugénie Daragon, évoque avec un humour noir et sans sucre quelques personnages victimes d'une misère noire du côté des favelas brésiliennes. Les premières victimes, y compris sexuelles, sont les femmes, les hommes réussissant toujours à tirer leur épingle du jeu en jouant un rôle de protecteur plus ou moins assumé. Enfin, décrit par Marcel Caramel, "Le Fabuleux destin de Sidonie Chouquette" met en scène, non sans ironie, une femme qui s'efforce de sourire face à l'adversité du quotidien. Trop mignon, du feel good de la meilleure eau, l'adversité s'acharne et Sidonie sourit quand même! Mais qu'advient-il lorsque la façade s'effrite? Quand le lecteur découvre par exemple que le personnage ne s'appelle pas vraiment Chouquette? Décidément, la vie n'est pas un film avec Amélie Poulain.

Les auteurs s'intéressent aussi à des personnages masculins, qui ont aussi leurs petites misères. Il y a ainsi une envie de suicide dans "R comme Ratage" de Delphine Dubos, narrée à la première personne par un personnage dont le parcours personnel et professionnel a connu une chute rocambolesque. Et la misère sexuelle masculine s'étale dans "Attractive World" de Nicolas Cartelet: l'argent peut-il encore acheter l'amour, ou au moins à une illusion en ligne qu'on peut appeler ainsi? Ou y a-t-il des mecs définitivement recalés sur le marché des sentiments, par exemple à cause de leur physique?

Pas de cadeaux pour les personnages, donc, souvent enfoncés de manière jouissive... Et force est de relever que les seize auteurs de ce recueil recyclent dans un souci de subversion tout ce que la littérature bienveillante produit depuis quelques années. On croisera ainsi les noms de Paulo Coelho, de John Gray (dans le savoureux "Devenez vous-même en mieux: soyez pédé" de Pascal Fioretto), ainsi que quelques concepts à la mode, soudain invariablement dérisoires. Le ton s'avère piquant souvent, féroce même; le recueil offre ainsi un recul critique et ironique face à des idées et bons sentiments mièvres, formulés par des "pensées positives" à deux balles et trop souvent présentés comme la panacée alors qu'elles ne font qu'inciter les hommes et les femmes d'aujourd'hui à accepter la médiocrité et à y rester enfoncés. Et le lecteur s'interroge: tous ces personnages ne sont-ils pas peu ou prou un miroir tendu face à lui?

Collectif, Cafard noir, Paris, Intervalles, 2020. Publié sous la direction de Stéphane Rose.

Le site des éditions Intervalles.

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