jeudi 18 juillet 2019

"Oxalate", le meilleur côté des barreaux

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René-Marc Jolidon – "C'était hier, ou le jour précédent, un fait-divers dans le journal". D'hier et d'avant-hier, il est beaucoup question dans "Oxalate", le dernier roman de l'écrivain René-Marc Jolidon. Et le lecteur a aussi droit à quelques faits divers, ainsi qu'à leurs coulisses porteuses de secrets. Dans une petite ville qu'on dit capitale et dont on devine qu'il s'agit de Delémont (elle n'est jamais nommée), les gens se parlent et se connaissent, même s'ils viennent d'ailleurs. C'est donc autour de Fred, de Lorenzo, d'Alice et de Gabi que tout va se révéler.


Lorenzo? Il est à l'hôpital. Cancer, phase terminale! Forcément, il est au centre de toutes les attentions prodiguées par les personnages: Fred qui vient lui rendre visite par amitié, Alice l'infirmière qui prend soin de lui. Tout naturellement, c'est ce personnage de Lorenzo que l'écrivain place au centre de son intrigue, forçant l'attention du lecteur. Il y aura des mensonges dévoilés, des secrets remplacés par d'autres secrets, pas moins lourds à vivre mais finalement confortables: qui a tué Pipo alias Pied-de-Poule – personnage veule, violent parce que faible, que l'auteur prend soin de dessiner, aussi bien que les autres, peut-être parce qu'il apporte son propre supplément d'humanité? Et qui conduisait la voiture volée en ce soir d'ivresse? En suggérant qu'on glisse d'un mensonge à l'autre, et que ces mensonges arrangent pas mal de gens, l'auteur suggère que la vérité, si communément admise qu'elle soit, est en fait à géométrie variable.

C'est justement le personnage de Lorenzo qui est chargé de porter cette manière de penser. Lorenzo, c'est la petite frappe locale, le trafiquant de drogue ramenée de Bâle, celui qui monte des combines pour devenir riche, et est bien connu des services de la police. C'est aussi le personnage qui porte une vision singulière sur sa vie, qui n'accepte pas le monde des hommes et n'y trouve définitivement pas sa place. On le découvre parfaitement à l'aise en prison, y vivant même mieux qu'en liberté – ce qui pose la question des libertés dont chacune et chacun dispose réellement lorsqu'il vit hors de prison: quel est le meilleur côté des barreaux? A chacun ses contraintes, et Lorenzo suggère que la réponse est moins facile qu'il n'y paraît.

L'auteur, on le sent, éprouve une tendresse certaine pour le personnage de Lorenzo, qui se sent libre même et surtout en prison, et trouve sa rédemption dans les livres que Fred lui fait parvenir... et ceux qu'il pourrait lire un jour, dont le titre comprend le mot "soleil". Clin d'œil paradoxal pour un gars qui a passé la moitié de sa vie à l'ombre! Le lecteur se sent certes secoué par ce parti pris: peut-on se laisser aller à aimer un délinquant, si philosophe et moribond qu'il soit? A chacun son ressenti.

Si l'histoire est au présent, elle renvoie à un passé vécu par chacun des personnages, presque tous des quadragénaires qui ont eu leur part de revers – il suffit de penser à Gabi, mère un peu malgré elle, revenue des trucs de l'amour, à laquelle l'auteur donne généreusement la parole en un chapitre des plus amers et désenchantés. Mais le passé, c'est aussi l'enfance, cette enfance qui crée entre une poignée d'humains les liens qui vont les attacher jusqu'au bout, si loin qu'ils aillent, quelles que soient leurs trajectoires.

Seul Fred a fait des études, ce qui l'éloigne de Delémont et des préoccupations des autres; ceux-ci ont fait leur chemin, rompant sans se perdre de vue. Eloigné de la ville de son enfance, il va bien avec Alice, infirmière belge noiraude pourtant bien plus jeune que lui: tous deux ne sont pas tout à fait chez à Delémont, même si leur cœur y a sa place. Céderont-ils ou pas aux sentiments? L'écrivain entretient habilement le suspense, en adoptant le point de vue de Fred, le seul personnage à parler à la première personne dans ce roman.

"Oxalate" est un roman doux-amer, trouvant ses racines dans le Jura des luttes d'indépendance, porté par un style soigné qui goûte les jeux discrets de sonorité et les traits d'esprit. Cela commence par le titre, qui renvoie à un jeu de mots: l'oxalate, c'est le sel d'oseille, celui qu'on met dans la soupe... ou pas. Cette soupe, cette oseille après lesquelles court Lorenzo, qui rêve d'Amérique ou de liberté à sa manière. Une liberté que seule la mort lui accordera peut-être enfin.

René-Marc Jolidon, Oxalate, Montreux, Romann, 2019.



Le site des éditions Romann.


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